Le gardien des clefs du Saint-Sépulcre, issu d’une grande famille arabe musulmane, est accusé d’avoir vendu sa maison de la vieille ville de Jérusalem à des juifs israéliens. Dans la bataille immobilière qui fait rage dans la ville trois fois sainte, il n’est pire trahison pour un Palestinien que de vendre à « l’ennemi ».
Face à la porte d’entrée du tombeau du Christ, Adeeb Joudeh sirote son café du bout des lèvres. Le temps est pluvieux et sa mine morose. « Quand j’ai reçu le coup de téléphone, mon cœur n’a fait qu’un bond », se souvient-il. La nouvelle lui vient de ses anciens voisins: des juifs israéliens ont emménagé dans la maison familiale.Impossible, jure-t-il. Il assure avoir vendu la propriété en 2016 à un homme d’affaires palestinien, pas à « l’ennemi ». La nouvelle fait le tour de Jérusalem en moins de temps qu’il ne faut pour crier « déshonneur ».
La vente de maison palestinienne à des Israéliens est un tabou absolu. D’autant qu’il ne s’agit pas ici de n’importe quel bien, mais de la demeure des Joudeh, gardiens des clefs du Saint-Sépulcre de père en fils depuis le temps des croisades. « Nous sommes des Palestiniens qui vivons sous occupation israélienne. Vendre ma maison à des Juifs, ce serait préjudiciable non seulement pour ma famille mais aussi pour l’ensemble des Palestiniens. Jamais », assure Adeeb Joudeh, qui a une réputation à défendre. « Je n’ai rien fait de mal, les gens doivent me croire! »
Faute morale
À Jérusalem, le marché de l’immobilier est un champ de bataille et les titres de propriété une arme de choix. C’est que chaque vente de biens de Palestiniens en dehors de la communauté émiette un peu plus leur présence dans la capitale fantasmée et rapproche Israël de l’indivision de la ville dite éternelle. « Étant donné les pressions que subit Jérusalem-Est – en termes, notamment, de démolitions et d’absence de permis de construire – le maintien des propriétés est considéré comme un devoir sacré, sur le plan politique et aussi religieux. Se soustraire à ce devoir ne relève pas uniquement du tabou. C’est considéré comme une faute morale irréparable », analyse une source diplomatique en poste dans la ville sainte. « Car du côté palestinien, on a bien conscience que si l’on cède la propriété à des Israéliens, tout retour en arrière est impossible. »
Des offres tous les jours
La question de la vente de propriétés a toujours fait partie intégrante du conflit, bien avant la fondation de l’État d’Israël. En septembre 1932, le journal palestinien Al Jami’ah Al Arabiyyah exhortait qu’il ne fait « aucun doute que la question de la vente de terres représente l’un des plus grands dangers qui menacent l’avenir du pays », ne manquant pas de critiquer sévèrement les courtiers « éblouis par l’or sioniste ». Des décennies plus tard, et malgré les risques, des biens continuent de passer d’un camp à l’autre.
« On reçoit des offres (de Palestiniens) tous les deux jours, parfois jusqu’à 3 ou 4 par jour« , affirme Arieh King, directeur du Israel Land Fund, une organisation visant à établir des implantations juives en territoire occupé via le rachat de terrains. Il confie parfois utiliser des intermédiaires arabes pour faciliter la vente et brouiller les pistes. « Généralement, nous payons au prix du marché, parfois 10 ou 15% de plus. Quand on parle d’une propriété qui vaut plusieurs millions de dollars, 10% de plus font la différence. » Les yeux rivés sur son portable, Arieh King vérifie les dernières propositions de vente qu’il a reçues par e-mail ou sur Facebook. Il esquisse un sourire: « Ce n’est qu’une question d’argent. »