Pourquoi fallait-il intervenir dans l’affaire du cours sur la Nakba? Jacques Ehrenfreund, professeur de judaïsme à l’Université de Lausanne, livre son point de vue.
Jamais un séminaire n’avait fait autant de vagues. Le module de formation sur la Nakba prévu à la Haute École pédagogique (HEP) en octobre, puis repoussé en 2019 suite à l’intervention de Cesla Amarelle, a suscité une polémique. La conseillère d’État a jugé le panel des intervenants trop déséquilibré, sur un sujet sensible (ndlr: «Nakba», «catastrophe» en arabe, fait référence à l’exode des Palestiniens en 1948). Jacques Ehrenfreund, professeur de judaïsme à l’Université de Lausanne, est de ceux qui ont alerté la ministre. Cette démarche lui a valu des critiques et des attaques personnelles. Il revient sur les motifs de son intervention.
Quel problème posait selon vous la formation proposée par la HEP?
Cette formation porte sur la naissance du problème des réfugiés palestiniens hors de tout contexte, semblant considérer qu’Israël en porte seul la responsabilité. Il est nécessaire de rappeler que le partage de la Palestine en deux États, l’un à majorité juive et l’autre à majorité arabe, a été voté par l’ONU le 29 novembre 1947. Cette décision a été acceptée par les Juifs et refusée par le monde arabe, qui a immédiatement déclaré la guerre au jeune État d’Israël. Les responsabilités dans la naissance du problème des réfugiés palestiniens sont donc complexes et à tout le moins partagées. Il est indispensable également de considérer les raisons qui rendaient impérieuse la création de l’État d’Israël. Cet État réalisait l’aspiration ancienne du peuple juif à recouvrer la souveraineté. En 1948, un tiers de la population d’Israël est constitué par des survivants de l’extermination qui vient de s’achever en Europe.
Ne pensez-vous pas que les institutions académiques ont droit à l’autonomie de leurs contenus?
Oui, le principe de liberté académique est fondamental. Mais cette liberté a comme corollaire la neutralité politique, cela pour éviter qu’une salle de cours ne devienne une arène militante. Ce qui me pose problème dans la formation proposée par la HEP, c’est son déséquilibre profond. Seules des voix très critiques d’Israël sont invitées. La moindre des choses pour éviter le caractère partisan serait qu’une pluralité de positions puisse s’exprimer.
La HEP a invité deux historiens israéliens. N’est-ce pas veiller à la neutralité?
Les deux intervenants israéliens invités sont connus pour la radicalité de leurs positions politiques. Shlomo Sand par ailleurs n’est pas un spécialiste de la naissance du conflit israélo-arabe. Il s’est fait connaître par un livre très polémique, contesté par la plupart des historiens du judaïsme, dans lequel il affirme que le peuple juif n’est qu’une invention du XIXe siècle, laissant entendre que l’État d’Israël est illégitime. Cette théorie fumeuse a trouvé un grand écho parmi les pourfendeurs d’Israël et des Juifs. Un article récent paru dans le quotidien «Haaretz» signale que Shlomo Sand parvient à faire l’unanimité des antisémites du KKK au Hezbollah libanais. Une institution éducative devrait mesurer la responsabilité qu’elle prend en invitant un tel personnage. Je ne plaide pas pour la censure de Shlomo Sand, mais pour que, face à lui, d’autres voix puissent se faire entendre. Rappelons que la formation ne s’adresse pas à des spécialistes, mais à des enseignants du secondaire, qui auront ensuite la tâche de présenter ce qu’ils y auront appris à nos enfants.
L’antisionisme, est-ce de l’antisémitisme?
On peut dire que dans trois cas il existe une continuité entre antisionisme et antisémitisme. Le premier consiste à dénier à Israël le droit d’exister. Le deuxième consiste à attribuer à Israël la responsabilité de tous les maux du Proche-Orient, voire du monde. Cette accusation reprend la vieille thématique qui rendait les Juifs responsables de tous les malheurs. Le troisième consiste à établir une équivalence entre la Nakba et la Shoah. En faisant cela, on participe d’une relativisation de l’extermination des Juifs d’Europe, qui n’est jamais très éloignée du négationnisme.
Quelles sont d’après vous les conséquences d’une critique déséquilibrée d’Israël?
On assiste depuis une quinzaine d’années en Europe à un retour spectaculaire de l’antisémitisme. Cela a été documenté dans un numéro récent de l’émission «Temps présent» sur la RTS. Cette haine est redevenue meurtrière, rappelons les assassinats de l’école juive de Toulouse, du Musée juif de Bruxelles, de l’Hyper Cacher et même de deux dames âgées dans leurs appartements parisiens. La criminalisation d’Israël tient une part non négligeable dans la libération de la parole antisémite qui a précédé ces passages à l’acte. Il ne s’agit pas bien sûr de contester le droit à la critique de la politique d’Israël, mais de rappeler que les excès de cette critique servent souvent de paravent à la haine des Juifs.