Cyril Aouizerate, le gîte et le coût vert

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A la fois entrepreneur, urbaniste et philosophe, le Toulousain, Cyril Aouizerate, d’origine défend un concept hôtelier truffé de critères écolos et sociaux.

Moins familier qu’un césar ou un molière, le B Corp est un «trophée» qui mérite un minimum de pédagogie : imaginée par une ONG américaine, il s’agit d’une certification internationale répondant à des critères rigoureux, octroyée à des sociétés commerciales dont on considère que, d’un point de vue environnemental et sociétal, elles ont un effet bénéfique sur le monde. Ainsi, à l’échelle d’une planète clairement pas au mieux de sa forme, dénombre-t-on à ce jour plus de 3 000 boîtes dignes de défendre le cachet apotropaïque du label, parmi lesquelles environ 400 sur le territoire français. Dont le groupe hôtelier Mob, pensé par Cyril Aouizerate.

Un entreprenant entrepreneur, autant qu’urbaniste urbain, qui porte le chapeau (à bord plat) et, tant qu’à faire, coiffe également la casquette de philosophe – deux essais faisant foi, chez ce grand amateur de rugby. De là à flairer l’oxymore… Que ne renie pas le barbu à lunettes, quinquagénaire d’une élégance sobrement étudiée, en sandales en cuir, pantalon large et veste noirs sur une chemise blanche boutonnée jusqu’au cou : «Je m’accorde plus de crédit à assumer l’apparente contradiction de certains termes me définissant, qu’à me draper dans la seule fonction d’intellectuel dont la pensée resterait sans traduction concrète. Heidegger, Derrida, Levinas, on en a un peu soupé, non ? Du moins, en étant honnête et humble, faut-il admettre qu’on a sans doute atteint les limites de la philosophie, confrontée à une époque marquée par des changements de paradigmes incessants.»

De là à «préférer aux dogmes, une analyse simple où prévaudrait un bon sens aspirant à tendre à la bonté, tout en se méfiant de ses propres impulsions, y compris narcissiques», le pas semble franchi par l’homme qui, jeune adulte, fréquenta l’Université hébraïque de Jérusalem, «afin d’approcher l’historien et penseur israélien, Yeshayahou Leibowitz», (1903-1994). Puis baptisa «Spinoza» le groupe de réflexion qu’il animait.

Passé par Altarea (ex-Altarea Cogedim), poids lourd de l’immobilier, Cyril Aouizerate s’est fait un nom à Paris, en participant à la métamorphose du quartier Bercy Village ; en (r)animant la Cité de la mode et du design sur les berges de la Seine ; et surtout, en figurant en 2008 sur le faire-part de naissance (avec la famille Trigano et le designer star, Philippe Starck) des hôtels à la fois abordables et très tendance, Mama Shelter. Un filon qu’il a abandonné en revendant ses parts quelques années plus tard.

Dernier étage en date de la fusée – encore qu’il assure travailler lentement –, le concept Mob a éclos en 2009. D’abord sous la forme d’un restaurant végan à New York, ensuite développé dans l’air du temps vertueux. A l’image du modèle de Saint-Ouen, à cinq minutes en bus (pas envie de faire le mariole avec l’empreinte carbone, hein !) du nord de Paris. Une vaste bâtisse jadis composée de bureaux, où derrière l’imposante façade de briques rouges, il sera question bien sûr de dormir, dans un cadre sobre et cosy (à des tarifs objectivement raisonnables). Mais aussi de manger bio, de nager, d’ouvrir des espaces aux jeunes de banlieue ayant plus d’idées que de budget, de s’initier à la broderie, de prendre des cours de yoga. Voire, dans un autre Mob voisin, d’élever des poules, ou de s’étourdir dans la lecture (6 000 poches à disposition). Bref, à la fois de cajoler et de frictionner nos vies citadines de guingois.

Au risque de tendre le bâton aux persifleurs, qui ne manqueront pas d’y voir un phalanstère bobo, fanal de la gentrification, dans les coins de moins en moins prolos investis, à Saint-Ouen, donc, mais aussi en bordure de Cannes, ou à Lyon (Confluence), avant Bordeaux et les Etats-Unis (Washington, Los Angeles et New York). «Le grief ne me gêne pas, je le revendique même. Car sans cautionner les hausses de loyer, qui ne sont pas de mon ressort, ceux qui dénigrent ce type de mutation s’expriment au nom des habitants de quartiers dans lesquels eux-mêmes n’ont jamais vécu. Je pourrais même aller jusqu’à y voir un mépris de classe chez ceux qui suggèrent que les secteurs massivement constitués de logements sociaux ne devraient pas voir la couleur d’un coffee shop. Or, croyez-moi, j’aurais adoré avoir un Mob à côté d’où j’ai grandi.»

Ce qui, du bureau spartiate logé dans une arrière-cour du Marais, où il développe sa pensée, téléporte le père rigoureux de quatre enfants – «On me dit austère avec eux, et j’admets ne sans doute pas être très agréable à vivre» –, dans la périphérie toulousaine des années 1970-1980. Là où grandit Cyril Aouizerate, avec un frère et une sœur aînés, dans les quartiers d’Ancely, puis du Mirail. Un «fruit de l’amour» qui, des décennies plus tard, peine à masquer son émotion en évoquant un schéma parental basé sur la relation «tendre et exempte de vulgarité d’un couple fusionnel, à l’ancienne», où perdurent l’image matinale des fleurs offertes et l’odeur du café au lait.

Une enfance que l’ami des chiens («ne sont-ils pas les derniers humanistes ?»), qui vit aujourd’hui en famille, avec sa deuxième femme, dans l’opulente vallée de Chevreuse, n’échangerait «pour rien au monde». Car c’est là qu’en définitive tant de choses se joueront prématurément. Comme cette amitié écolière avec des fils d’agriculteurs, ou les heures passées chez ce voisin de palier, lui-même ex-paysan «à l’accent rocailleux, plein d’humanité déboussolée», qui lui inoculent un attachement imprescriptible pour le monde rural. Ou les valeurs d’un père typographe, à la Dépêche du Midi, puis en entreprise, qu’il voit «se faire humilier par un petit patron», mais qui, coco encarté CGT du livre, mène des «combats pragmatiques», guidés par un désir de justice. Et entraîne même un jour de 1988 son ado, qui flirtera avec la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) à un meeting de François Mitterrand. «Je le revois dans son pardessus croisé, couleur camel, fendant la foule des militants, seul dans l’allée principale. Puis sur l’estrade : deux heures de discours sans la moindre note, entrecoupé de silences soupesés, avec des attaques ciblées, des citations de Ronsard, de Baudelaire, de Gary… Tant qu’à être trahi, autant que ce soit avec panache», ironise celui qui, une quarantaine d’années plus tard, conchie ces Verts «qui ne parlent plus d’écologie» et s’en tient à un vote blanc. Ou d’opposition, quand la menace se fait sentir.

«Mais, ajoute l’homme épris de littérature yiddish et de longues marches dans la forêt, par ailleurs auteur d’une courte biographie de l’ex-collabo, René Bousquet, je n’ai jamais été dans la revanche sociale, ni n’ai eu de comptes à régler.» Ce qu’il traduit aussi d’un mot hébreu : «tsimtsoum». A interpréter comme un éloge de «la puissance dans le retrait».

1969 Naissance à Toulouse.
2008 Ouverture à Paris du premier hôtel Mama Shelter.
2011 Création du concept Mob à Brooklyn.
2017 Ouverture des premiers Mob Hôtel, à Saint-Ouen et à Lyon.
2025 Certification B Corp.

par Gilles Renault