Déportée en 1944, Denise Holstein, 97 ans, s’est éteinte ce 16 novembre 2024 à Antibes, entourée des siens. Il y a quatre ans, elle nous avait accordé un long entretien.
» Qui peut raconter ce qu’on a vécu ? Il en restera quelque chose. Mais si peu… » Quel étrange objet que la mémoire ! Denise Holstein, rescapée d’Auschwitz, était taraudée par une crainte : que la sienne disparaisse. Que la fureur et la rapidité du monde précipitent ce qu’elle avait vécu dans l’oubli. Elle savait la douleur du souvenir : à son retour de l’enfer des camps, pendant quarante-cinq ans, elle s’est tue, incapable de parler. Seule survivante des enfants juifs des centres de l’Ugif (Union générale des israélites de France) déportés avec elle à Auschwitz le 31 juillet 1944, elle s’était, à son retour, enfermée dans le silence.
Le temps de recoller les brisures, et d’essayer de vivre, comme elle pouvait. Jusqu’à ce qu’une amie, professeure d’histoire, la convainque de rencontrer les enfants d’une classe de troisième. « Soudain, tout est sorti. C’était comme si j’avais fait cela toute ma vie. » D’un carton jamais égaré, elle exhume alors une poignée de feuillets – trente pages dactylographiées qu’un ami de la famille, l’accueillant au bord de la mer à son retour des camps, l’avait poussée à écrire. « Tu dois le faire, Denise, pour te souvenir des lieux, des noms, des dates… Tu verras qu’un jour tu me remercieras. »
En 2020, nous l’avions longuement rencontrée, à Antibes. En sa mémoire, nous republions cet entretien.
Le Point : Dans quelques jours, le 6 février, vous allez fêter vos 93 ans. Est-ce encore une date douloureuse ?
Denise Holstein : Oui et non. Le dernier 6 février que j’ai passé avec mes parents, c’était à Drancy. Nous avions été pris dans la rafle des Juifs de Rouen, en janvier 1943. Mon père m’a dit : je te promets que pour tes 18 ans, on te fera une belle fête. Puis je suis tombée malade et on m’a sortie de Drancy jusqu’à l’hôpital, d’où j’ai rejoint un foyer de l’Union générale des israélites de France, à Louveciennes. On m’a nommée monitrice de neuf jeunes enfants… Mes parents sont partis en novembre 1943. Pendant des mois, je me suis occupée de ces enfants qui avaient perdu leurs parents, qui m’appelaient leur « petite maman ». C’était dur évidemment, mais nous n’étions pas malheureux. Puis en juillet 1944, alors que les Alliés avaient déjà débarqué, l’officier SS Alois Brunner a décidé de ramasser tous les enfants, et je suis partie, avec eux, dans le dernier convoi pour Auschwitz.
Aviez-vous conscience d’arriver en enfer ?
Non. Nous pensions que nous partions travailler en Allemagne. J’avais vu un film publicitaire des nazis montrant un camp de concentration où des femmes tricotaient pendant que les hommes jouaient au football. Le voyage a duré trois jours, puis nous sommes arrivés au milieu de la nuit. Le train s’est arrêté dans des hurlements : « Raus… Schnell ! » (Dehors… Vite !) On nous a fait sortir des wagons. J’ai vu le ciel rouge, les flammes… Quelqu’un m’a dit : Tu vois, c’est là que tes parents sont passés. Je pense que les anciens étaient jaloux, parce que nous, qui arrivions seulement et souffririons moins longtemps qu’eux. Et c’est là que j’ai vu un petit bout de chou. Une fillette que je ne connaissais pas. Elle était terrifiée, pieds nus, elle pleurait. Je l’ai prise par la main, mais l’un des déportés qui vidaient les wagons m’a dit : « Lâche-la, va de l’autre côté. » Il m’a sauvé la vie…
Dans votre livre paru en 1995, Je ne vous oublierai jamais, mes enfants d’Auschwitz, vous décrivez le processus de déshumanisation puis ce sentiment de rébellion qui a surgi. Vous a-t-il sauvée ?
Je le pense. « Ils ne m’auront pas », c’est devenu ma devise. « Ils ne m’auront pas. » Ces mots se sont imposés, ce n’était pas de la colère mais de la résistance, physique et morale. Après la sélection, après la tonte, le tatouage, on a marché dans le camp et j’ai vu les fours crématoires. Les filles qui étaient là depuis longtemps prenaient un malin plaisir à nous sortir toutes les horreurs. C’était tellement énorme que je n’arrivais pas à y croire. Nous sommes arrivés dans le bloc des Tziganes (tous avaient été exterminés la veille), j’ai vu les lits à étages. On était cinq sur les paillasses, avec une seule couverture. On a dû dormir trois heures, puis il y a eu l’appel. Une torture, l’appel. C’était matin et soir, on se rangeait devant la baraque, et les « stubowas » nous comptaient, puis la « blokowa », la cheffe de bloc, arrivait. Cette fin 1944, il n’y avait plus assez de travail à Auschwitz. Mais on faisait quand même faire des corvées pour nous user. On portait des briques d’un bout à l’autre du camp, et puis l’après-midi, ou le lendemain, on les ramenait au même endroit. Le pire, ça a été les rouleaux de tapis plein d’eau. C’est affreusement lourd, un tapis mouillé. On portait ça à deux, quand l’une tombait l’autre tombait avec. Et il y avait les kapos qui nous tapaient dessus quand ça n’allait pas assez vite. Des machines à coudre… Qu’est-ce qu’on a trimballé encore ? C’était pour nous briser, moralement et physiquement. À midi ou une heure, des tonneaux de soupe arrivaient. Les premiers temps, il n’y avait qu’une vieille casserole pour cinq ou six personnes. Sans cuillère, il fallait manger directement dans le pot, certaines ont refusé… J’ai pensé : « Si je ne mange pas, je vais crever. »
Et puis il a fallu subir le froid. Les températures sont tombées jusqu’à – 40 °C. J’avais juste une petite robe sur le dos et des socques en bois. J’avais les jambes gelées jusqu’au-dessus du genou. Dans la journée, j’avais comme deux jambes de bois, je ne les sentais pas. Mais la nuit, quand mon corps commençait à se réchauffer, je souffrais le martyre…
J’ai aussi fabriqué des fouets. L’avantage c’est qu’on travaillait à l’intérieur. Nous devions faire des lanières de cuir, avec des ciseaux qui ne coupaient pas, puis des tresses. Il fallait réussir un fouet entier dans la semaine. Sinon un « boche » prenait la cravache et envoyait les filles à la gymnastique. On les faisait courir dans la neige, elles devaient se coucher par terre, se relever… jusqu’à ce qu’elles meurent.
Vous avez mesuré l’étendue de la cruauté humaine.
Ils avaient beaucoup d’imagination. J’étais une enfant gâtée, j’avais connu une enfance normale dans un milieu aisé… Et je me suis aperçue que, bien souvent, les filles dans mon genre, choyées, réagissaient mieux que les autres. Peut-être que l’amour et l’éducation que j’avais reçus m’avaient structurée. Je n’étais pas sûre de moi, mais j’étais volontaire, et en bonne santé. Il n’empêche… J’ai fini par tomber malade, et on m’a envoyée au Revier, l’infirmerie du camp. Pendant ce temps, toutes mes camarades du convoi ont été envoyées en Autriche pour travailler dans une usine, et je me suis retrouvée seule, avec des étrangères. Je ne parlais pas yiddish (ma famille n’était pas pratiquante), ni allemand… c’était difficile. Puis les Russes sont arrivés. On pensait que le camp allait être libéré, mais ils ont laissé les malades et nous sommes partis à Bergen-Belsen. J’ai passé la nuit de Noël 1944 dans un wagon à bestiaux. C’était un camp beaucoup moins dur qu’Auschwitz, il n’y avait pas d’extermination systématique. C’était « magnifique », au début…
Vous y avez « fêté » vos 18 ans…
Le 6 février 1945. Je n’ai pas mangé de pain pendant huit jours pour m’« acheter » des bottes, parce que j’avais les jambes gelées. Ma camarade de lit avait organisé l’affaire, en volant une paire dans une autre baraque, et m’a demandé en échange une semaine de pain. Puis le directeur de Birkenau nous a rejoints à Bergen-Belsen, et il a réinstauré les appels matin et soir. Le plus dur, c’était cette terreur, effroyable, qui ne nous quittait jamais. Chaque geste était pensé pour nous avilir…
Peu à peu, la nourriture s’est mise à manquer. Nous n’avions plus rien à manger, et, à la fin, il n’y avait même plus d’eau. Pas de soupe, rien… La soif est bien pire que la faim. Ça a été l’hécatombe, il n’y avait plus besoin de chambre à gaz. J’ai vraiment cru, alors, que c’était terminé.
J’étais couchée à terre. Le matin, ils venaient ramasser les morts dans l’allée. Cela a duré trois ou quatre jours, puis on a entendu des bruits de bombardement. Quand les Anglais sont entrés dans le camp, j’étais inerte, couverte de poux et d’excréments parce que je n’avais plus la force de me lever. Mais j’ai réussi à aller à leur rencontre…
Comment réapprend-on à vivre ?
J’étais un peu détraquée, je crois. Dans le camion qui me ramenait en France, j’ai rencontré un officier de Rouen. Il m’a dit qu’un Holstein était rentré. Pendant quatre jours, j’ai été folle de joie, je pensais retrouver mon père. Mais quand je suis arrivée chez ma grand-mère, à Rouen, j’ai compris qu’il parlait de mon frère : mes parents l’avaient envoyé en zone libre pour échapper au travail obligatoire. Je ne leur ai rien raconté… Je ne pouvais pas. Et la vie était difficile. On ne trouvait rien à manger à l’époque, je pesais 35 kilos, j’avais besoin de me retaper. Des amis de mes parents m’ont accueillie deux mois dans leur ferme de Cayeux-sur-Mer. Je me suis baignée, j’ai mangé. Et j’ai écrit mon histoire sur la machine à écrire que ce monsieur m’avait prêtée.
Les parents de votre père avaient quitté la Lituanie à cause des pogroms. Lui-même avait été arrêté une première fois et conduit à Drancy avant d’être déporté. Pourtant, il n’a jamais voulu quitter la France ?
Mon père était un optimiste. Il était convaincu qu’il ne nous arriverait rien. Des officiers allemands, pourtant, se faisaient soigner dans son cabinet dentaire – il n’avait pas le droit de le refuser. Et ils l’avaient prévenu : « Allez-vous-en, un jour vous serez arrêté »… Mais mon père ne les croyait pas. Il était d’une famille très pauvre, immigrée. Mais il avait réussi à faire des études de dentiste, comme son frère, ses deux sœurs étaient devenues institutrices… C’était un homme heureux, convaincu d’être protégé par une bonne étoile. Je n’ai pas son optimisme…
Que sont devenus les enfants dont vous vous occupiez ?
Parmi les neuf petits qui étaient avec moi, deux ont survécu. L’une avait la rougeole, et on l’a envoyée à l’hôpital avant qu’on quitte Paris. La ville a été libérée juste après. Et puis un petit garçon, dont le père était prisonnier de guerre, a été envoyé à Bergen-Belsen, où il n’y avait pas d’extermination. Les autres sont morts à Auschwitz. Comme les trois cents enfants de ce dernier convoi. Un jour, la petite fille est venue me voir, avec son mari… Une tante l’avait retrouvée et emmenée en Angleterre. Elle a écrit un livre. Elle n’avait que six ans à l’époque, mais elle se souvenait de moi… J’ai pleuré quand j’ai lu ça…
Êtes-vous retournée à Auschwitz ?
J’y suis retournée six fois, avec des élèves. Mais les baraques s’écroulent maintenant, et ils ne font rien… Quand elles auront disparu, j’ai peur que les visiteurs ne comprennent plus ce que nous avons vécu. Je m’y suis recueillie. Il y a une mare, là-bas, savez-vous ? Les nazis avaient un problème avec les cendres dont ils ne savaient plus quoi faire, ils en ont jeté dans la mare. Je me suis imaginé que mes parents étaient peut-être là…
Pour toute la cruauté à laquelle ils vont ont soumise, en voulez-vous aux Allemands ?
J’en veux aux nazis, pas aux Allemands, j’ai toujours su faire la différence. Je n’ai jamais voulu nourrir de rancœur. Je n’ai pas rejoint les cercles d’anciens déportés, je refusais de parler de cela. Après la guerre, j’ai vécu un an chez ma grand-mère, et je me suis mariée très vite, pleine d’illusions, pour prendre ma liberté, avec un monsieur beaucoup plus âgé, qui avait été prisonnier de guerre… Ça s’est mal passé. J’avais peur de ne pas pouvoir enfanter. Cela reste un mystère, d’ailleurs : je n’ai jamais compris pourquoi, à la minute où elles arrivaient à Birkenau, les filles en bonne santé cessaient d’avoir leurs règles. Dès le premier jour ! Ce ne pouvait pas être le choc… J’ai demandé à Serge Klarsfeld, il ne sait pas. Avec quoi ont-ils coupé nos règles ? Je suppose qu’ils nous ont donné quelque chose. Mais je n’ai jamais su, je n’ai jamais pu le savoir. J’ai vu des médecins des hôpitaux, personne n’a pu me le dire. Je vais me renseigner encore… Ça ne m’a pas empêché d’avoir trois enfants.
Auxquels vous n’avez jamais pu parler…
Je ne pouvais pas. Ils étaient trop jeunes d’abord, ensuite je n’avais pas le temps. Il fallait que je travaille. Et puis… Parler, pourquoi ? Avec mes enfants, mes petits-enfants, on n’en parle pas. Ils ont lu les livres, mais ce n’est pas possible de parler de ça… D’abord, ils ne veulent pas me faire de peine. Vous, vous ne me faites pas de mal, parce que je sais que c’est pour transmettre. Mais vis-à-vis de sa famille, c’est différent… Comment exposer sa souffrance ? Mon mari était représentant en province, et je l’accompagnais. Un soir, nous sommes arrivés à Longwy. Quand je suis descendue du train, j’ai vu les flammes sortant des hauts fourneaux, je me suis mise à trembler de la tête aux pieds, et j’ai manqué m’évanouir. J’ai eu l’impression d’arriver au camp. C’est la seule fois où j’ai vécu une telle crise, mais cela m’est resté. Le simple mot de Longwy provoque toujours un malaise.
Un sondage a révélé qu’un Français sur six n’a jamais entendu parler de l’Holocauste, et que 69 % des moins de 38 ans ignorent le nombre de Juifs – 6 millions – tués durant la Shoah. Cela vous blesse-t-il ?
Évidemment, mais cela ne me surprend pas. Pendant des années, on n’en a pas parlé, et peu de gens, finalement, ont pris la parole pour témoigner. L’Éducation nationale n’a pas fait son travail. Les professeurs qui m’entendaient dans les classes que j’ai visitées, à partir du début des années 1990, étaient suffoqués par ce que je racontais. C’est bien qu’on ne le leur avait pas appris ! Vous savez, c’est différent de voir quelqu’un qui en revient et qui vous raconte, plutôt que de le lire un livre. Mais dans les classes, je n’ai jamais eu un chahut, pas le moindre problème. Un petit Arabe, adorable, m’a demandé une fois : « Madame, vous pensez que cela pourrait nous arriver un jour ? »
Que lui avez-vous répondu ?
J’ai répondu que non. Leur situation n’a rien à voir : beaucoup d’immigrés sont arrivés et ont été mal accueillis, mal appréciés, c’est sûr. Mais on ne les a pas mis dans des camps de concentration ! Ceux qui travaillent et s’assimilent, ça va. S’assimiler, c’est très important. Et cela vaut pour toutes les confessions. Moi je suis française, je ne montre pas que je suis juive. Je me suis toujours comportée comme tous les Français. Les gosses qui se baladent avec des kippas sur la tête, ou qui se tiennent mal dans les rues… Ce n’est pas bon.
Le nazisme est fini. Mais l’antisémitisme est une maladie, et elle est toujours là. J’ai peur qu’on oublie les atrocités qu’il peut engendrer. À chaque anniversaire de la libération d’un camp, ou d’un autre, on en parle pendant deux jours, et après on oublie. On pense à autre chose. Ceux qui n’ont pas été directement touchés ont bien d’autres soucis : les grèves, etc. Le moment présent les intéresse, pas le passé. Mais il faut que les gens sachent. Ils sont trop nombreux, encore, à ignorer tout, voire à nier que ce soit arrivé. Je n’ai plus tellement de temps à vivre, alors je suis inquiète. J’ai eu peur lorsque Marine Le Pen est arrivée au second tour de la dernière présidentielle, et je pense que la prochaine fois, elle peut passer. Cela me terrifie… Mais ce qui m’effraie encore plus, c’est que les gens s’en FICHENT. Pour une grande partie de la population, l’Holocauste, c’est la guerre de Cent Ans ! Ils ne veulent même pas savoir. Le plus grand danger qui nous guette, c’est que nous oubliions de quelles atrocités la nature humaine est capable.
Propos recueillis par Géraldine Woessner