Dans un essai plein de verve, le romancier algérien, menacé par les islamistes, lance un cri d’alerte pour la survie de la langue française.
Son dernier roman, Vivre (Gallimard), paru en janvier, était une dystopie mêlant exploration spatiale, pandémie, islamisme et Troisième Guerre mondiale. Cette fois, Boualem Sansal n’a pas besoin de recourir à la fiction pour nous alerter sur un désastre en cours : l’affaissement de la langue française, sous les coups de boutoir du « globish de quincaillier », du « wesh-wesh des quartiers », du « langage binaire de l’informatique » ou encore de la « langue inclusive qui exclut tout ». Dans un libelle empreint d’un humour grinçant, à la verve parfois hilarante, l’écrivain algérien nous exhorte à chérir ce trésor en péril. Entretien.
Le Point : La langue française, à vous lire, se porte mal. En quoi est-ce si grave ?
Boualem Sansal : La langue est à l’esprit ce que le sang est au corps biologique, elle le nourrit intellectuellement, spirituellement, émotionnellement. Je prends le mot langue au sens le plus large, incluant jusqu’au langage des réseaux sociaux. Oui, je crois que la langue française se porte mal et que c’est grave. Serais-je le seul à le penser ? Un peuple qui perd sa langue perd son identité et beaucoup de son âme. Il devient étranger à lui-même et déteste forcément son voisin. C’est une vraie souffrance. Nous, Algériens, l’avons douloureusement vécue.
À l’indépendance, l’Algérie parlait trois langues, le français, la darija (un patois tiré du brassage séculaire de diverses langues, le berbère, l’hébreu, l’arabe, le turc, le français…) et le berbère, qui est la langue ancestrale des Algériens. Et, tout à coup, alors que la guerre se terminait à peine, le pouvoir s’est lancé dans une révolution culturelle à la Mao, d’une bêtise et d’une violence inouïes : chasser le français ; marginaliser et punir les francophones, perçus comme une cinquième colonne au service de l’ex-puissance coloniale ; éradiquer le berbère – ou le confiner dans une seule région du pays, la Kabylie, traditionnellement rebelle au pouvoir et regardée à dessein comme profrançaise – et la darija, considérée comme vulgaire ; et imposer l’arabe importé clés en main du Moyen-Orient – c’est-à-dire avec ses programmes, ses méthodes et ses enseignants –, qui comprend deux composantes : un arabe dit officiel servant de langue de gouvernement et un arabe coranique hyperprotégé, réservé à la mosquée. Tout cela a été fait au pas de course, entendez manu militari. Or, nous, Algériens, sommes des Berbères, des Africains, des Méditerranéens qui avons assimilé mille influences. Depuis, la guerre linguistique et identitaire fait rage. Et, pour tout arranger, le président Tebboune, qui aime voir loin, promet d’angliciser le pays… Bonjour les dégâts.
L’inventivité des textes d’Aya Nakamura ou des rappeurs n’est-elle donc pas un signe de vitalité du français ?
Aya Nakamura, ce sont des étincelles, c’est joli, ça distrait mais ça n’imprime pas, ça n’a pas de racines, ça peut faire une saison ou deux, puis la machine à remballer se mettra en marche et ne gardera que ce qui arrive à s’accrocher fermement à la culture et la langue ancestrales du pays. Le reste, c’est du tourisme, des modes, ça vient, ça distrait et ça passe. Le globish, lui, est un viol accepté, il est un vecteur de la globalisation forcée du monde. Avec les Brics et l’articulation du Sud global à ce système, nous aurons bientôt le « chinoish », qui a déjà fait son nid en Afrique et ailleurs. Le « wesh-wesh » des banlieues est appelé à durer, mais lui ne cherche pas à s’accrocher à la langue nationale, à se couler dans le jus français, il veut tout balayer et remplacer. Là, la machine à remballer fonctionne à plein, le wesh-wesh avance et le français recule.
Comment expliquez-vous cet affaissement de la langue ?
À la base, ce sont des causes politiques et économiques qui ont amorcé le déclin général du pays, accéléré par la mondialisation, qui n’obéit pas à des impératifs culturels. Au contraire, elle les refuse, ce sont des particularismes dépassés, des freins, des obstacles non tarifaires, comme disent les douaniers ; elle n’obéit qu’à la logique du business économique et politique. C’est mécanique. La globalisation avait besoin d’une langue pour animer ses marchés, elle a pris l’anglais, qui dominait Wall Street, la City et le Stock Exchange de Hongkong. À cela s’ajoute une déstructuration culturelle et symbolique due à de multiples facteurs. Le fait est que la culture n’a plus le pouvoir de prescription qui était le sien au temps des Lumières et de leur rayonnement dans le monde jusqu’aux Trente Glorieuses.
Aujourd’hui, c’est le marché global qui dit ce qu’il faut acheter et consommer. L’immigration de plus en plus massive introduit des biais lourds dont on ne mesure pas encore les conséquences sur les structures profondes du pays, dont l’école, la municipalité, le système de représentation. À un moment, nous avons peut-être aussi pensé que l’État-nation était caduc, qu’il fallait y renoncer au profit d’autres instances.
À ce propos, je suis étonné que la France ne fasse rien pour que le français devienne la langue officielle de l’Union européenne. Elle est pourtant en bonne position, elle obtiendrait probablement le soutien de la plupart des Européens, qui ont tous, à un moment ou à un autre de leur histoire, été des francophones convaincus. Les dividendes seraient énormes. À part l’Allemagne, qui invoquerait le privilège de la puissance, qui lui contesterait cette ambition ?
L’état de la langue française semble assez peu préoccuper nos responsables politiques…
C’est simple, il n’y a plus d’hommes politiques en France. D’hommes d’État n’en parlons pas, ces oiseaux n’existent plus. Le pouvoir est entre les mains des technocrates, des fonctionnaires au service des coteries auxquelles ils doivent leurs carrières. Il manque aux dirigeants l’ancrage dans le peuple et une vision de l’avenir pour ce pays et son peuple, et non pour eux et leurs copains. Macron en est un produit breveté, c’est un technocrate doublé d’un banquier d’affaires, qui s’appuie sur les bureaux d’études américains plutôt que sur des politiques et sur le peuple, qu’il pouvait pourtant consulter à tout moment par référendum. Il ne le comprend pas, ce peuple, car il n’est pas réductible à une équation de pure logique, c’est un ramassis de réfractaires complètement irrationnels.
À titre personnel, qu’est-ce que la langue française vous a apporté ?
Tout ! Je lui dois tout. Le français est ma langue maternelle, car je suis né en Algérie avant l’indépendance, de parents et grands-parents francophones. Ça, c’est l’Histoire qui l’a voulu ainsi. Quand l’Algérie est devenue indépendante, sans liberté, je me suis accroché au français pour échapper à la stérilisation révolutionnaire, comme tous les gens de ma génération. Marcher au pas, d’accord, penser au doigt et à l’œil, jamais. J’ai physiquement vécu en Algérie, prisonnier comme chacun, mais intellectuellement j’étais ailleurs, en France, avec le sentiment d’être merveilleusement libre. À travers cette langue, je découvrais la littérature et la culture françaises, mais aussi anglaises, russes, américaines, africaines et arabes, dont les livres nous arrivaient par les traductions françaises. On pouvait aussi lire les philosophes, non grata dans le monde musulman. Le français était pour nous la porte des étoiles, une manière d’échapper au matraquage du gouvernement.
Vous évoquez l’apport de la francophonie. Celle-ci sauvera-t-elle la langue française ?
Je serais plus nuancé : la francophonie reste marginale. Elle représente quoi dans la production littéraire française ? Cinq, dix pour cent ? Depuis Sarkozy, qui, crise oblige, avait pas mal réduit les budgets alloués à la francophonie, elle ne cesse de s’étioler ; la France la défend encore, mais sans y croire. On a fermé beaucoup de structures, notamment des instituts culturels à travers le monde. La France qui rayonnait n’est plus, le phare clignote poussivement, les ex-colonies la rejettent, c’est le divorce et la mort à terme du français.
Le terme « francophonie » est par ailleurs malheureux, il divise, il met d’un côté le français et de l’autre le francophone. Il laisse penser que le francophone est un appendice du français qu’il vient vampiriser ou remplacer. Il faudrait trouver un mot équivalent à celui de commonwealth. Ma crainte, c’est qu’à terme français et francophonie en viennent à s’opposer, à se rejeter, à s’autodétruire. Il faut unifier puisque le but est le même : la promotion de notre langue commune. L’élection du francophone Amin Maalouf à la tête de l’Académie française est à cet égard une très bonne chose.
La réconciliation entre la France et l’Algérie passera-t-elle par la langue ?
Au train où vont les choses depuis l’arrivée au pouvoir de Tebboune, parler de réconciliation, c’est un peu se moquer du monde. Le torchon brûle sans arrêt. Aujourd’hui, Paris a perdu l’ambassadeur de l’Algérie et va bientôt manquer de son gaz. Si on arrive à éviter la guerre et les expulsions massives, ce sera déjà pas mal. Si le processus de réconciliation reprend du service, pourquoi pas, la question de la langue se posera avec acuité, encore une fois. Les Algériens revendiquent le français et font tout pour le transmettre à leurs enfants, car il est leur seule ouverture sur le monde et le meilleur atout pour une émigration réussie.
Les pays arabes eux-mêmes en ont pris conscience et s’appuient tous sur des langues étrangères pour s’ouvrir sur le monde, conquérir des parts de marché et se défendre : l’anglais au Moyen-Orient, le français au Maghreb, l’allemand en Turquie. L’existence d’une nombreuse diaspora algérienne en France et la présence en Algérie d’une communauté française elle aussi importante sont des moyens qu’il faut mobiliser pour une vraie réconciliation. Aujourd’hui, après sept années de mamours entre Macron et Tebboune, les deux pays sont en situation de quasi-guerre ou de préguerre. Il faut qu’on regarde un peu l’avenir, il n’est pas rassurant du tout.