«La Belle de Gaza» de Yolande Zauberman retient la nuit

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Cinq ans après «M», Yolande Zauberman part à la poursuite d’une légende, celle d’une femme trans qui serait venue à pied à Tel-Aviv depuis Gaza. Une enquête prétexte à une galerie de portraits nocturnes et sensibles, éclairant les existences transgenres en Israël et Palestine.

Yolande Zauberman choisit généralement les endroits les plus hasardeux pour aller se balader avec une caméra. Là où il y a fracture, tabou, peur, couvercle de silence, étanchéité communautaire, religion contre religion, violence contre liberté. Les questions intimes que personne de raisonnable ne s’aventure à poser, qui déclenchent chaque fois les rires d’incrédulité, les coups d’œil nerveux pour voir qui est susceptible d’écouter, c’est celles-là mêmes qu’elle décide de poser. On s’en souvient, en 2012, dans Would You Have Sex With an Arab ?, tourné aux abords des boîtes de nuit de Tel-Aviv ou dans les ruelles de Jérusalem, cette entrée en matière simple comme shalom : «Vous feriez l’amour avec un arabe ?»

Cinq ans après Mportrait d’un enfant violé dans sa communauté hassidique de Bnei Brak, la Belle de Gaza vient mettre un point final à sa «trilogie de la nuit». Un projet documentaire où l’éclat des visages s’attrape toujours dans le noir, la parole entre à flots dans les endroits où on la sait contrainte ou impossible, lumière contre ténèbres. Là encore, «Vous voulez bien me parler du plaisir ?», lancée à l’adresse de deux amies, femmes trans, qui n’attendaient peut-être que de pouvoir s’épancher sur leurs orgasmes, signe quelque chose de la méthode Zauberman, la fausse innocence désarmante. Il s’agit toujours d’un mélange de précautions, mais sans s’excuser d’être là, le refus de considérer que tel sujet serait intouchable.

Silhouette attrapée par la caméra par accident

On est ici dans un lieu public de Tel-Aviv, et Talleen Abu Hanna, miss Trans Israël 2016, écoute la plus âgée raconter sa récente sobriété sexuelle, après plusieurs années de jouissance conjugale au côté d’un homme, rabbin orthodoxe, qui la pensait née femme. S’il a fini par apprendre la vérité, c’est parce qu’elle l’a bien voulu, considérant qu’il était temps de se débarrasser de l’époux encombrant. A ceux qui auraient quelque chose à redire, elle raconte volontiers cette histoire consignée dans la mémoire juive, d’un rabbin du XIIIe siècle qui rêvait d’être femme. D’autres questions ?

Le film doit son nom à l’enquête qui lui sert de fil rouge, construite autour d’un mythe, une femme-fantôme qui serait venue à pied à Tel-Aviv depuis Gaza. Dans le quartier des prostituées, rue Hatnufa, Yolande Zauberman est à la recherche de cette figure évanouie dans la nuit quelques années plus tôt, filmée lors des repérages de – sublime hasard que cette silhouette attrapée par la caméra par accident, comme si ce n’était pas Zauberman qui avait choisi le thème de son prochain film, mais que l’héroïne de son prochain film l’avait choisie. Photo à la main, la cinéaste accoste celles qui auraient pu côtoyer «la belle de Gaza» sur le trottoir. Parce que toutes démentent rapidement la légende urbaine, la quête prend très vite l’allure d’un prétexte, un McGuffin documentaire. Et c’est moins pour cet axe à potentiel sensationnaliste (l’espoir qu’une épopée «incroyable mais vrai» se révèle en fin de parcours), que pour la force de ses rencontres que le film atteint la grâce dont il est capable.

Plans quasi surnaturels

Debout dans le défilé des voitures, la scénographie des escaliers et des ruelles, Nathalie, Danielle, Nadine, racontent les ponts coupés avec les familles, les agressions en embuscade au fond des ruelles, la violence des intégristes qui veulent leur mort. Quand la caméra les approche, on les sent jauger la situation du regard, soupeser les informations qu’elles sont prêtes à donner sur la jeune femme introuvable, qu’elles connaissent plus ou moins, mais sont toutes prêtes à protéger de la curiosité de ceux qui pourraient lui vouloir du mal. C’est leur assurance qui cambriole le film (il faut parfois hurler à un badaud au regard louche de foutre le camp), leur certitude d’avoir Dieu avec elles. Et il faut entendre l’émotion dans la voix de celle qui, dissimulée sous un voile de mille et une nuits, nouvellement entrée en religion et ne se déplaçant plus que sous un hijab de perles, finira par se reconnaître sur la photo tendue par Zauberman, articuler sur le ton de l’affirmation et de la question en même temps, les yeux plissés sous sa parure, «Je le jure, c’est moi ?»

Difficile de faire la part entre le mystère inhérent à la nuit et celui des plans quasi surnaturels que compose la cinéaste : les ondulations d’une chevelure lors d’un lip-sync en extase, suivant le mouvement d’une décapotable lancée à toute allure dans le ciel noir, ou le reflet du visage de Talleen dans la vitre du bus que conduit son père, pareil à une icône flottante. Yolande Zauberman dit filmer en se laissant porter par «l’intuition suivante», «ce dont le projet aura besoin», s’abstenant de trop en dire sur le projet pour construire, avec ses personnages, «un territoire qui n’est pas tout à fait le leur, qui n’est pas non plus le mien». C’est la belle réussite du film, que de matérialiser ce lieu de rencontre, pareil à un lieu de l’esprit, secret comme une prière faite à soi-même, puis partagée à la face du monde.

Séances spéciales. La Belle de Gaza de Yolande Zauberman. 1h16. En salles le 29 mai.

par Sandra Onana