Pourquoi la manifestation de néofascistes le 11 mai à Paris a été rendue possible

Abonnez-vous à la newsletter

Trente ans après la mort accidentelle de l’un d’entre eux, des néofascistes et néonazis ont défilé librement ce samedi à Paris. Retour sur les raisons qui ont permis un tel rassemblement, autorisé in extremis par la justice.

Des militants en lignes. Quatre par quatre. Un mètre entre chacun. A l’avant, de grands drapeaux noirs, pour certains floqués d’une énorme croix celtique, derrière une banderole en hommage à l’un des leurs, pétainiste de l’Œuvre française, mort accidentellement après une course-poursuite avec la police dans le VIe arrondissement de Paris un 7 mai 1994. Trente ans plus tard, ils étaient plusieurs centaines à défiler ce samedi 11 mai, en rang, encadrés par les gros bras du Groupe Union Défense (GUD) entre Port-Royal et la rue des Chartreux, en plein cœur de Paris. Un cortège autorisé in extremis par la justice et qui n’a pas déclenché grandes réactions du côté des responsables politiques. Retour sur les raisons qui ont rendu possible un défilé de néonazis et de néofascistes en plein Paris en 2024.

Qui étaient présents dans cette marche ?

Derrière la banderole «Sébastien présent» portée par des jeunes femmes cagoulées, une trentaine de drapeaux noirs frappés de la croix celtique néofasciste ou simplement siglés «C9M» (pour «Comité du 9 mai», qui organise la manifestation). A la droite du meneur, Gabriel Loustau, fils d’Axel Loustau, un homme, visage découvert, porte ostensiblement un tee-shirt «Babtou solide», l’éphémère marque de vêtements de Loïk Le Priol. Le militant du GUD accusé d’avoir abattu par balles, à Paris, l’ex-rugbyman Federico Martin Aramburú, le 19 mars 2022. Porter ses idées en bandoulière sur ses vêtements est un classique dans la mouvance. Comme pour ces Allemands de Dritte Weg qui annoncent fièrement sur le dos de leur tee-shirt vert le slogan «National Revolutionär Sozialistisch». Des nationaux-socialistes révolutionnaires : des SA en somme. Mais ce sont aussi ces aigles fascisants portés dans le dos de certains membres du service d’ordre.

Derrière ce bloc de tête, des centaines de militants d’extrême droite au pas cadencé. Une scène aux accents miliciens, rythmée par le slogan du GUD scandé par vagues, résonnant sur les façades haussmanniennes des boulevards du VIe arrondissement : «Europe, Jeunesse, Révolution.» Puis un «silence !» fuse, lancé par un cadre, et le cortège ne refait plus un bruit. Dans la manifestation, on repère le chanteur d’un groupe identitaire qui se produit parfois à la fin des Marches pour la vie, ces mobilisations anti-GPA et PMA. Un peu plus loin, derrière un homme laissant apparaître le soleil noir nazi tatoué sur son coude, des Italiens d’un autre groupe de musique, néofasciste celui-ci : SPQR Invictus. Ce dernier assurait ensuite le concert post-C9M à Montsoult-Maffliers (Val-d’Oise), révélé sur X (ex-Twitter) par le journaliste indépendant Sébastien Bourdon. Ces musiciens transalpins s’étaient déjà produits en février en France lors d’un concert néonazi dans la région lyonnaise, le «Call of Terror», malgré son interdiction. Toujours dans le cortège, un ancien militaire fan de Zemmour, croisé à l’université d’été de Reconquête en septembre 2023 mais aussi un identitaire bordelais condamné pour des violences racistes qui s’étaient déroulées dans le quartier Saint-Michel en juin 2022.

Comment la presse a-t-elle été gênée pour travailler ?

Autour du cortège, de gros bras assurent le service d’ordre et intimident photographes et passants écœurés par le spectacle. La majorité d’entre eux est masquée malgré l’interdiction et n’a même pas fait mine de se découvrir quand les gendarmes demandent, en vain, aux organisateurs de faire ôter les cache-cous et autres cagoules sous peine de bloquer la marche. A la fin de la manifestation, au niveau de la rue des Chartreux, des photojournalistes viennent se plaindre aux forces de l’ordre présentes qu’on les empêche de travailler depuis le début de l’événement. Réponse laconique d’un agent : «Vous n’avez qu’à aller porter plainte, nous on est là pour encadrer le cortège.»Notre présence dérange, on est toisés, pris en photo. L’ambiance est lourde. Un confrère finit par être alpagué par plusieurs cerbères. Il faut l’intervention d’un policier en civil pour désamorcer la situation.

Pourquoi ce cortège a-t-il été autorisé par la justice ?

Prudence ou stratégie politique ? L’an dernier, le 6 mai 2023, ce même défilé de centaines de néofascistes dans les rues de la capitale, avait suscité un tel émoi qu’en 2024, Laurent Nuñez a voulu montrer qu’il prenait les devants. Le préfet de police de Paris a interdit le nouveau rassemblement du C9M, cinq jours avant leur rendez-vous annuel, soulignant les risques «d’atteintes à l’ordre public». D’un côté, «l’historique des débordements […] fait craindre, dans un contexte social et international tendu, que des propos nationalistes appelant à la haine et à la discrimination soient prononcés», pointe la préfecture dans son arrêté. De l’autre, la présence d’un «village antifasciste», place du Panthéon, fait craindre des «affrontements avec des militants aux opinions antagonistes».

Mais samedi matin, saisi en référé-liberté par le C9M, le tribunal administratif de Paris a suspendu l’arrêté d’interdiction, estimant qu’il portait «une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester». Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, se targuait pourtant encore jeudi d’avoir «donné comme instruction aux préfets» de prendre des «arrêtés d’interdiction» lorsque «tout militant d’ultradroite ou d’extrême droite ou toute association ou collectif, à Paris comme partout sur le territoire, déposera des manifestations». Une injonction «parfaitement illégale et contraire au respect des libertés fondamentales», selon Olivier Cahn, professeur de droit pénal de l’université de Cergy.

«C’est la marque de Darmanin : dès que le droit entre en conflit avec l’intérêt politique, c’est le droit qui s’efface, poursuit l’enseignant-chercheur. C’est pareil pour Nuñez [qui est subordonné au ministère de l’Intérieur, ndlr]. Interdire la manifestation lui permet de se couvrir mais il utilise des arguments suffisamment mal fondés juridiquement pour renvoyer la responsabilité vers la justice.» Certes, des infractions ont été commises lors de la précédente manifestation, «mais pas d’acte de violence, on peut donc s’interroger sur la proportionnalité d’une interdiction», note Olivier Cahn. Quant au rassemblement antifasciste parallèle, «la jurisprudence est très bien établie», affirme le chercheur : «La Cour européenne des droits de l’homme dit qu’il appartient à l’autorité publique de mettre en place un dispositif policier pour garantir aux deux entités le droit de manifester.»

De plus en plus récurrentes, les interdictions de manifestations sur tout le spectre politique témoignent «du glissement autoritaire» du gouvernement, qui «a trop intégré les états d’urgence terroristes et sanitaires dans lesquels les interdictions étaient la règle, alors qu’elles doivent rester une exception», affirme Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes. A l’heure où l’on écrivait ces lignes, l’ordonnance du tribunal administratif suspendant l’interdiction n’a pas été rendue publique. «Il faut des éléments très établis pour interdire une manifestation : un risque d’action spécifique antisémite ou raciste, un précédent d’une manifestation avec une atteinte aux biens ou aux personnes…», explique Serge Slama, rappelant que «si on veut que les manifestations des Soulèvements de la terre et propalestiniennes puissent avoir lieu, la contrepartie c’est que ce type de rassemblement puisse se dérouler aussi».

En revanche, une fois que la manifestation a lieu, les forces de l’ordre peuvent interpeller les participants qui y commettent des délits : provocation à la discrimination, à la haine, à l’injure ou à la violence raciale ou religieuse, dissimulation de tout son visage ou d’une partie afin de ne pas être identifié, reconstitution de ligue dissoute… Contactée par Libération, la préfecture de police indique que les forces de l’ordre n’ont procédé, samedi, à aucune interpellation sur cette manifestation.

par Pierre Plottu, Maxime Macé et Juliette Delage

1 Comment

  1. le 11 mai… 1965 aussi, les policiers n’avaient déjà… « procédé à aucune interpellation » quand un commando du mouvement ‘Occident’ avec à sa tête le nommé Longuet avait à dix contre un attaqué la librairie Clarté, place Paul-Painlevé : en revanche, ils avaient ensuite arrêté… plusieurs de ceux, parmi lesquels Pierre Goldman, qui avaient courageusement fait face. On vivait déjà une époque formidable

Les commentaires sont fermés.