La guerre de Marc Bloch, « rare rescapé » des lois antijuives de Vichy mais rattrapé par la Gestapo

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Mis à pied en 1940, au faîte de sa renommée, l’historien obtient cependant l’une des rares exemptions accordées par la juridiction administrative et s’engage dans la Résistance. Il est mort, fusillé dans le dos, en juin 1944.

Il a noté dans ses carnets ce vers de Corneille : « Je ne hais point la vie, et j’en aime l’usage/ Mais sans attachement qui sente l’esclavage » (Polyeucte, V, II). Marc Bloch, en octobre 1940, réfléchit alors à la vie, à la guerre, à l’histoire, dans sa maison de Fougères, une belle bâtisse aux volets bordeaux bordée d’un grand jardin, dans le minuscule hameau du Bourg-d’Hem, au cœur de la Creuse. Le grand historien a 54 ans, une polyarthrite pénible et six enfants, et vient de mettre la dernière main à son livre L’Etrange Défaite (Franc-Tireur, 1946) – ouvrage majeur qui ne sera publié qu’après la Libération, et après son exécution.

Marc Bloch est professeur d’histoire à la Sorbonne depuis 1936, titulaire deux ans plus tard de la chaire d’histoire économique, et au faîte de sa renommée. Mais le premier statut des juifs, du 3 octobre 1940, coupe court à sa carrière : le chercheur, fondateur avec Lucien Febvre de la prestigieuse école des Annales, est mis à pied, comme près de 3 000 juifs, dont un petit millier d’enseignants.

« Je suis juif, écrit Marc Bloch au même moment dans L’Etrange Défaite, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte, étant, je l’espère, assez bon historien pour n’ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion même de race pure une absurdité particulièrement flagrante (…) Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. »

Il ajoute cette belle page : « La France, enfin, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait ?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux. »

L’enseignement et la recherche sont toute sa vie. Son père, Gustave, était déjà un professeur respecté d’histoire romaine à la Sorbonne, et le petit Marc suit ses traces à grands pas : lycée Louis-le-Grand à Paris, où il excelle – le proviseur note sur son livret : « Elève de premier ordre, d’une fermeté de jugement, d’une distinction et d’une curiosité d’esprit vraiment remarquables » –, il collectionne les prix au concours général, tous les ans et dans toutes les matières. Le jeune homme intègre l’Ecole normale supérieure en 1904, où enseigne son père, qui ne plaisante certes pas avec la discipline.

Le redoutable papa est surnommé par ses élèves « le grand méga », facétieuse allusion au squelette d’un mégathérium, une sorte de paresseux géant éteint depuis douze mille ans, qui trône dans le hall de Normale – et aussi en raison du tour de taille imposant de l’intéressé. Marc Bloch, « le petit méga », décroche en 1908 l’agrégation d’histoire-géographie ; un doctorat ès lettres en 1920, un an après avoir épousé une aimable et fortunée jeune fille de la bourgeoisie juive, Simonne Vidal, de huit ans sa cadette.

Le baptême du feu

Tout jeune professeur d’histoire, il est cueilli par la guerre de 1914, à 28 ans. C’est, dans la vie de l’historien, un moment décisif. Son régiment d’infanterie est d’abord envoyé sur la frontière belge – le baptême du feu pour le sergent Bloch –, puis en Argonne. En décembre 1914, la typhoïde manque de l’emporter, mais six mois plus tard, il demande à remonter au feu. Il est présent lors de l’effroyable boucherie du Chemin des Dames, en 1917, puis devient officier de renseignement.

Marc Bloch a été plusieurs fois légèrement blessé et a fait preuve d’un courage sans pareil. Il a d’ailleurs obtenu la croix de guerre et quatre citations (plus une cinquième en juin 1940, à l’ordre du corps d’armée). C’est important pour lui : il demandera dans son testament qu’on les lise pendant ses obsèques.

C’est que le capitaine Bloch est un patriote enthousiaste, héroïque et un peu pompeux : « Quand vous lirez cette lettre, j’aurai cessé de vivre – je serai “mort à l’ennemi”, écrit-il à sa famille en juin 1915. Que vos larmes ne soient pas trop amères ! Je suis mort volontairement pour une cause que j’aimais : j’ai fait le sacrifice de moi-même, c’est la plus belle des fins. »

Avec ses soldats, le capitaine fait preuve d’« une sollicitude mêlée de condescendance », lui, le normalien agrégé, note l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, et « Marc Bloch exprime parfois naïvement une estime profonde de lui-même ». De retour à la vie civile, le professeur, homme de gauche mais homme d’ordre, n’est pas commode. « Le premier mot qui me vient à l’esprit quand je pense à mon père, c’est le mot “sévérité” », disait l’aîné de ses garçons, Etienne Bloch (1921-2009). Ses étudiants l’appellent « le capitaine Bloch » ; il est intimidant, glacial, ironique, et ils n’ont découvert qu’après la Libération que leur professeur était un héros.

La guerre le rattrape en 1938. Marc Bloch, 52 ans, se laisse mobiliser, « malgré mon âge et mes six enfants, soupire-t-il, qui m’avaient, depuis longtemps, donné le droit de pendre au clou mon uniforme ». Il est versé en septembre dans un minuscule état-major à Strasbourg, lors d’une première mobilisation après la crise de Munich, puis à nouveau en mars 1939. Le capitaine Bloch n’a à peu près rien à faire et est muté début octobre dans l’Aisne, comme officier de liaison avec les forces britanniques – Claude Lévi-Strauss, au même moment, occupe le même poste dans la Somme.

Mais c’est l’armée : le capitaine est en fait chargé de la circulation et des ravitaillements, et bientôt, poste stratégique, de la distribution d’essence. Il s’y ennuie bien un peu, jusqu’au coup de tonnerre du 10 mai 1940, lorsque les Allemands envahissent d’un coup les Pays-Bas, la Belgique et la France. C’est la retraite, puis bientôt la déroute vers Dunkerque, où il embarque pour l’Angleterre le 31 mai, pour revenir le lendemain à Cherbourg. Il est envoyé le 16 juin à Rennes, mais les Allemands sont déjà là. Il abandonne son uniforme, passe un veston et prend avec un certain sang-froid une chambre d’hôtel dans Rennes occupée, puis, quand les trains sont rétablis, file le 2 juillet à Guéret retrouver les siens.

« Encore du sang à verser »

C’est l’été, le torride été 1940. Marc Bloch rédige, « en pleine rage », L’Etrange Défaite, et l’historien sent monter un vent terriblement mauvais. « “Capitulation” : le mot est de ceux qu’un vrai chef ne prononce jamais, fût-ce en confidence, écrit le professeur, qu’il ne pense même jamais. » Le livre, plus tard, fera date. Marc Bloch y compare ses deux guerres, dissèque les responsabilités de « l’incroyable défaite » et n’épargne personne.

Ni l’état-major, « un commandement de vieillards », ni « la faiblesse collective » des civils, des fonctionnaires, des industriels, des politiques, des ouvriers, des pacifistes, ni une bourgeoisie aigrie « qui fermait trop paresseusement les yeux ». Il appelle au courage et au combat : « Je souhaite, en tout cas, que nous ayons encore du sang à verser, même si cela doit être celui d’êtres qui me sont chers (je ne parle pas du mien, auquel je n’attache pas tant de prix). Car il n’est pas de salut sans une part de sacrifice. »

Mais il ne se fait guère d’illusions et songe à mettre sa famille à l’abri aux Etats-Unis. Il écrit à quatre collègues américains, le 25 juillet 1940, pour demander s’il a une chance de décrocher un poste. « Vous connaissez mes titres scientifiques, qui ne sont pas, je crois en général, tout à fait ignorés du monde intellectuel des Etats-Unis », écrit l’historien. Sa demande est transmise à la New School for Social Research de New York, qui va bientôt accueillir Claude Lévi-Strauss, mais il faut l’accord de la Fondation Rockefeller, qui finance les embauches.

Début septembre 1940, Marc Bloch va aux nouvelles à Vichy. Le ministère de l’instruction le met en garde sur les dangers qu’il court en tant que « non-Aryen » et lui conseille de solliciter un poste en zone libre. Il se résigne, le cœur lourd, à postuler à l’université de Strasbourg – il la connaît bien –, repliée en catastrophe à Clermont-Ferrand : il laisse derrière lui son appartement parisien, ses livres, ses travaux en cours. La petite famille (et la grand-mère) vient de déménager à Clermont quand est publié au Journal officiel, le 18 octobre 1940, le statut des juifs, applicable dans les deux mois.

Le ministère le place « temporairement » à la faculté de Strasbourg, où il prend en charge deux cours d’agrégation, en attendant des nouvelles des Etats-Unis. Justement, le patron de la New School a sollicité l’avis de grands universitaires américains, qui ne tarissent pas d’éloges sur le Français, et le 25 octobre, la Fondation Rockefeller donne son accord.

Reste le problème des visas. Marc Bloch s’en va le 13 décembre 1940 au consulat de Lyon, qui douche ses espoirs. Les Américains ont fixé des quotas d’immigration depuis 1930, et le consul général lui explique qu’il n’y a aucun problème pour lui, sa femme et quatre de ses enfants mineurs, mais pas pour la grand-mère de 82 ans, sa fille de 20 ans ou son fils Etienne, 19 ans. Leur cas sera examiné dans l’ordre chronologique de leur enregistrement. C’est-à-dire ? Eh bien, il y a 500 personnes devant eux, donc vers mai ou juin 1941…

Il n’est pas question de laisser sa mère, Sara, à Clermont ; Etienne pourrait certes se débrouiller, mais Marc Bloch ne veut pas partir sans sa fille – autre problème, un autre de ses fils aura 18 ans en février 1941 et sera à son tour soumis aux quotas. Marc Bloch prévient la New School, qui fait intervenir le département d’Etat. En vain. Il se résigne à écrire, le 31 juillet, à New York qu’il ne peut quitter la France.

Dérogations au compte-gouttes

La situation est critique. Juif, il perdra son poste en janvier 1941. Marc Bloch file à Paris en décembre 1940 voir Lucien Febvre, récupérer quelques livres, et il fonce à la Sorbonne. Il a des amis puissants, notamment le recteur intérimaire, Jérôme Carcopino, un ancien élève de son père qu’il connaît bien et qui est au mieux avec le Maréchal (il sera nommé ministre le 24 février 1941). Carcopino appuie fortement sa demande de dérogation au statut des juifs. Ils sont 125 enseignants à avoir fait une demande, chacun se doute bien que les dérogations seront délivrées au compte-gouttes, et Marc Bloch n’est pas très à l’aise avec ce passe-droit.

Coup de chance, le ministre de l’instruction est alors Jacques Chevalier, un normalien filleul de Pétain. Il déteste Carcopino, mais il est aussi le père d’un étudiant de Marc Bloch : le ministère écrit le 2 décembre 1940 au Conseil d’Etat pour que l’historien soit relevé de la déchéance.

« Il est lui-même un historien très éminent, écrit le ministère, auteur d’ouvrages nombreux et remarquables sur l’histoire économique. Son autorité à l’étranger est considérable et ses services militaires lui ont valu la croix de guerre avec quatre citations ainsi que la Légion d’honneur à titre militaire en 1920. Le secrétaire d’Etat insiste tout particulièrement pour que M. Marc Bloch soit relevé de la déchéance en vertu de l’article 8 » (de la loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs).

Le dossier arrive dans les mains de Louis Canet, le rapporteur du Conseil d’Etat, qui va estimer si l’historien a bien rendu des « services exceptionnels » à la France. Canet est loin d’être enthousiaste. Il note que Marc Bloch est issu d’une « famille juive messine alsacienne », il le vieillit d’ailleurs de trois ans. « C’est un gros travailleur et un bon savant, estime finalement du bout des lèvres le conseiller d’Etat, qui ne semble pourtant pas avoir une place très importante parmi les médiévistes. Je doute qu’il y ait lieu d’appliquer l’article 8, mais ses services militaires permettraient d’appliquer l’article 3 », qui fait une exception pour les juifs décorés de la Légion d’honneur à titre militaire.

On ne sait qui a chapitré le rapporteur, mais lorsqu’il rédige le décret du Conseil d’Etat, pris le 17 décembre, Canet est d’un coup plus admiratif : « Considérant que le sieur Marc Bloch, professeur à la faculté des lettres de l’université de Paris, a fait preuve, dans ses ouvrages d’histoire médiévale, non seulement de la plus solide érudition, mais d’idées nouvelles et fécondes qui se sont affirmées notamment dans ses travaux sur le caractère sacré qui s’attachait à la personne des rois de France et d’Angleterre [allusion aux Rois thaumaturges, 1924], sur la stabilité foncière de la propriété en France depuis les temps les plus anciens [Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, 1931], et sur l’organisation de la société féodale [La Société féodale. Les classes et le gouvernement des hommes, 1940]. » L’historien a donc bien rendu des « services exceptionnels », sans qu’il soit fait mention de son passé militaire ni de ses travaux décisifs d’histoire économique – l’école des Annales n’est même pas mentionnée.

Le 5 janvier 1941, Vichy exempte ainsi dix professeurs juifs, dont Marc Bloch. Mais le décret, sous la pression des Allemands, n’a jamais été publié, et l’historien se ronge les sangs avant d’apprendre, le 20 février 1941, de la bouche même du nouveau ministre Carcopino, qu’il peut toujours enseigner. Il reprend ses cours à Clermont en janvier 1941, conscient de faire partie des « rares rescapés ». Mais sa femme, Simonne, a une attaque de pleurésie et il obtient du ministre, en juillet, d’être nommé au soleil, à la faculté de Montpellier.

Les missions de l’homme à la canne

Il n’y est pas accueilli avec des fleurs. La fac est très pétainiste, et le doyen, dont il a assassiné l’un des livres, le déteste cordialement : Marc Bloch se voit interdit de faire des cours publics, et est dûment escorté jusqu’à sa salle de cours. En novembre 1942, après l’occupation de la zone libre, la famille Bloch abandonne Montpellier et se réfugie dans la Creuse : par arrêté du 15 novembre 1943, il est mis à la retraite d’office, à 56 ans.

Marc Bloch a décidé de rejoindre la Résistance. Deux de ses fils sont passés en Espagne pour échapper au STO, le service du travail obligatoire, et sont prisonniers des franquistes ; le prof a besoin de s’engager, même si laisser derrière lui sa famille lui brise le cœur.

Il a écrit une nouvelle lettre testamentaire, le 18 mars 1941 : il souhaite des obsèques civiles, sans les prières hébraïques, « dont les cadences, pourtant, accompagnèrent vers leur dernier repos tant de mes ancêtres et mon père lui-même ». Cependant, « j’affirme, s’il le faut, face à la mort, que je suis né juif, insiste Marc Bloch, que je n’ai jamais songé à m’en défendre ni trouvé aucun motif d’être tenté de le faire ». Il conclut : « je meurs, comme j’ai vécu, en bon Français » et demande qu’on grave sur sa tombe Dilexit veritatem – « il chérissait la vérité ».

Entrer dans la Résistance n’est cependant pas si facile. Il prend contact avec un vieil ami de la fac de Strasbourg, le docteur Robert Waitz, le patron du mouvement Franc-Tireur à Clermont, qui le présente à son tour à un étudiant en philo de Lyon, Maurice Plessis. Après dix jours de négociations, le jeune Maurice l’invite, en mars 1943, chez l’un des cadres lyonnais de Franc-Tireur, le journaliste Georges Altman.

« Je revois encore cette minute charmante où Maurice, l’un de nos jeunes amis de la lutte clandestine, son visage de 20 ans rouge de joie, me présenta sa “nouvelle recrue”, écrit le journaliste. Un monsieur de 50 ans, décoré, le visage fin sous les cheveux gris argent, le regard aigu derrière ses lunettes, sa serviette d’une main, une canne de l’autre ; un peu cérémonieux d’abord, mon visiteur bientôt sourit en me tendant la main et dit avec gentillesse : “Oui, c’est moi le poulain de Maurice”… »

Au vrai, l’équipe clandestine ne sait pas trop quoi faire de ce type avec sa canne, qui leur dit en plaisantant qu’il est le plus vieux capitaine de l’armée française. On lui confie de petites missions, il distribue des messages sous les ordres d’Altman, qui raconte qu’il voyait le professeur, « son pardessus au col frileusement relevé et sa canne à la main », faire passer au coin de la rue des bouts de papier à de jeunes résistants, « du même air placide dont il aurait rendu des copies à des étudiants d’agrégation ».

L’historien, devenu « monsieur Rolin », loge bientôt dans un réduit où la cuisinière lui sert surtout à brûler les papiers compromettants. « Je venais souvent le chercher dans cette calme et champêtre rue de l’Orangerie, à Cuire [Caluire-et-Cuire, dans la métropole de Lyon], a écrit Altman (Chabot, pour la Résistance). Il était convenu que je ne montais pas et que, pour le faire descendre, je devais siffler de l’extérieur quelques notes d’une musique de Beethoven ou de Wagner ; en général, c’étaient les premières notes de La Chevauchée des Walkyries. Il descendait avec un sourire amusé et chaque fois ne manquait pas de me dire : “Pas mal, Chabot, mais toujours un peu faux, vous savez.” »

Marc Bloch choisit bientôt de s’appeler Arpajon pour la Résistance, du nom de cette petite ville de la banlieue sud de Paris, dont le chemin de fer apportait les légumes jusqu’aux Halles. Quand Arpajon a été grillé, il s’est rebaptisé Chevreuse, pour « rester sur la ligne » de train, puis finalement Narbonne, en hommage à une ville qu’il a longuement visitée en 1941, et qui abritait une florissante communauté juive au Moyen Age.

« Charme saugrenu »

« Narbonne » a toujours un livre à la main ; la dernière fois qu’Altman l’a vu, il avait un Ronsard et un recueil de fabliaux du Moyen Age. L’historien en profite pour réfléchir à une profonde réforme de l’enseignement – « Si j’en réchappe, je reprendrai mes cours », disait le professeur : il en jette les bases dans Les Cahiers politiques, une revue clandestine du Comité général d’études (CGE), un groupe d’experts mis en place par Jean Moulin en 1942. Le CGE est dirigé à Lyon par deux jeunes collègues, René Courtin et Pierre-Henri Teitgen.

René Courtin, ami de Claude Lévi-Strauss au Brésil et professeur agrégé d’économie à Montpellier, a refusé de prêter serment au maréchal Pétain et été aussitôt révoqué. Il est entré dès 1940 dans la Résistance ; il est deux ans plus tard le chef du mouvement Combat pour la région de Montpellier.

Or, le 21 juin 1943, Jean Moulin est capturé à Caluire, et les principaux dirigeants des MUR, les Mouvements unis de Résistance (non communistes), filent à Paris : en juillet 1943, Marc Bloch devient ainsi le représentant de Franc-Tireur au comité régional des MUR, il est responsable de dix départements, assure la liaison avec les organisations locales, s’occupe du renseignement, des faux papiers, du maquis… Il y fait un travail remarquable et remet de l’ordre dans le réseau. « Il apportait un goût de précision, d’exactitude, de logique qui donnait à son calme courage une sorte de charme saugrenu qui, pour ma part, m’enchantait », se souvient Altman.

Dans le civil, Marc Bloch a de faux papiers au nom de Maurice Blanchard, un « homme d’affaires » qui doit souvent se déplacer. Sa femme, Simonne, lui envoie de la nourriture, des livres, des vêtements, et parvient de temps en temps à venir. Il suit de loin le long emprisonnement de deux de ses fils, Louis et Etienne, en Espagne. Etienne, le fils aîné et biographe minutieux de son père, s’engage à Casablanca dans la 2e DB du général Leclerc en octobre 1943, participe aux combats en Normandie, à Paris et à Strasbourg, avant de finir son droit et d’entrer dans la magistrature.

A Lyon, Marc Bloch prépare un Comité de libération de ses dix départements. Il file tous les mois à Paris rencontrer les chefs nationaux du CGE, et en 1944, il est le plus ancien des chefs de secteur, et donc le patron de la Résistance en Rhône-Alpes, dans son bureau du centre de Lyon, dans le quartier des Cordeliers.

« Narbonne » est en train de mettre au point le « plan d’insurrection de la région de Lyon » lorsqu’il est arrêté, le 8 mars 1944. Après un an d’efforts, la Gestapo a réussi à mettre la main sur une partie du directoire des MUR. Marc Bloch sentait son arrestation imminente. Il signale à Lucien Febvre qu’il se prépare à « une mort horrible », et le matin de son arrestation, il écrit encore à Simonne : « Pardon d’être si loin. »

Les arrestations ont commencé la veille. Le 8 mars, vers 8 h 30, une voiture de la Gestapo arrive dans le quartier de Bloch ; les Allemands posent des questions sur un vieil homme nommé Blanchard. Le boulanger leur montre du doigt la direction que vient de prendre l’historien, une valise à la main. Il est arrêté une demi-heure plus tard sur le pont de la Boucle (devenu le pont Winston-Churchill).

Le reste du réseau file cacher les dossiers, la Gestapo fouille son appartement et son bureau le lendemain. Les Allemands ont arrêté 63 personnes en une semaine. Otto Abetz, l’ambassadeur nazi à Paris, câble à Berlin que la presse française fait état le 16 mars de l’arrestation de l’état-major de la Résistance à Lyon et de son chef, « le juif français nommé Block, et dont le pseudonyme est Narbonne ».

Abattus quatre par quatre

Marc Bloch est conduit au quartier général de la Gestapo, à l’Ecole de santé militaire, dirigée par Klaus Barbie. Il est interrogé et torturé une première fois, ne dit rien, sauf son nom. Il est conduit à la prison de Montluc, son neveu l’aperçoit une seconde et le trouve « en très mauvais état de santé ». Il est torturé une nouvelle fois, giflé, cravaché, plongé dans l’eau glaciale d’une baignoire, puis envoyé un mois à l’infirmerie, couvert de plaies, avec une double broncho-pneumonie.

Il est à nouveau interrogé les 22 et 25 mai. En attendant, à Montluc, pour passer le temps, il enseigne les différents types de culture agraire à un jeune résistant. Mais le Débarquement approche, et les Allemands liquident les détenus les uns après les autres : 713 entre avril et septembre. Le 16 juin 1944, vers 20 heures, 28 prisonniers de Montluc sont menottés deux à deux et embarqués dans un camion ; le convoi roule une trentaine de kilomètres et s’arrête au bord d’un pré, au lieu-dit Roussille, près du village de Saint-Didier-de-Formans, dans l’Ain.

On fait descendre les quatre premiers prisonniers, à qui l’on enlève les menottes, avant de les conduire dans le pré par un étroit passage ; les autres entendent la rafale de mitraillette. C’est le tour des quatre suivants ; les 28 prisonniers sont abattus quatre par quatre, pendant une vingtaine de minutes. Il y a là un commandant des Francs-tireurs et partisans (FTP), Charles Perrin, qui n’est miraculeusement blessé qu’à la poitrine. Il fait le mort. Mais les Allemands tirent méthodiquement une dernière rafale sur les corps, le coup de grâce. Le FTP reçoit trois balles dans la tête, mais parvient cependant à gagner le village.

Un deuxième homme, Jean Crespo, a survécu quelques années. Pas Marc Bloch. La légende veut qu’il ait crié « Vive la France ! » avant de mourir. Son fils Etienne n’y croit pas du tout. Son père est mort, abattu d’une rafale dans le dos, comme les autres. On découvre les corps le lendemain. Il y a là un aveugle avec sa canne, un infirme avec un bras artificiel, un cadavre avec la Légion d’honneur. Il a fallu faire appel à l’identité judiciaire pour mettre un nom sur les corps.

Alice, la fille de Marc Bloch, et l’une de ses cousines ont trouvé refuge chez les Courtin, à Die (Drôme), avec les parents de Lévi-Strauss. C’est Mme Courtin qui lui annonce, en larmes, que son père a été fusillé. Alice et sa belle-sœur Hélène identifient ses lunettes, sa cravate et des lambeaux de sa veste avec les trois décorations que son père portait toujours.

L’enquête sur la mort de Marc Bloch n’a rien donné de décisif, il connaissait trop de monde. Simonne, elle, est morte un mois après son mari, d’un cancer à l’estomac. Le beau-frère de Bloch, Arnold Hanff, a été tué à Brantôme (Dordogne) après avoir creusé sa propre tombe ; sa femme est morte à Auschwitz. Il reste de Marc Bloch une photo de l’identité judiciaire : une figure de vieillard, avec une barbe de dix jours. Lucien Febvre l’a toujours gardée sur son bureau.

Par Franck Johannès