Dans le nord d’Israël : «Mon fils de 6 ans sait maintenant différencier le bruit d’une roquette de celui d’un missile»

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Les habitants proches de la frontière libanaise encore présents dans la région vivent entre les tirs de roquettes du Hezbollah et l’espoir d’un retour prochain dans leurs foyers.

«Regardez, là, c’est le Liban.» A l’entrée de cette usine de pièces mécaniques pour l’industrie de l’outillage, Taër, chargé de la sécurité, montre des collines situées à quelques centaines de mètres et relate son quotidien : «Hier, nous avons dû aller trois fois dans les abris.» Bienvenue à Shlomi, une bourgade de 9 000 habitants située dans la pointe nord d’Israël. Aujourd’hui, la ville ne compte plus qu’une centaine de résidents. Depuis que le groupe chiite libanais du Hezbollah a commencé à expédier des roquettes sur le nord d’Israël, 100 000 habitants d’une bande de 10 km à partir de la frontière ont été évacués. Ils résident depuis le 16 octobre dans des hôtels situés plus au sud, au bord du lac de Tibériade ou à Jérusalem.

Commerces, écoles et ateliers sont fermés à Shlomi, sauf le cabinet d’avocat d’un certain… Shlomi qui fait l’angle d’un immeuble à l’entrée de la ville. Ce quadragénaire a décidé de rester au bureau tard ce soir de janvier et c’est l’une des rares lumières allumées dans les rues désertes. «Il faut quand même que je m’occupe de mes clients. Mes enfants sont à Jérusalem et je les rejoins en fin de semaine.» Shlomi de Shlomi, comme il aime se présenter, tient également à rester auprès de son père. Une personne âgée qui n’entend pas abandonner sa maison. Dans la journée, l’avocat se plonge dans ses dossiers en solitaire, car il est le seul présent à son cabinet. Le silence des lieux est parfois troublé par un sifflement caractéristique : «La semaine dernière, j’ai vu et entendu passer deux missiles au-dessus de ma tête. ils sont allés exploser un peu plus loin.»

«Nous ne voulons pas traverser la frontière»

Qu’adviendra-t-il de ce que l’on appelle en Israël le deuxième front après celui ouvert dans le Sud, à Gaza ? Battle-dress aux couleurs des forces de défense israélienne et un léger air de Bruce Willis, le lieutenant-colonel Dotan Rozili martèle sa feuille de route : «Nous ne voulons pas traverser la frontière avec le Liban mais défendre Israël. Entre le Hezbollah et les populations civiles du nord du pays, il doit y avoir l’armée.» A une vingtaine de kilomètres à l’est de Shlomi, dans le village arabe de Saknine, Samer Abboud, un jeune manager de start-up, ne croit pas à un conflit armé généralisé : «Les deux camps ne le souhaitent pas. Il n’y a pas de contentieux significatif entre Israël et le Liban.» Samer a modifié son quotidien : «Nous hésitons avant d’aller au supermarché. J’ai supprimé toutes les alertes des sites de médias sur mon téléphone. Mon fils de 6 ans sait maintenant différencier le bruit d’une roquette de celui d’un missile.» Mais il ne déménagera pas ses bureaux installés dans un incubateur pour entreprises technologiques nouvellement créées. «Les missiles du Hezbollah peuvent atteindre le centre d’Israël, non ?», conclut-il dans un mélange de fatalisme et de pragmatisme.

En attendant des jours meilleurs, chacun s’organise selon ses compétences et son désir d’engagement. Shelley Barkan, native d’Afrique du Sud, a fui l’apartheid il y a quarante ans pour s’installer dans un kibboutz du nord d’Israël. Aujourd’hui, elle jongle entre les cours dispensés par zoom à ses élèves et la confection de repas pour les soldats basés dans la région : «J’ai commencé à 300 par semaine dans ma cuisine, j’en suis à 3 000.» Dans un coin de la pièce, un ancien député et ministre des Cultes coupe méthodiquement des citrons. Tablier et torchons en main, Agnès, arrivée elle aussi il y a plusieurs décennies, a gardé une pointe d’accent bordelais. Cette opposante déclarée à la réforme judiciaire qui a fracturé Israël montre une certaine lassitude : «A chaque fois qu’un enfant naît, on se dit qu’il n’ira pas à la guerre parce qu’il y aura la paix.»

Les frappes quotidiennes de missile ont mis l’administration locale sous pression. Yossef Luchi, vingt-cinq ans d’armée au compteur, dirige aujourd’hui les services municipaux de la ville de Shlomi. Il a créé des groupes d’assistance pour les personnes âgées restées dans la ville. «Nous leur distribuons des repas.» Pour elles, mais aussi pour ceux qui passent en coup de vent récupérer un ordinateur ou des vêtements de rechange, le manager municipal a fait disposer dans la ville des abris mobiles. Dix d’entre eux, à 100 000 euros pièce, proviennent d’un don d’une église évangélique. D’un clic de souris, il montre sur un écran géant l’équation complexe de la ville. «Regardez certains lotissements sont à moins de 250 m de la frontière !» Seule issue à ses yeux : la mise en œuvre de la résolution 1701 de l’ONU qui enjoint le Hezbollah à se retirer en deçà du fleuve Litani. «Ils ne doivent pas rester dans une zone où ils peuvent nous voir et nous tirer dessus.» Plus que les roquettes, les habitants du Nord redoutent une intrusion en masse, à l’identique de ce qui s’est passé dans le Sud du pays le 7 octobre.

C’est la raison pour laquelle le kibboutz Hanita, situé à quelques kilomètres de Shlomi, et encore plus proche de la frontière, est lui aussi vide. Les vélos ou les jouets laissés dans les jardins témoignent d’un départ rapide et les nombreux fruits encore présents sur les citronniers rappellent l’abandon des lieux. L’armée s’est installée sur le site devenu zone militaire et y a organisé une visite pour la presse ce jeudi. Fondé en 1938 par des immigrants juifs italiens, le kibboutz Hanita a acquis ces dernières années une dimension internationale liée à une entreprise fondée sur son sol : les lentilles de vue Hanita, commercialisées sur tous les continents. Depuis le 16 octobre, la production a été stoppée et déménagée dans le sud.

«N’oubliez pas l’histoire de cette région»

A 15 kilomètres de Hanita, la ville de Rosh Hanikra est également une zone militaire. Habituellement, les touristes viennent profiter de la vue imprenable sur la Méditerranée. Seul hic, la commune est, elle aussi, collée à la frontière libanaise et sa situation illustre on ne peut mieux les risques de confrontation dans une zone terriblement exiguë. Rosh Hanikra est un poste de surveillance de l’armée israélienne. A moins de 100 mètres, on aperçoit la présence de l’armée régulière libanaise. S’y ajoutent la force d’interposition de l’ONU et… le Hezbollah. Ilan (1), soldat réserviste, a troqué sa robe noire d’avocat pour le treillis olive de Tsahal. Il résume à mots choisis la complexité de la situation. «Quand je vois quelqu’un au-delà de la frontière, difficile de déterminer au premier coup d’œil à quelle force en présence il appartient.»

Un homme de quarante ans son aîné pourrait lui apporter un début de réponse. Shlomo Bohbot a été maire de la commune de Maalot, elle aussi située en bordure de la frontière, durant quarante-deux ans et membre d’un gouvernement dirigé par Yitzhak Rabin. «N’oubliez pas l’histoire de cette région : avant le Hezbollah, le Front de libération de la Palestine dans les années 70 a lancé des attaques meurtrières ici», rappelle-t-il dans un français sans accent. Une manière de rappeler que les troubles ne datent pas d’hier. Pour autant, il est aussi un de plus optimistes que Libération a rencontrés dans la région. Avec une voix étonnamment convaincue, il confie : «Dans trois mois, les habitants seront de retour dans le Nord».

(1) Le prénom a été changé

par Franck Bouaziz, Envoyé spécial dans le nord d’Israël