Lettre à une jeune romancière, par Eliette Abécassis

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Vous vous demandez comment devenir romancière. Où trouver l’inspiration. Comment inventer des histoires et de quelle façon les raconter.

Trouver des formes nouvelles de narration. Séduire l’éditeur, captiver le lecteur, publier, et vendre des livres. Je n’ai qu’un conseil à vous donner. Il faut encore tenter d’aimer, et malgré tout ce qui se passe autour de vous, autour de nous, et combien la haine a envahi notre monde déjà né sur ses cendres, et combien il s’embrase, d’année en année, de pays en pays. Avoir été déçue, surprise ou décontenancée mais à nouveau rêver d’un avenir meilleur au milieu des cauchemars et des guerres. Continuer d’envisager un futur malgré les catastrophes économiques, écologiques, humaines, politiques, scientifiques, fanatiques, sociales dont on vous parle sans cesse et qui vous empêchent de dormir, et comprendre qu’au bout vous aurez des histoires à raconter car elles seront ce qui reste de l’humanité, avec les rivières, les vergers, les prairies, les vallées, les forêts que vous aurez réussi à sauver. Il faut avoir visité des villes, des pays, des mondes, il faut se perdre dans les ruelles, se complaire dans les musées, marcher sans but, être l’alliée de la mer et l’amoureuse de la nature. Regarder tout à travers les lunettes de l’histoire à raconter et de l’Histoire dont nous sommes les héritiers.

Tout est sujet, tout est roman, tout est fiction. Chercher partout la présence des êtres et des choses, et si elle n’y est pas l’inventer, percevoir la vérité de l’existence, et à travers elle se mettre en quête de tout ce qui est humain. Être confronté à sa finitude, aux doutes et aux questions. Et les transcrire à travers l’émotion, le sentiment, le ressenti, le conscient et l’inconscient. Il faut valoriser l’éclosion d’une fleur, et la regarder jour après jour s’ouvrir, avant de grandir, de s’épanouir et puis un jour se flétrir, et ce jour arrive plus tôt qu’on ne pense, et alors il faut aimer même son flétrissement car il a quelque chose de beau et de fragile, de dramatique et d’absolu. Il faut être curieuse de tout. Il faut voyager par des régions inconnues, être ouverte à des rencontres, et se souvenir de ses jours d’enfance. Et il est nécessaire aussi d’oublier le passé, pour rendre son cœur intact, au milieu des cauchemars et des guerres, du cynisme et du capitalisme sauvage, et garder toujours l’Idéal, ne jamais le perdre de vue.

Se promener le long des quais lorsque les maisons brûlent, lorsque les cathédrales prennent feu au crépuscule, écrire sur la désolation et être le scribe des apocalypses. Voir l’écriture comme une passion, une mission, un témoignage, une œuvre de vie, penser sans cesse au lecteur, le prendre par la main, le tenir au collet, ne pas le lâcher, lui mettre un revolver sur la tempe s’il le faut. Travailler, sans cesse. S’en faire un défi, une obligation, par respect et par admiration, par dévotion. Car, comme le dit Philip Roth, un livre, c’est 98 pour cent de travail, 2 pour cent d’inspiration. Se préoccuper de la transmission, et n’avoir rien à vendre. Vouloir vendre, et penser à la transmission. Être habitée par un sentiment étrange, qui pénètre d’une façon insidieuse, jour après jour, heure après heure : la survie.

Tout est sujet, mais il y a de grands sujets, des problèmes de société, à écrire dans l’urgence, lorsque tout va mal et que l’on perçoit le malaise. Impossible de ne pas parler de son pays pendant la guerre, même si l’on veut parler d’amour. Impossible de parler d’amour quand la guerre fait rage. Être traversée par les courants contraires, être perdue dans les méandres fous de l’hypersensibilité et s’en sortir par la médiatisation du langage. C’est le moment de relire Rilke sur la création poétique, qui explique comment vient l’inspiration en liaison intime avec la vie, et combien il faut avoir vécu pour écrire juste quelques vers. Et ceux où le poète nous apprend à aimer, à pleurer, à vivre. Que la tristesse est l’inconnu entré en nous et que face à elle, nous devons être silencieux pour mieux la recevoir car elle est le moment de l’humanité, « la chair de notre destinée ». Que l’insécurité et la frayeur nous mènent vers notre essence. Il nous enseigne la beauté de la jeune fille et la beauté de la femme. Il prédit le temps où les femmes seront vraiment libres d’être elles-mêmes sans chercher à être des hommes, et il nous explique combien l’amour est difficile et combien il faut avoir vécu pour savoir aimer. Et à penser que pour vous, être femme, mère et écrivaine sera à la fois un pléonasme et une contradiction permanente.

Et peut-être aussi, après ce long chemin en soi-même, faudra-t-il renoncer à être romancière. Trouver la voie de la vie et au lieu de faire un roman de sa vie, faire de sa vie un roman.

Eliette Abécassis

Source la-croix