Charles Dreyfus, il en fait son Affaire

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Charles Dreyfus
Le petit-fils du capitaine qui a incarné l’horreur de l’antisémitisme et de l’injustice défend la mémoire de son aïeul et s’inquiète des tensions actuelles.

Il pense ne pas avoir sa place dans cette page, demande, voix raide au téléphone : «Que viendrais-je faire, moi, à 95 ans, entre les célébrités ?» Charles Dreyfus porte une histoire et une mémoire infiniment précieuses en cette époque ténébreuse. Il est le petit-fils de celui qui a, bien malgré lui, incarné l’horreur de l’antisémitisme, marqué à jamais la République et convaincu le père du sionisme, Theodor Herzl, d’œuvrer à la création d’un Etat juif. Seuls les spécialistes de l’affaire Dreyfus le connaissent et les présidents qui, depuis François Mitterrand, l’ont tous approché.

L’héritier, distant avec la communauté juive, n’a jamais cherché les honneurs. Mi-novembre, il s’est fondu dans la foule qui a manifesté contre l’antisémitisme, loin des caméras et des politiques. La veille, Emmanuel Macron avait encore salué le courage d’Alfred Dreyfus et envoyé son ministre de la Défense lui rendre hommage à l’Ecole militaire. Le capitaine, devenu symbole ultime de l’injustice, n’en finit pas d’être cité pour le meilleur… et le pire. De Benyamin Nétanyahou se comparant à lui, il y a quelques années, pour se dédouaner de ses affaires, jusqu’à l’islamologue accusé de viols Tariq Ramadan.

Charles Dreyfus sait que toutes les récupérations sont possibles : «Je suis bouleversé depuis le 7 octobre, par les massacres du Hamas, comme par les bombardements sur Gaza. Mais je ne représente que moi-même, et ne veux surtout pas apparaître comme un donneur de leçons.» Il a finalement accepté de nous recevoir dans son petit appartement, en haut d’une résidence grise de Boulogne-Billancourt. Tout est impeccable, lui aussi dans son blazer de flanelle, corps sec, nez droit, fines lunettes. Troublante ressemblance avec Alfred, immortalisé en photos dans la bibliothèque. Il l’a tant aimé ce grand-père, toujours en costume trois-pièces, pipe au bec, adorable et impénétrable. Il était à jamais brisé par «l’Affaire» quand, seul juif de l’état-major, il fut arrêté en 1894, à 35 ans, pour «intelligence avec l’ennemi», déporté sur l’île du Diable, conspué par la France entière, avant d’établir son innocence en 1906, d’échapper de peu aux balles d’un antidreyfusard, honteusement acquitté, puis de repartir au front pour la Grande Guerre. De ce long combat, Alfred ne parlait qu’avec pudeur. «Il ne prononçait pas le mot antisémitisme, ni même celui de juif, précise son petit-fils, sauf dans une lettre où il écrit : “L’antisémitisme est toujours latent.”»

A sa mort, en 1935, Charles avait 8 ans. Il ignorait tout et sentait juste qu’il y avait «quelque chose de douloureux dans la famille». Puis il comprit, doucement, quand son père, Pierre, publia un vibrant hommage au défunt : Souvenirs et Correspondance. Le fils du capitaine avait fait Centrale, un beau mariage, créé une prospère entreprise de câbles électriques. C’était «un Israélite» comme on disait alors, viscéralement attaché à la République, du genre à s’échapper pour aller jouer au golf quand son épouse emmenait les enfants à la synagogue. A l’école, Charles se faisait traiter de «sale juif». Il hausse les épaules : «C’était courant à l’époque.» Le soir, il croisait parfois dans le bel appartement familial de Passy un Berlinois, prétendument menacé par le régime nazi et épaulé par son père, qui présidait le comité des réfugiés juifs allemands. C’était en fait un SS, chargé d’espionner. La famille de Pierre dut se réfugier à Marseille, avant d’embarquer en 1942 vers New York tandis que d’autres Dreyfus se cachaient, rejoignaient la Résistance ou furent déportés à Auschwitz. A 16 ans, Charles découvrit l’Amérique, puis s’engagea dans les Forces françaises libres, participant au débarquement en Normandie, avant de revenir en terre yankee où l’attendait sa future épouse aujourd’hui disparue, une pianiste, l’amour de sa vie. Bonheur fugace. Un matin de décembre 1946, il apprit que l’avion qui emmenait son père vers lui pour Noël s’était crashé en mer d’Irlande. Les secouristes retrouvèrent sa montre, toute cassée, qu’il nous montre, gorge nouée.

Dix-huit mois plus tard, David Ben Gourion proclamait la naissance d’Israël, sous le portrait de Theodor Herzl, ce journaliste viennois qui avait écrit l’Etat juif, après avoir assisté à la dégradation du capitaine Dreyfus, sous les cris d’une foule hurlant : «Mort au juif.» «Le procès Dreyfus, disait-il, a fait de moi un sioniste.» Alfred, lui, ne l’a jamais été, son petit-fils non plus : «A la création d’Israël, j’ai ressenti une grande espérance, et de l’inquiétude face à l’opposition des pays arabes.» Revenu vivre à Paris dans les années 50, dirigeant d’une entreprise textile, Charles a suivi les guerres au Proche-Orient. «J’ai toujours été partisan d’une solution à deux Etats et je déplore la politique expansionniste du gouvernement actuel», confie-t-il. Puis, agacé : «Mon pays à moi, c’est la France.» Il a élevé ses trois enfants comme un Dreyfus, école publique, ligne laïque, régime pas casher. «Mais quand j’ai voulu faire ma bar-mitsvah, il a compris», raconte son fils, psychiatre. L’une de ses sœurs est bouddhiste. Dans la famille élargie, il y a désormais des catholiques, des protestants, des juifs orthodoxes, même de jeunes mélenchonistes pro-palestiniens. Charles, lui, n’a qu’un dieu : Alfred, qu’il n’a cessé de vouloir réhabiliter, soucieux de casser son image psychorigide, de souligner sa délicatesse, son amour pour sa femme, sa culture. Il a néanmoins calé devant la panthéonisation proposée en 1994, à Chirac, par l’historien Vincent Duclert qui a fini par comprendre : «Charles ne veut surtout pas faire de bruit, il défend son aïeul avec ardeur, et une grande pudeur.»

Le patriarche a consenti à se rendre à Tel-Aviv pour inaugurer en 2018 la statue du capitaine sculptée par Tim, installée au cœur de la ville, à l’initiative d’une petite-nièce sexagénaire, Yaël Perl-Ruiz. Elle s’est tôt passionnée pour Israël, a fait son alya. Elle était là-bas le 7 octobre, s’est engagée pour aider l’armée, révoltée contre l’incendiaire Nétanyahou, mais solidaire, comme beaucoup, de la guerre totale : «Il faut, dit-elle, éradiquer le Hamas.» Charles, lui, frémit devant les images de Gaza en ruines, les flambées pro-palestiniennes dans les facs américaines. Il écoute les vibrations du monde, regarde, lit tout. Et juge Macron sévèrement. Il a pourtant voté pour lui, apprécié sa «grande intelligence» lors de l’inauguration du musée Dreyfus dans la maison de Zola. Mais «quelle ineptie» cette idée de coalition anti-Hamas, et son refus d’être à la marche contre l’antisémitisme tandis que le RN, lui, paradait, en parti soudain défenseur des juifs. Tout semble irréel et, en Israël, la guerre dure. «Chaque jour de bombardements alimente l’antisémitisme», tremble Charles Dreyfus. Ses voisins, qui ignorent son histoire, ont retiré la mezouzah de leur porte. Il aimerait leur dire de ne pas avoir peur, souffler ces mots d’Alfred qui, toujours, même dans l’enfer du bagne, recommandait d’espérer, de «penser à la beauté des choses».

1927 Naissance à Paris.
1935 Mort de son grand-père Alfred Dreyfus.
1944 Engagement dans les Forces françaises libres.
1948 Mariage.
2021 Inauguration du musée Dreyfus.

par Sophie des Déserts