Nathan Devers : l’écrivain prometteur qui aurait dû devenir rabbin

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Dans « Penser contre soi-même », un récit autobiographique époustouflant, il raconte la tentation rabbinique de son adolescence. Portrait d’un jeune écrivain qui n’est décidément pas comme les autres.

Est-ce parce qu’il est le fils du grand neurologue Lionel Naccache que Nathan Devers n’a pas le cerveau de Monsieur Tout-le-monde ? Lauréat du concours général en philosophie, normalien, agrégé de philo, bientôt docteur, il cumule les titres d’excellence. On connaît le travers de ce genre de profil : quand l’intelligence prend le pas sur la sensibilité, cela donne des graphomanes un peu secs, comme Tristan Garcia ou Aurélien Bellanger. Devers a beau maîtriser Etre et Temps de Heidegger, il est habité par une forme d’élan vital qui donne de l’émotion à ses livres.

A seulement 26 ans, il a déjà derrière lui deux essais et deux romans, dont Les Liens artificiels, brillante satire du métavers sélectionnée sur la liste du Goncourt en 2022, et vendue à près de 25 000 exemplaires. Son nouveau livre, Penser contre soi-même, est le premier où il parle de lui. De l’autofiction sans pensée ni recherche formelle, comme il s’en publie tant ? Loin de là. Certes Devers y raconte avec sincérité les années d’adolescence où il allait dès qu’il le pouvait en Israël et voulait devenir rabbin, avant de s’éloigner du judaïsme au profit de la littérature et de la philosophie. Mais il en tire un texte sophistiqué et très original, à la fois profond et drôle quand il dépeint le lycée juif où il était entré en première. On dirait Les Mots de Sartre écrit par le jeune Philip Roth (celui de Goodbye, Colombus). Ne se satisfaisant pas d’être l’auteur du livre le plus frappant de cette rentrée littéraire d’hiver, Devers est aussi enseignant à l’université de Bordeaux et chroniqueur partout à la télévision, notamment chez Michel Drucker et chez Pascal Praud, où ses interventions inclassables font souvent mouche par rapport à ses confrères interchangeables. Aucun doute : Devers est parti pour s’installer dans le paysage intellectuel et médiatique. Cela valait bien une rencontre.

On le retrouve chez lui à Paris, un studio du XVe arrondissement qui tient moins de la synagogue que de la cellule de moine – une pièce blanche avec rien sur les murs. Grillant cigarette sur cigarette, Devers revient sur le projet de Penser contre soi-même : « Pour écrire ce livre, je me suis replongé dans la Bible et dans l’hébreu. Je me suis rendu compte que j’avais sous-estimé l’aspect poétique de la religion. Le judaïsme n’est pas un arsenal de dogmes, c’est une quête de sens, comme la philosophie. Quand j’étais très religieux, je priais tous les matins, et c’était la meilleure raison de me réveiller. Je trouve toujours désirable l’union totale du spirituel et du quotidien. Au fond il n’y a pas eu de rupture dans mon cheminement. Un rabbin gère les affaires courantes de sa communauté, mais il est aussi un philosophe à sa manière, un exégète et un penseur. »

« Je vois dans la religion une aspiration à la grandeur »

La structure de Penser contre soi-même surprendra le lecteur goy : Devers n’y donne aucune date, la chronologie est floue, les événements viennent et reviennent. L’auteur aurait-il voulu donner à sa confession la forme d’une spirale talmudique ? « C’est tout à fait ça. Un des principes du Talmud est qu’il n’y a pas d’antériorité ou de postérité dans la Bible. Les événements sont racontés comme vrais mais inscrits dans une fausse durée. J’ai repris cette idée, et j’ai aussi changé certains noms et ajouté de la fiction… » Un des passages les plus audacieux et marquants du livre se passe ainsi dans un lycée juif dont Devers a changé la situation géographique et le nom, en le rebaptisant Betham. Sa kippa sur la tête, le jeune Nathan y débarque avec ses rêves de rabbinat et déchante : il y découvre « l’intégrisme », « un judaïsme de l’entre-soi et du repli identitaire » où « plusieurs individus, de tartuffes, devenaient fanatiques ».

Face à nous, il s’explique : « A 15 ans, je suis parti de Jean-Baptiste-Say, un lycée public, parce que je ne pouvais plus pratiquer le shabbat. On se moque souvent du vivre-ensemble comme d’une idée naïve, alors que ce n’est pas si ridicule. Quand je suis arrivé dans cet établissement que j’appelle Betham, j’ai étouffé… Comment des gens religieux pouvaient, au nom de la religion, verser dans la superstition la plus crasse et jusqu’à la haine pure ? Je vois dans la religion une aspiration à la grandeur, et ce n’est pas parce que je m’en suis éloigné que j’y suis devenu hostile, contrairement à Deborah Feldman rejetant ses racines hassidiques dans Unorthodox. Vous citez Philip Roth, qui est un auteur très important pour moi, en particulier à ses débuts. Dans Goodbye, Colombus et Portnoy et son complexe, il y a cette idée géniale qu’avoir un regard acide vis-à-vis des siens est une éthique d’écriture. Chez lui comme chez moi les intentions ne sont pas polémiques. Roth avait été injustement accusé de trahison, voire d’antisémitisme, alors qu’il n’y a pas de plus grand geste d’amour envers la communauté juive que d’en décrire les angles morts et d’en rire. Je ne parle pas que de Betham dans le livre. Quand je décris l’Ecole normale israélite orientale, où j’allais ado et dont je garde bon souvenir, les portraits sont parfois burlesques mais c’est très bienveillant. Je me sens comme un divorcé qui écrirait sur une histoire d’amour finie, avec de la tendresse pour son ex, par pour régler ses comptes. »

« Je n’ai pas peur de finir paria »

Dans des pages touchantes, Devers raconte comment le philosophe Jean-Pierre Osier l’a orienté vers Normale sup. Il ne parle en revanche pas d’une autre rencontre capitale de ses années de formation. Alors en hypokhâgne, Devers s’enthousiasme pour Hôtel Europe de Bernard-Henri Lévy. BHL est le premier à s’apercevoir du talent de l’étudiant : il lui présentera par la suite des tas de gens, publiera chez Grasset l’un de ses essais (Espace fumeur) et le nommera responsable de La Règle du jeu. Devers nous brosse ce portrait de son mentor : « Un personnage médiatique est toujours caricatural, et Bernard-Henri Lévy est très différent de BHL. Il a une passion absolue, presque religieuse, pour la littérature – plus que pour la philosophie théorique. Il est éminemment littéraire : il lit tout le temps mais surtout il perçoit le monde comme un immense roman. Pour lui les gens sont des personnages, inscrits dans une temporalité romanesque. Je me sens proche de ça. »

Au sein de La Règle du jeu, Devers s’entend bien avec Yann Moix. A certains égards, il rappelle le Moix époque Jubilations vers le ciel, mais sans le côté autodestructeur. Habitué comme son aîné des plateaux de télévision, prend-il garde aux dérapages ? « Je n’ai pas peur de finir paria. Ce qui m’inquiète plus, c’est de m’enfermer dans un dogmatisme où je me mettrais à pourrir, à l’image de ces personnages télévisuels balzaciens, engoncés derrière un masque avec leurs idées. Aujourd’hui il y a beaucoup de gens qui sont dans une logique archi idéologique, et tout pousse à ça, comme si on vivait dans un immense algorithme. Pour ma part je ne suis pas militant, pas encarté, je n’ai pas d’ambition politique. Certains diront que j’ai un discours de gauche, j’ai juste une attitude interrogative, je ne viens pas vendre une parole préfabriquée. » Jeune homme pressé et raisonnable à la fois, le futur docteur en philo nous dit souffrir du « schisme qui existe entre l’université et les médias ». Son ambition : réussir à jeter un pont entre les deux pour ne plus avoir l’impression d’être « comme un bilingue obligé de parler deux langues à tour de rôle ». Tout cela en restant créatif (tant dans ses romans que dans ses essais) et sans cesser de penser contre lui-même.

Penser contre soi-même, par Nathan Devers. Albin Michel, 337 p., 20,90 €.