La réparation, par Eliette Abécassis

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La chronique d’Eliette Abécassis nous raconte et nous explique la vie de Isaac Louria, plus connu sous le nom d’Ari Hakadoche, « le saint lion » . Un vrai bonheur de lecture !

Comment faire venir la lumière au sein des ténèbres ? Telle était la question qui hantait le rabbin Isaac Louria il y a quelques siècles sur les hauteurs de la ville bleue et blanche de Safed, en Galilée, où il étudiait, jour et nuit, avec ses disciples, auxquels il enseignait les significations profondes de la Torah. Il y menait une vie simple et ascétique depuis qu’il était arrivé en Terre promise où il était connu sous le nom d’Ari Hakadoche, « le saint lion » . Sa famille vivait originairement en Allemagne, qu’elle avait dû quitter précipitamment pour venir rejoindre les siens sur la terre de leurs ancêtres, afin d’échapper aux pogroms et aux massacres dans les villes et les villages, d’hommes, de femmes, d’enfants : il fallait fuir la diaspora, il n’y avait pas d’autre pays que le sien.

Au sein de la violence et des ténèbres qui avaient envahi son monde, son désir et son idéal étaient d’enseigner et de transmettre la lumière, de réparer ce monde de destruction, de haine et de violence. Ainsi en son aspiration mystique, en 1569, Isaac Louria prit avec sa famille le chemin de Jérusalem. À l’époque, la ville et le pays faisaient partie de l’Empire ottoman, et les juifs avaient le statut de dhimmis : « protégés et soumis ». Mais des écoles d’études étaient ouvertes dans tout le pays, et en particulier pour enseigner la kabbale, qui signifie « réception » : une interprétation mystique et ésotérique de la Torah écrite et enseignée depuis le XIIe siècle en Espagne. Louria prolongea l’étude du Talmud par celle de la kabbale. Il commença à effectuer des retraites sur les bords du Nil. Pendant la semaine, il passait son temps à jeûner, prier et étudier, puis revenait à Safed pour le shabbat. Il cherchait avant tout à appliquer la tradition mystique dans la vie quotidienne, afin de changer la vie de l’homme et des hommes sur la terre.

Alors Louria désira de tout son cœur et de toute son âme voir la Ville sainte. Un jour, il descendit de sa montagne, longea le lac de Tibériade, emprunta les routes de Galilée, puis il monta vers Jérusalem. Là il s’installa avec les siens, et au sein des remparts de pierre blanche bâtis par Hérode pour entourer le temple, il créa son école, y étudia, enseigna à ses élèves, de plus en plus nombreux, de plus en plus fervents. Ses idées se diffusèrent dans tout le pays car elles étaient porteuses d’espoir pour ceux qui résidaient en Terre sainte depuis toujours ; et pour ceux qui arrivaient, chassés eux aussi par les pogroms ou par l’Inquisition. Et tous, au sein de la violence et des ténèbres qui avaient envahi leur monde, cherchaient la réponse à la question : « Comment Dieu a-t-il créé le monde ? » Cette question à l’origine de la philosophie de Louria paraît insoluble et pourtant, le maître trouva la réponse dans la kabbale. Selon lui, lors de la création, Dieu se contracta en lui-même afin de laisser place à un vide dans lequel il se reflète, pour que l’homme existe. Cet homme terrestre peut ainsi être un médiateur de la lumière divine ou un destructeur : il choisit de faire éclater la lumière sous forme d’étincelles, ou de bombes attachées aux débris qui se répandent. Réunir ces éclats permet sa rédemption, le tikkoun (« réparation ») : c’est à l’homme de réparer les vases. Pour cela, il doit agir à l’intérieur de lui-même afin de trouver les étincelles de lumière divine et les rassembler.

Comment Dieu a-t-il créé le monde ? Comme un homme qui se concentre et retient sa respiration, dans la dissimulation, la restriction, la contraction. Louria laissa ses lumières à ses disciples qui enseignèrent ses idées à leurs disciples, et leurs descendants, jusqu’à aujourd’hui, où l’on enseigne toujours sa mystique fondée sur le tikkoun ou réparation. Il s’agit de chercher l’intérieur de soi-même les étincelles de lumière divine et de les faire sortir, dans le respect des commandements et des rituels ; et dans l’organisation de tous les jours de la vie, inscrire le sacré.

Pourquoi est-il écrit en hébreu, lors de la création du monde, « et la lumière sera » ? Et non « et la lumière fut ». Parce que la lumière sera. La lumière sera à travers les réceptacles, ceux qui sont capables de la recevoir. Et la recevoir, c’est : étudier, écouter les maîtres, lire les œuvres des grands penseurs du passé, connaître l’histoire inhérente à notre identité collective et individuelle. Prier, fêter, instaurer des rituels, sacraliser des moments du quotidien pour renouer avec le réel, lutter contre le virtuel qui nous égare. Sortir du monde économique et technique, se préserver des espaces à soi et faire le bien autour de soi. Ainsi, au sein de la violence et des ténèbres, qui ont envahi notre monde, la lumière sera.

Eliette Abécassis

Source la-croix