A Jérusalem, la surprenante alliance des évangéliques et des nationalistes israéliens

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En plein essor, ces communautés protestantes constituent un soutien précieux pour le gouvernement Netanyahou. Non sans arrière-pensées.

Jusqu’au 7 octobre, il suffisait de passer par le petit café situé devant la tour de David, à l’entrée ouest de la vieille ville de Jérusalem, pour pénétrer dans le lieu. Désormais, le café est coupé en deux, les grandes grilles à gauche de la terrasse ont été fermées, et il n’est plus possible d’entrer dans le bâtiment que pour une poignée de cérémonies religieuses, comme l’eucharistie du mercredi matin. Question de sécurité. Au lendemain des attaques du Hamas, l’endroit a accueilli des réfugiés venus de villes israéliennes proches de Gaza. Et fourni de l’aide alimentaire aux personnes touchées par la guerre ou isolées.

Ces hauts murs de pierres claires n’abritent pourtant pas un centre d’aide du gouvernement israélien, mais le siège de l’une des nombreuses structures évangéliques de la ville. Elles portent des noms comme Christ Church Jerusalem, Ambassade chrétienne internationale de Jérusalem ou Christians for Israel International, et mêlent religion, activités humanitaires et politique. Très influentes, souvent riches, elles jouent un rôle social crucial et comptent, depuis plusieurs années, parmi les meilleurs soutiens du gouvernement Netanyahou.

Surprenante au premier abord, leur présence puise d’abord aux sources de la théologie. Pour ces mouvements protestants, la Bible doit, en effet, se lire au sens littéral. A leurs yeux, la prophétie annonçant la restauration du royaume d’Israël va se réaliser non pas symboliquement, mais réellement. Et cela se produira dans la vraie Jérusalem. Il faut donc, selon eux, encourager le retour des juifs sur la terre d’Israël pour espérer la fin des temps. Dans un singulier rapprochement entre profane et sacré, le mouvement sioniste, puis la création de l’Etat en 1947 leur sont apparus comme le début de l’accomplissement des prophéties bibliques.

Un soutien politique aux racines religieuses

Chaque année, à l’exception de la parenthèse du Covid, des croyants venus du monde entier séjournent à Jérusalem, s’engouffrent dans des dizaines de bus pour des itinéraires mi-religieux, mi-touristiques. Ils se distinguent des autres pèlerins chrétiens par le choix des visites qu’ils effectuent. Ils ignorent le Saint-Sépulcre, reconnu par les catholiques et les orthodoxes, qui n’a pas de sens pour eux, et lui préfèrent le jardin de la Tombe, à proximité de la porte de Damas, à la sortie de la vieille ville, où se situe, selon eux, le « vrai » tombeau de Jésus. Ils sont aussi les rares à visiter la Knesset, le Parlement israélien, à rencontrer des députés, voire à se rendre dans les colonies israéliennes de Cisjordanie pour afficher leur soutien politique.

Point d’orgue, la fête de Souccot – ou fête des Tabernacles –, qui commémore les quarante ans d’errement dans le désert, après la sortie d’Egypte, durant lesquels les Hébreux ont campé dans des abris de fortune. Pour la célébrer, des milliers de pèlerins venus des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, d’Amérique latine, d’Afrique du Sud ou d’Asie défilent chaque automne dans les rues de la vieille ville. Cette année encore, quelques jours avant la guerre, ils ont marché en entonnant des chants à la gloire de Dieu avant de se retrouver dans un stade de Jérusalem pour une soirée de prière. A cette occasion, la ministre du Renseignement, Gila Gamliel, un ancien ministre, Avigdor Kahalani, et plusieurs responsables israéliens ont pris la parole, donnant à la cérémonie une dimension bien plus que religieuse.

Le mélange des genres n’est pas nouveau. En 1980, une crise diplomatique éclate lorsque la Knesset vote une loi proclamant la souveraineté israélienne sur l’ensemble de Jérusalem. En signe de désapprobation, les 13 dernières ambassades encore implantées dans la ville décident de se transférer à Tel-Aviv. Symboliquement, l’Ambassade chrétienne internationale se crée pour afficher le soutien à Israël ; elle deviendra l’une des plus puissantes organisations évangéliques du pays. Depuis, alors que les autres Eglises, en particulier la catholique, implantées avant la guerre des Six Jours et l’annexion de Jérusalem considèrent qu’elles vivent sous occupation israélienne et n’entretiennent pas toujours les meilleures relations avec les autorités du pays, les évangéliques ne ménagent pas les gestes de soutien, ni les preuves d’amour. « Ils nous soutiennent ouvertement et sont de précieux relais lorsque nous voulons transmettre des messages », confirme Tania Berg-Rafaeli, directrice du bureau des Affaires interreligieuses au ministère des Affaires étrangères. Ils le sont d’autant plus qu’ils rayonnent bien au-delà des quelques centaines de permanents présents à Jérusalem. « Leur force n’est pas dans leur nombre, confirme Tania Berg-Rafaeli, mais dans le fait qu’ils sont présents partout dans le monde. »

Si, de longue date, les Américains en représentent le plus gros des bataillons, les liens politiques avec les Etats-Unis se sont encore renforcés depuis l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2016. Ce dernier s’est largement appuyé sur les groupes évangéliques pour se faire élire. Ceux-ci étant de fervents soutiens de Benyamin Netanyahou, de ses alliés ultranationalistes et des colons israéliens, l’influence s’est très vite fait sentir. Deux personnalités, le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’Etat Mike Pompeo, eux-mêmes évangéliques, ont poussé à l’adoption d’une politique plus pro-israélienne que jamais.

Plusieurs initiatives prises sous la présidence Trump portent leur marque, comme le plan présenté en 2020 par Mike Pompeo prévoyant une partition incluant une annexion de toutes les colonies par Israël ou la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le plateau du Golan. Mais l’événement le plus marquant reste le transfert en 2018 de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, dans lequel les évangéliques ont joué un rôle majeur. La cérémonie d’inauguration a d’ailleurs été ouverte par un pasteur de Dallas, Robert Jeffress, et clôturée par une prière énoncée par John Hagee, un Texan fort de 20 000 fidèles. Les deux hommes ont une réputation discutable : le premier est notamment connu pour avoir tenu des propos sur le fait que « le judaïsme ne pouvait mener qu’en enfer », le second a justifié l’extermination des juifs par Hitler en affirmant qu’elle avait permis leur retour en Israël. Mais leur soutien aux droites américaine et israélienne l’emporte sur les autres considérations. « Pour l’extrême droite israélienne, qui a vécu jusque-là dans un isolement total, ce soutien est inespéré », note Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’Open University of Israel. Au-delà des gestes symboliques, ces organisations disposent de millions de dollars, qu’elles consacrent volontiers à l’alya (retour en Israël) de juifs de la diaspora (hier souvent russes ex-soviétiques, désormais ukrainiens), à l’aide aux plus démunis ou à des projets étendant la colonisation dans les territoires palestiniens.

Si la majorité des Israéliens affichent une indifférence polie à l’égard des évangéliques et de leur influence dans le pays, une minorité d’ultraorthodoxes voient d’un très mauvais œil leur présence à Jérusalem. Ils redoutent le prosélytisme de ces croyants, prompts à exprimer leur ferveur, et craignent les conversions de force. Soucieux de discrétion, les évangéliques prennent garde aux mots qu’ils emploient. Ils ne parlent pas d’Eglise, mais de communautés ou d’assemblées. Ils observent aussi un silence quasi total sur leurs aspirations profondes. Pour eux, le retour des juifs sur la terre d’Israël n’est, en effet, qu’une étape avant que les juifs ne reconnaissent Jésus comme le Messie.

Tensions récurrentes avec les juifs orthodoxes

Malgré ces précautions, ils ont été, ces dernières années, la cible de mouvements de protestation. En mai dernier, un petit groupe de pèlerins évangéliques a été pris à partie par des ultranationalistes religieux alors qu’ils priaient à proximité du mur occidental. A l’origine de l’appel ? Aryeh King, maire adjoint de Jérusalem, membre de cette mouvance extrémiste. La proximité d’élections municipales initialement prévues fin octobre n’est sans doute pas étrangère à l’incident, mais ce dernier témoigne d’une nette crispation. Au point d’obliger Benyamin Netanyahou à tweeter une ferme condamnation. En début d’année déjà, il avait dû s’opposer à un projet de loi présenté par des parlementaires ultraorthodoxes prévoyant de punir de deux ans de prison toute « tentative de groupes missionnaires, principalement chrétiens, visant à solliciter la conversion religieuse ».

L’élection de Joe Biden a quelque peu rééquilibré les relations entre le gouvernement israélien et les Etats-Unis, les démocrates étant moins à l’écoute des évangéliques. Mais la guerre a changé la donne. Désormais, pour Israël, chaque soutien est fondamental. « L’opinion publique israélienne est consciente que les évangéliques ne défendent pas n’importe quelle vision d’Israël, mais plutôt celle de la colonisation. Mais, aujourd’hui, certains se disent qu’il vaut mieux ces Américains-là plutôt que ceux qui s’expriment dans les universités comme Harvard, avec des slogans propalestiniens tels que ‘de la rivière à la mer' », constate Denis Charbit.

Par Agnès Laurent, avec C. P.