Yahya Sinwar, l’ennemi d’Israël qui se rêve en héros du peuple palestinien

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Le chef du Hamas à Gaza, cerveau des attaques du 7 octobre, n’a qu’un objectif : éradiquer toute présence juive en terre d’Islam. Pourchassé par Tsahal, il se terre dans le gigantesque réseau de tunnels.

Pour les Israéliens, pas de quartier. L’armée doit tout faire pour retrouver le leader du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, et le tuer. Un état d’esprit relayé à longueur d’antennes par les experts et commentateurs militaires comme politiques. Traité de dangereux psychopathe, il est d’autant plus pervers, expliquent-ils, que pour atteindre son objectif – la destruction totale d’Israël –, il n’hésite pas à sacrifier sa propre population.

Au lendemain du 7 octobre, le porte-parole de l’armée a été très clair : « Sinwar est un mort vivant. » En deux mois et demi de guerre, le discours s’est adapté à la situation : « En sursis, il se terre dans son immense réseau de tunnels. À plusieurs reprises, il s’en est fallu de peu pour que nous l’attrapions. Une chose est sûre, nous finirons par le retrouver. » Yahya Sinwar, le nouveau Ben Laden ? Les services sécuritaires américains ont traqué pendant dix ans le chef d’Al-Qaida avant de réussir à le tuer.

Il n’est pas un jour sans que les médias s’interrogent sur ce que Sinwar a dans la tête. Quel est son mode de fonctionnement ? Par quoi est-il motivé ? Uniquement sa haine d’Israël ou son désir profond de devenir le héros du peuple palestinien, une sorte de nouveau Yasser Arafat ? Comme le dit Esmat Mansour, un de ses anciens compagnons de cellule, « pour comprendre Sinwar, il faut d’abord savoir d’où il vient. Quand il nous expliquait pourquoi il nous fallait lutter contre l’occupation, il revenait toujours à son histoire familiale vécue comme une tragédie sans fin dont il se souviendra toujours ».

Condamné pour le meurtre de Palestiniens

Sa vie commence à Khan Younès, la grande ville du sud de Gaza. Il y naît en 1962 dans un camp de réfugiés où sa famille est arrivée fin 1948, en provenance de Majdal, aujourd’hui la ville israélienne d’Ashkelon. Elle en avait été expulsée lors de la Nakba, la « grande catastrophe » : des centaines de milliers de Palestiniens chassés de leurs terres ou fuyant devant l’avancée des forces israéliennes pendant la guerre de 1948. « Il nous parlait du manque de salubrité à Khan Younès dû à un système sanitaire désastreux. Mais aussi d’une lutte pour la survie faite d’aumônes versées par l’ONU », poursuit Esmat Mansour.

Vingt ans plus tard, en 1982, il est arrêté pour la première fois par l’armée israélienne. Étudiant à l’université islamique de Gaza, où il a fondé le mouvement estudiantin affilié à l’Union islamique – dirigée par le Frère musulman Cheikh Ahmed Yassine –, il est accusé d’agitation puis relâché. Sinwar est alors devenu un proche de Yassine. Les deux hommes prient dans la même mosquée.

Avant même la création formelle du Hamas, en 1988, il a participé à la mise en place de l’organisation Al Majd (gloire, en français). Un prototype de ce qui deviendra la branche militaire du Hamas, connu sous le nom de brigades Ezzedine al-Qassam. Son « job » est alors de punir « ceux qui offensent la morale » et de tuer des Palestiniens soupçonnés de collaborer avec Israël.

En 1988, un an après le début, à Gaza, de la première Intifada, il est arrêté puis condamné quatre fois à la réclusion à perpétuité pour le meurtre de quatre Palestiniens et des actes de sabotage. Il est aussi accusé d’avoir participé à des attaques contre des soldats israéliens. Selon un ancien du Shin Beth, la sécurité intérieure israélienne, il a alors le statut de prisonnier numéro 1. Michael Kobi, qui l’a longuement interrogé, raconte : « C’est seulement en prison que son rôle dans le meurtre de Gazaouis, soupçonnés d’être des collabos d’Israël, est apparu. »

« Je connais sa cruauté. »

Dans une transcription d’une dizaine de pages de son interrogatoire publié par la presse israélienne, Sinwar décrit, sans état d’âme, la façon dont il a tué. Soit en étranglant la victime, soit en l’enterrant vivante ou en utilisant une machette. Il a fait vingt-deux ans de prison en Israël. Un peu plus de deux décennies qu’il mettra à profit pour apprendre parfaitement l’hébreu et connaître en profondeur son ennemi, étudiant avec acharnement l’histoire d’Israël et son fonctionnement politique et social. C’est en prison aussi qu’un chirurgien israélien lui a sauvé la vie en l’opérant d’une tumeur au cerveau.

Ancienne directrice de prison, Betty Lahat raconte : « Sinwar était très affecté par sa maladie. Il avait peur. Ce qui l’effrayait, c’était le manque de certitudes quant à sa survie et son état de santé. Plusieurs fois, il a demandé à me parler pour qu’on lui explique l’avancée du traitement. » Il faut aussi évoquer le dentiste de l’administration pénitentiaire, Youval Bitton, qui a passé des heures à soigner ses caries et qui est devenu le chef du département des renseignements au sein de cette même administration. « Je connais sa cruauté. Je n’ai jamais sous-estimé ses capacités, comme d’autres, malheureusement, l’ont fait. Il nous connaît très bien. »

En parallèle, il agit pas à pas pour prendre le pouvoir au sein de ses codétenus : grèves de la faim pour améliorer les conditions de détention mais aussi poursuite, en prison, de la traque d’éventuels collabos. Après le kidnapping par le Hamas en 2006 de Gilad Shalit, son étoile est au firmament. Il va alors multiplier les rencontres, en prison, avec les officiels israéliens qui viennent le voir pour obtenir un accord sur la libération du jeune soldat israélien. Pourquoi lui ? Dès ce moment-là, Israël sait que Gilad Shalit a été enlevé lors d’une opération préparée par Mohammad Sinwar, son jeune frère. Une alliance fraternelle où l’un, du fond de sa cellule, tire les ficelles, et l’autre agit sur le terrain.

« Il a changé le mouvement »

Il retrouve la liberté en 2011 dans le cadre de l’échange de 1 026 détenus palestiniens contre Gilad Shalit. De leader charismatique en prison – gare à celui qui ose le contester –, il prend, au fil des années, une place de plus en plus importante au sein de la direction du Hamas. La consécration arrive en 2017, lorsqu’à l’issue d’une consultation interne, il devient le chef, pour Gaza, du mouvement islamiste.

Une apothéose qui acte aussi la fin de la séparation entre branche militaire et branche politique du Hamas. À partir de là, et en dépit de déclarations lénifiantes comme celle faite au quotidien israélien Yediot Aharonot, en 2018 – « je ne veux plus d’autres guerres » –, il va concrétiser la vision théologique du fondamentalisme islamiste : éradiquer toute présence juive en terre d’Islam. Il le fera avec sa propre personnalité.

Pour Shlomi Eldar, un journaliste israélien, auteur, en 2012, d’un livre sur le Hamas, « il a changé le mouvement. Aucun autre responsable de l’organisation islamiste n’aurait pu, sans craindre la riposte israélienne, orchestrer une attaque d’une telle ampleur comme celle du 7 octobre. La seule explication que je peux donner, c’est que cela tient à sa personnalité ».

Reste cette question : Yahya Sinwar avait-il prévu l’envergure de la réaction militaire israélienne ? En avait-il calculé les tenants et les aboutissants ? Et, autre interrogation : au-delà de la guerre qui bouleverse la région, a-t-il atteint un autre de ses objectifs, celui de devenir le leader de la cause palestinienne ?

Danièle Kriegel

Source lepoint