Dans le port d’Ashdod, des quais déserts, et l’inquiétude des importateurs

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Victime de la guerre contre le Hamas et des attaques des houthis en mer Rouge, la principale entrée maritime d’Israël, sur la mer Méditerranée, est désormais évitée par la plupart des compagnies maritimes. La direction du port et ses clients craignent l’augmentation des prix et l’allongement des livraisons.
«Erreur 404». Depuis vendredi 15 décembre, ce message rappelle qu’il est impossible de consulter en ligne les horaires d’accostage des bateaux dans le port d’Ashdod, situé à une quarantaine de kilomètres au sud de Tel-Aviv. Demande express des services de lutte antiterroriste, afin d’éviter que les navires au départ ou à l’arrivée du port puissent être tracés. La décision a été prise après qu’un porte-conteneurs de la compagnie maritime danoise Maersk en route vers Israël a essuyé une attaque menée par les rebelles houthis, le transporteur évoquant pudiquement un «incident». Vendredi, Maersk annonçait qu’il n’empruntera plus la mer Rouge et le détroit de Bab al-Mandeb, suivi par ses principaux concurrents, l’italo-Suisse MSC et le français CMA-CGM. A eux trois, ils contrôlent environ 45 % du marché mondial du transport maritime de marchandises. La compagnie maritime hongkongaise OOCL et la taïwanaise Evergreen ont ensuite elles aussi annoncé qu’elles suspendaient leur desserte des ports israéliens.

Une galère de plus pour le port d’Ashdod, le plus important d’Israël, en service depuis près de soixante ans. Une infrastructure dont l’actionnaire majoritaire est l’Etat et qui s’étend sur 47 km². La bande de Gaza est à moins de 30 km et ici, on entend régulièrement les sirènes qui signalent les départs de roquettes en provenance du territoire palestinienne. Depuis le 7 octobre et le massacre terroriste du Hamas, le trafic s’est singulièrement contracté sur les onze quais que compte la plateforme maritime. Habituellement, elle traite entre 800 000 et 900 000 conteneurs par an, soit 21 millions de tonnes de marchandises en 2022.

Révélateur de la sous-activité

De son bureau situé dans l’axe des imposantes grues de déchargement, le directeur général du port Eli Bar Yossef estime à «30 % la baisse d’activité» et détaille : «Nous recevons aujourd’hui 12 à 18 bateaux par jour.» En période normale, ce chiffre monte à plus de 30. La crise est encore plus visible pour le marché de l’importation des voitures. «Il arrive environ 1 200 véhicules par mois contre 12 000 habituellement», poursuit Eli Bar Yossef, à la tête de 1 280 salariés dont près d’une centaine est actuellement mobilisée par l’armée. Quant aux croisières, elles se sont carrément arrêtées après un début prometteur : 60 000 passagers en 2022, le double attendu cette année. Pour l’heure, plus personne ne songe à embarquer pour caboter de ports en ports sur la Méditerranée. Sur la table de travail d’Eli Bar Yossef, un gros classeur rouge posé en évidence rappelle, si besoin est, le conflit en cours. Il s’agit des consignes de sécurité à appliquer aussi bien pour les navires que pour leurs équipages et les salariés du port.

Sur l’un des onze quais, l’inactivité est criante en ce matin de décembre. Pas de bruits liés à la manutention des marchandises ni de noria de camions venus les récupérer. Le silence est aussi inhabituel que révélateur de la sous-activité. Un seul porte-conteneurs d’Evergreen attend d’être déchargé. La quasi-totalité des grues est à l’arrêt. Un unique navire est en cours de déchargement. Sur le pont, combinaison orange et gants noirs, Edom, un jeune marin turc, supervise le transbordement de longs tuyaux métalliques d’adductions d’eau. Venu d’Istanbul, c’est son premier voyage depuis un mois vers un port israélien. Du côté de la zone réservée aux voitures, il n’y a guère qu’une vingtaine de modèles emmaillotés dans une housse de protection blanche. Ils attendent d’être convoyés vers leurs importateurs. «Habituellement, ici, il n’y a pas de place pour circuler», lâche dépité un salarié du port en balayant du regard l’espace de déchargement vierge de tout conteneur.

A quelques centaines de mètres de là, un importateur en affaires avec le port depuis plusieurs décennies dresse un tableau particulièrement sombre. «Selon moi, la baisse de trafic atteint plutôt 50%. Ici, nous traitons des marchandises au départ et à l’arrivée d’Israël mais aussi des importations pour la Cisjordanie et Gaza, en provenance essentiellement d’Asie et de Turquie.» Or, ce trafic s’est quasiment interrompu avec la guerre. Une partie des opérateurs gazaouis passe toutefois par des relais d’affaires situés du côté de Ramallah, en Cisjordanie, pour maintenir en partie des commandes.

Côté israélien, la mobilisation de plus de 300 000 réservistes entraîne une sérieuse baisse de la consommation et donc des achats de produits manufacturés en provenance d’Asie. «Mes entrepôts sont pleins à craquer de marchandises», s’inquiète l’importateur, qui ne peut que constater la réduction drastique des cadeaux de fin d’année.

«Augmentation des prix en proportion»

Un de ses confrères, Uri Shochat, n’est guère plus optimiste. Ce quinquagénaire venu du transport aérien dirige Overseas, une société de 500 salariés dont les services vont du dédouanement des marchandises à la livraison aux destinataires, en passant par le stockage. Ses entrepôts peuvent recevoir l’équivalent de 5 000 conteneurs. Déjà, avant la guerre, l’activité de son entreprise avait diminué de 10 % à cause de l’inflation et de la hausse des taux d’intérêt. Et ce n’est rien comparé à sa filiale spécialisée dans le fret aérien. Du fait de l’arrêt de la desserte de l’aéroport de Tel-Aviv par les principales compagnies cargos, l’activité a baissé de 90 %.

Les récentes attaques menées par les Houthis le préoccupent au plus haut point : «C’est un changement profond pour nous et aussi pour le reste du monde. Les bateaux vont maintenant contourner l’Afrique et ce sera entre deux et trois semaines de plus de transport avec une augmentation des prix en proportion.» Libération a ainsi eu accès à un document envoyé par la compagnie Crown Shipping à ses clients israéliens. Il indique : «Compte tenu de la situation instable et des risques dans la période actuelle nous avons décidé de nous rerouter via le cap de Bonne-Espérance», à la pointe sud de l’Afrique. Résultat, le bateau, qui était attendu à Ashdod le 17 décembre, n’y arrivera que le 13 janvier.

Sans compter que les assureurs vont eux aussi revoir à la hausse leurs tarifs au regard de la tension dans toute la région. Et lorsqu’elles auront effectué ce périple rallongé, les grandes compagnies maritimes pourraient, pour certaines d’entre elles, «zapper» l’arrêt à Ashdod et décharger les marchandises qui lui sont destinées dans les ports voisins de Larnaca, à Chypre, ou Port-Saïd, en Egypte. Charge ensuite aux importateurs israéliens ou à leurs transitaires, à qui est déléguée cette mission, d’aller récupérer les marchandises avec un système de navettes.

«Les prix vont tellement augmenter que les importateurs ne voudront plus faire venir les marchandises d’Asie mais iront les acheter, même plus cher, en Europe», s’inquiète l’importateur, qui n’a pas connu pareille crise depuis trente ans et dit espérer une coalition des Etats-Unis et de l’Union européenne pour protéger la mer Rouge et frapper si besoin les Houthis. Non loin de là, attablé à la cantine d’Overseas, devant une assiette de boulettes de viande accompagnées de pommes de terre, Uri Shochat formule quelques regrets, et souhaite que, dans le futur, Gaza soit libéré de l’emprise du Hamas, indépendant et prospère : «Ce pourrait être le Singapour du Moyen-Orient avec sa plage, des hôtels et des casinos. Regardez à Dubaï, ils n’ont pas d’armée, ils ont investi uniquement dans l’économie.»

par Franck Bouaziz, envoyé spécial à Ashdod (Israël)