Une fiction douce-amère de l’écrivain israélien Etgar Keret sur le 7 octobre

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A la suite des attaques du Hamas, l’écrivain israélien a écrit une nouvelle drôle et amère qu’il a intitulée « Intention ». « Le Monde » présente la version traduite en français de cette histoire hassidique.

Etgar Keret est écrivain, scénariste de bandes dessinées et réalisateur. Il est né à Tel-Aviv en 1967 et est notamment l’auteur de « Sept années de bonheur, chroniques intimes » (L’Olivier, 2014) et d’« Incident au fond de la galaxie » (L’Olivier, 2020). La version en anglais de cette nouvelle a été publiée dans « The Guardian » le 3 décembre. En voici la version française

Vingt ans durant, Yihiel-Nahman pria son Dieu. Vingt longues années durant lesquelles il ne se passa pas de jour sans qu’il prie pour des épousailles, un salaire, la santé, la paix pour Israël, et rien n’advint. Yihiel-Nahman demeura célibataire, asthmatique, pauvre, et pas la moindre lueur de paix ne pointa à l’horizon. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer à prier, jour après jour, trois fois par jour, matin, après-midi et soir, sans jamais en manquer une.

Au fin fond de son cœur, Yihiel-Nahman admit que ses suppliques n’étaient pas exaucées. Car la prière est une pure soif de miséricorde et de justice, et la vie est ce qu’elle est : cruelle, désespérante, humiliante. Il va de soi que deux mondes aussi différents ne peuvent jamais se rencontrer. Mais le matin du huitième jour de Soukhot, le 7 octobre 2023, le jour de la Joie de la Torah, quelque chose se brisa dans le cœur de Yihiel-Nahman. Ce jour-là, nombre de gens de son peuple furent massacrés, pendant que d’autres étaient pris en otage, arrachés dès l’aube à leur lit et emmenés dans la ville ennemie

Avant même d’avoir pu assimiler ces mauvaises nouvelles, Yihiel-Nahman était déjà enveloppé dans son châle de prières sur le balcon de son appartement de Beit Shemesh et, des heures durant, sans boire ni manger, il pria et supplia son Créateur : ceux que Tu as pris ne sont plus là, mais, de grâce, aie pitié de ces innocents arrachés à leur lit à la première lueur du jour et ramène-les à l’intérieur de leurs frontières.

Le matin suivant, à l’issue de vingt heures de prière assidue, Yihiel-Nahman ouvrit l’application du cabinet de guerre, et découvrit que les captifs étaient toujours captifs et que rien n’avait changé. Il revêtit alors sa redingote et se rendit d’un pas rapide à la maison de son rabbin, le rav Nehemia Mittelman. « Honorable rabbin, lui dit-il, je n’ai plus la foi, et une minute avant d’ôter ma calotte et de couper mes papillotes, je suis venu vous faire mes adieux.

Des failles dans la foi

Le rabbin lança un regard perçant à Yihiel-Nahman et lui demanda d’une voix paisible ce qui lui avait fait perdre la foi, et ce dernier, bouleversé, lui répondit : « J’ai prié toute la nuit le Saint-Béni-Soit-Il pour l’âme des otages, je L’ai prié de se soucier d’eux, de les libérer. Et j’ai prié pas comme d’habitude, pas à moitié, mais avec une intention vraie et entière. Pourtant, il ne s’est rien passé. Sauf votre respect, honorable rabbin, je n’ai plus la foi. Je ne crois plus à l’existence d’un dieu qui durcit son cœur devant une prière aussi pure que la mienne. − Avec une intention entière ? demanda le rabbin tout en caressant sa barbe. Peut-on se demander combien cette intention était entière ? »

« Combien était-elle entière ? demanda Yihiel-Nahman, vexé. Elle était complètement entière. − Elle n’était pas complètement entière, dit le rabbin en hochant la tête avec tristesse, car si elle avait été entière, elle aurait été exaucée. Apparemment, ta prière était presque entière. Plus entière que d’habitude, mais pas encore suffisamment entière. » Le rabbin se tut un instant et, posant une main paternelle sur l’épaule de Yihiel-Nahman, il lui dit : « Au lieu de couper barbe et papillotes, je te propose d’investir encore un peu dans la prière, Hilik. D’après le tremblement de ta voix, je te sens très près du but. »

Yihiel-Nahman retourna dans son petit appartement, s’enveloppa de nouveau dans son châle de prière et pria. Et pendant qu’il priait, il chercha des failles dans sa foi et dans son intention et découvrit que, tout en priant la plupart du temps d’un cœur vraiment entier, il arrivait qu’il se hâte, que ses lèvres disent : « Et les fils reviendront dans leurs frontières », pendant que son cœur rêvait du long cou de cygne de la caissière souriante du supermarché, de son propriétaire revêche, de ses ordonnances médicales qu’il fallait faire renouveler au dispensaire. Et dès l’instant où Yihiel-Nahman prit conscience de ces pensées égoïstes qui troublaient sa prière, il se concentra pour les chasser peu à peu de son esprit.

Et comme quelqu’un qui essaierait de pousser un grand piano sur une côte, il sua et souffla et sua et souffla et pria, jusqu’au moment où les pensées profanes cédèrent la place à une intention et une foi qui l’inondèrent tout entier, la prière devint autre soudain, ce ne fut plus une série de mots du livre, mais une supplique douloureuse et vraie, et comme toute supplique pure et vraie, celle-ci aussi fut infinie, elle ne se contenta plus de la santé de ses frères en captivité, ni de son peuple, mais elle souhaita la paix de tous les humains, y compris de ses ennemis.

S’unir à la caissière du supermarché

Et tel un cavalier qui aurait perdu le contrôle de sa monture, Yihiel-Nahman continua de prier et écouta avec étonnement ses propres supplications comme si elles étaient dites par un autre, et, à la fin de la prière qui dura une trentaine d’heures, il ouvrit l’application du Hamal et découvrit que deux otages avaient été libérés et que des négociations étaient en cours avec l’ennemi afin de parvenir à un accord de cessez-le-feu.

Le soir de ce jour-là, en arrivant à la synagogue, il aperçut le rabbin Mittelman, qui lui sourit avec douceur et, lorsque leurs regards se croisèrent, le rabbin continua de lui sourire en hochant la tête. Et durant tout le chemin du retour chez lui, Yihiel-Nahman eut l’impression qu’il marchait non pas sur le trottoir de béton sali, mais sur un ciel inondé de nuages. A présent, se dit-il, puisque les grands problèmes commencent à se régler, je pourrai consacrer ma prochaine prière à moi-même.

Cette nuit-là, malgré sa fatigue, et au lieu d’aller dormir, Yihiel-Nahman pria de toutes ses forces pour des épousailles et des enfants. Au début, il voulut demander au Créateur de l’unir à la caissière du supermarché, mais, comme toute vraie prière, la sienne aussi choisit d’autres mots et d’autres intentions que les siens et, au lieu de choisir une épouse selon ses vœux, elle laissa le Créateur le faire à sa place.

Tandis qu’il priait, Yihiel-Nahman eut une sensation d’élévation, comme si pour la première fois de sa vie il réussissait à imaginer la vie qu’il s’était souhaitée, non pas dans les détails mais dans l’esprit. Il ne pria pas pour une femme mais pour le couple, non pas pour des enfants mais pour une parentalité sage et aimante. Il pria et pria sans souffler, jusqu’au moment où il se retrouva par terre, la tête blessée. Tout en lui faisant un pansement, la voisine du dessus lui dit que la blessure paraissait sérieuse et qu’il fallait consulter un médecin sans tarder, mais Yihiel-Nahman la remercia et lui expliqua qu’il était fatigué et sans doute déshydraté, il suffirait qu’il boive, mange et se repose un peu et tout rentrerait dans l’ordre.

Il quitta l’appartement de la voisine et se dirigea vers le supermarché où il acheta quelques sachets d’escalopes panées congelées, un pack de six bouteilles d’eau minérale et, quand il s’apprêta à payer, la caissière au long cou lui adressa son beau sourire lumineux et lui dit qu’il avait l’air de beaucoup aimer les escalopes panées. Mais ce ne fut pas tout et, comme il n’y avait pas d’autres clients au supermarché, ils se mirent à parler de nourriture – de sushis casher pour être plus précis – et Yihiel-Nahman promit à la caissière au long cou de lui apporter à son prochain passage un vinaigre de riz spécial qu’on ne trouvait qu’à Jérusalem et qui collait les grains de riz entre eux comme des magnets sur la porte du frigo.

Une âme sans tristesse

La nuit, tandis qu’il était allongé dans son lit les yeux ouverts, Yihiel-Nahman se dit combien ce monde était simple et merveilleux, et combien de souffrances et de difficultés il avait subies tout au long de sa vie, et tout cela pour n’avoir pas su que demander et comment le demander. Ce fut la dernière pensée qui lui traversa l’esprit avant qu’il ne ferme les yeux pour de bon.

La médecin expliqua à ses parents endeuillés que lorsque Yihiel-Nahman était tombé et s’était cogné la tête, apparemment son cerveau avait été endommagé et que, s’il avait écouté la voisine et était allé aux urgences de l’hôpital au lieu de se coucher et dormir, il serait vivant à l’heure qu’il est. Après avoir fini de parler, la médecin fit une grimace de tristesse. Mais l’âme de Yihiel-Nahman n’éprouvait pas la moindre tristesse. Elle était désormais dans le meilleur des mondes, non pas à quatre-vingt-dix pour cent, mais un monde pleinement, entièrement, bon.

Et, dans ce monde-là, il passa des heures et des heures en tête à tête avec le Créateur et lui exposa les complaintes et l’amertume des humains. Et le dieu l’écouta avec une patience infinie et des hochements de tête compatissants. Il l’écoutait toujours, même quand Il n’avait pas la moindre idée de ce que lui disait Yihiel-Nahman.

(Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech)

Etgar Keret (Ecrivain)

Source lemonde