Mineurs et tueurs à gages : enquête sur les nouvelles recrues du trafic de drogue

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Ils ont entre 16 et 18 ans, jamais plus de 25, un casier presque vierge, et sont recrutés par les trafiquants de stupéfiants sur les réseaux sociaux. Enquête sur un phénomène qui sidère les autorités françaises.

Il n’arrive pas à dater précisément le jour où il a accepté le contrat. Le seul événement qui lui vient à l’esprit comme repère temporel, ce sont les épreuves du bac. La proposition lui a été faite juste après, et il a dit oui. Oui pour tuer un homme en échange d’une grosse enveloppe (il ne donnera pas la somme, juste son nombre de chiffres : cinq), pour tenter, dit-il, de remettre sa famille à flot.

W. a 19 ans au moment de sa garde à vue, en mars dernier ; il en avait 18 quandle 18 juillet 2022, il a vidé un chargeur de 9 mm sur un homme dans un bar à chicha du 11e arrondissement de Paris, lui enlevant la moitié du crâne.

Avant de tirer sur cet inconnu dont il venait d’apprendre le prénom, W. n’avait pas fait grand-chose de sa courte vie. Né dans le Val-de-Marne, il a été bringuebalé dans différentes villes du sud de la France au gré des déménagements de sa mère, célibataire, venue de Mayotte. Un bac électrotechnique, une petite copine, et quelques « plans cul » via les réseaux sociaux.

Il n’a pas non plus marqué l’histoire des fichiers de police, il est à peine « défavorablement connu », selon la formule habituelle : une arrestation avec 5 grammes de stupéfiants, un outrage à agent, un « chiffonnage » – on imagine une bagarre – , loin d’une trajectoire délinquante laissant présager un passage à l’acte imminent.

Repérages et meurtre à visage découvert

Comment W., élève dans un lycée où personne ne lui connaît d’histoires, est-il devenu tueur à gages, avec pour surnom « la Douille » ? « Je sais pas, j’ai mal tourné » est la seule réponse qui lui vient. « En deux mois, j’ai fait des choses que j’avais jamais faites dans ma vie. »

Quand il prononce ces deux phrases, W., à peine sorti d’une adolescence qui lui a laissé des joues bien rondes, est dans les locaux de la brigade criminelle de Paris, au « Bastion ». Une partie de ses jambes est brûlée ; il a voulu mettre le feu à un véhicule volé juste avant son interpellation, mais un retour de flamme l’a grièvement blessé. A la question « Que vous inspirent les motifs de votre garde à vue ?  », il répond : « Ça m’inspire rien de bon. »

Puis accepte de parler et reconnaît les faits, sans pour autant être en mesure d’expliquer les ressorts qui l’ont amené à devenir tueur à gages.

« Tueurs à gages », c’est l’expression qu’emploient les policiers, magistrats, avocats, pour désigner ces très jeunes hommes souvent recrutés sur les réseaux sociaux par les trafiquants pour exécuter des concurrents ou terroriser un quartier convoité. Le phénomène existe dans d’autres pays d’Europe gangrenés par la drogue, comme la Suède, où des observateurs parlent d’« enfants-soldats ».

En France, il date de quelques mois, voire d’un an, et sidère les autorités, qui cherchent les mots pour le définir. « Mexicanisation » du trafic ? « Ubérisation » des meurtres ? Les sicarios (mot espagnol pour désigner les tueurs des cartels) existent-ils désormais chez nous ? Difficile, aussi, de donner des chiffres.

« Ce que l’on constate pour le moment, c’est que les interpellations pourtant nombreuses dans ce type de réseaux ne mettent pas fin aux assassinats », commente Yann Sourisseau, patron de l’Office central de Lutte contre le Crime organisé (OCLCO), chargé de multiples enquêtes en cours dans toute la France, et pas seulement dans la région de Marseille.

Besançon a ainsi connu sa première affaire de tueurs à gages en 2020. Des hommes payés pour assassiner étaient venus depuis Paris dans cette ville, gangrenée par le trafic. A Nîmes aussi, les arrestations de très jeunes tueurs s’enchaînent : le 18 novembre, une dizaine de personnes (17 ans pour le moins âgé) ont été mises en examen pour la mort du petit Fayed, 10 ans, tué cet été lors d’une fusillade sur un point de deal.

A Marseille, en avril, l’interpellation du jeune Matteo F., 18 ans, revendiquant, hilare, six ou sept règlements de comptes, parfois retransmis sur les réseaux sociaux, a marqué les esprits.

Toulouse, Lyon, Nantes… Aucun endroit du territoire n’est épargné, en cette année record, avec au 13 novembre 315 homicides ou tentatives relevés, soit une hausse de 57 % par rapport à 2022. Au total, 451 victimes ont été recensées (à chaque tentative, plusieurs victimes peuvent être touchées), dont 30 % ont moins de 20 ans.

L’amateurisme de ces très jeunes tueurs a un avantage : il permet de les arrêter assez rapidement. W. a, par exemple, semé assez d’indices lors de son parcours meurtrier pour déconcerter un flic de PJ. Son ADN a été retrouvé dans la 308 ayant servi au règlement de comptes. Avant le meurtre, à visage découvert, il a multiplié les repérages, filmé par des caméras de vidéosurveillance.

Pantalon et coupe-vent noirs, cache-cou, gants fins, baskets sombres : sa séance de shopping à Decathlon pour se procurer sa panoplie de sniper low cost a également été captée par le système de surveillance du magasin. Devant l’accumulation de preuves, « la Douille » accepte de raconter sa trajectoire.

« J’ai été le premier à tirer et j’ai fermé les yeux »

Tout commence donc après le bac, au début de l’été 2022. Un mystérieux commanditaire, « Tito », dont il ne donne pas l’identité – mais la connaît-il seulement, simple pion dans un vaste réseau ? –, lui propose un contrat.

Ils sont trois à faire partie de l’opération. L’un est désigné comme le premier tireur, c’est « Matrix ». Il a 16 ans. Le deuxième est chargé de les superviser et de gérer la logistique, c’est « Don Marlo ». Le troisième, c’est lui, W., qui dira n’avoir pas bien compris son rôle au départ et n’avoir accepté de devenir le second tireur qu’avec « le temps » car, « sur le papier, ça a l’air facile ».

« Le temps » a duré une semaine. Insuffisant pour s’entraîner à tirer avec le 9 mm fourni par les commanditaires dans un sac plastique. Pas grave, on lui a dit que c’était facile. L’identité de la cible est donnée par « Don Marlo », W. croit comprendre qu’il s’agit d’un trafiquant, découvre lors des repérages qu’il vient d’avoir un bébé… mais ne s’en émeut pas.

Vient le jour des faits. Les caméras montrent que la 308 reste garée, le 18 juillet au soir, devant le bar à chicha de la rue Popincourt plus de trois heures avant le meurtre. Qu’a-t-il ressenti pendant cette longue attente ? « La chaleur surtout, j’étais sans émotionJe faisais abstraction, je voulais que ça finisse et que je parte. Je me disais : “Ça passe ou ça casse.” »

Le « go » arrive sur son téléphone, donné probablement par « Don Marlo », depuis l’intérieur du bar, où il est entré boire un verre. Il a repéré la cible, sa localisation – à droite en entrant – et décrit sa tenue : un maillot de basket rouge pétard. W. chambre le 9 mm, sort dans la rue, l’arme le long de la cuisse.

« J’ai bien vu une tenue rouge et j’ai fermé les yeux. […] J’ai été le premier à tirer et j’ai fermé les yeux. » De ses propres mots, il a « artillé comme un fou » jusqu’au « clic clic » final. Il a ensuite couru à la voiture, où « Don Marlo » a pris le volant. « Je flippais, j’étais stressé, j’avais des bouffées de chaleur », se souvient W. Il a aussi la conviction qu’il finira par se faire arrêter car « Matrix » n’est pas parvenu à prendre la fuite, ceinturé par les clients du bar.

Les deux hommes se sont donné comme point de chute la cité Pissevin à Nîmes, l’un des quartiers les plus pauvres de France et l’un des plus gros carrefours de deal du Sud, là où a été tué le petit Fayed. Ils n’en sont originaires ni l’un ni l’autre, mais là où la drogue est maître, les autres trafics – voitures, armes… – suivent. Ils revendent leur véhicule volé et grimpent dans un train pour l’Espagne. Ils ont ordre de se mettre au vert jusqu’à début août. Ils seront interpellés huit mois plus tard.

« C’était que pour l’argent, pour moi et ma famille, car on galère », tente de se justifier W., qui n’a finalement pas touché un centime sur cette opération, dont le coût total (armes, voitures, main-d’œuvre…) a été estimé à 150 000 euros par la police. Il se définit comme un « exécutant consentant »« Je sais qu’on n’est pas dans un jeu vidéo », « Je regrette », lâche-t-il. Quoi ? « D’avoir été interpellé. »

Face à l’insistance des policiers, il tente une rectification : « Parce que j’ai foutu ma vie en l’air. » Et la victime ? Ses proches ? Son enfant ? Il finit par se dire désolé « d’avoir troublé la vie de certaines personnes ».

Son profil est loin d’être atypique. Il correspond même au portrait-robot dessiné dans un rapport de quatre pages de l’OCLCO consacré à ces nouvelles équipes de tueurs. D’après ce document confidentiel, que « l’Obs » a pu consulter, réalisé à partir des arrestations et investigations menées depuis deux ans, principalement ces huit derniers mois (les interpellations se sont enchaînées depuis janvier), ces nouveaux tueurs à gages à la solde de narcotrafiquants sont tous très jeunes, pas un n’a plus de 25 ans.

Des « commandes » sur Signal, Snapchat ou Telegram

« Ces deux dernières années ont vu l’emploi croissant d’équipes de très jeunes tueurs, inexpérimentés et quasi inconnus auparavant des autorités », note le rapport. Pour la première fois aussi, toute la France est concernée, pas seulement les régions touchées traditionnellement par le stup. Aucun de ces jeunes ne deale ; ils sont spécialisés dans les « contrats ». Les « commandes » s’effectuent par la messagerie sécurisée Signal, le réseau social Snapchat ou les chaînes Telegram, où chacun cherche le meilleur pseudo.

On trouve un « Sicario » suivi d’un code postal, un « Drangheta » (en référence à la mafia calabraise) suivi d’un prénom ou, plus prosaïquement, le nom d’une arme : « A.K.47 ». Les chefs préfèrent des références aux patronymes de trafiquants célèbres ou issus de films (« Tony Montana » ne passe pas de mode, « El Chapo » ou « Escobar » non plus).

Les exécutants ne disposent bien souvent que des surnoms des commanditaires, ils ne connaissent pas personnellement les cibles et peuvent venir d’autres régions. Le réseau leur fournit armes, appartements refuges (hôtels, Airbnb), puis enveloppes de cash une fois le travail effectué avec preuve à l’appui – souvent une photo ou une vidéo. Le rapport note enfin que cette « main-d’œuvre jetable », rémunérée de 15 000 à 20 000 euros en moyenne (mais les sommes varient entre 3 000 et 80 000 euros), n’est souvent pas droguée. Tous, en revanche, manquent « d’empathie, d’humanité ».

Sans commenter le cas de leur client, les avocats de W. livrent la même analyse : « Ce dossier montre ce que nous, avocats, constatons : le rajeunissement des acteurs de la criminalité organisée, l’apparition de profils inhabituels à qui l’on a fait miroiter des sommes qui leur semblent extraordinaires, remarquent Mes Victor Trouttet et Allan Cengiz-Pereira. Parfois, ils ne les touchent même pas. Elles sont de toute façon dérisoires face à la peine encourue, la perpétuité, mais ils ne réalisent même pas et se retrouvent seuls à porter la responsabilité. »

Dans cette affaire, le donneur d’ordre, « Tito », n’a pas encore été identifié. « Pour bon nombre de narcotrafiquants locaux, le meurtre est le mode de résolution privilégié pour régler les conflits, note Yann Sourisseau. Les règlements de comptes étaient auparavant liés à la grande criminalité organisée : ils n’étaient alors que la dernière option envisagée. Ce n’est plus le cas aujourd’hui pour les narcotrafiquants qui tiennent les points de deal ; ce sont eux les commanditaires de la majeure partie des assassinats. »

Si le phénomène n’est pas circonscrit à Marseille, il y est quand même particulièrement vivace… et documenté. Depuis début 2023, sept équipes de jeunes tueurs à gages – « charcleurs » ou « tappeurs » dans l’inépuisable argot local – , sur le modèle de Matteo F., ont été neutralisées.

Les investigations menées depuis l’arrestation d’une de ces équipes en août ont permis de comprendre la gestion des jeunes tueurs à gages par la « DZ Mafia », le clan le plus puissant actuellement en guerre contre le clan « Yoda ». Ce conflit est responsable de la grande majorité des assassinats : fin novembre, 49 morts recensés depuis début 2023 dans la région marseillaise.

C. est l’un des gérants de la « DZ Mafia » – « DZ » comme le code pays de l’Algérie, 80 % des membres en étant originaires. Il n’est pas tout en haut de l’organisation, mais pas loin. Son territoire, la cité du Castellas, est l’un des plus gros « fours » (points de deal) de Marseille. Son travail consiste à réceptionner les livraisons de drogue, à la conditionner et à la distribuer aux « jobbeurs » (dealers) sur le terrain. Il se verse environ 8 000 euros par mois.

Comme tout chef d’entreprise, C. est également responsable de la comptabilité et note les sorties, les entrées, et… les dépenses exceptionnelles de fonctionnement. Le financement des équipes de tueurs fait partie de cette catégorie, explique C. aux enquêteurs de la brigade criminelle, quelques heures après son interpellation, le 16 août dernier. Chaque semaine, entre 15 000 et 20 000 euros sont consacrés à ce poste budgétaire.

Silence, pleurs et aveux

Dans un milieu où on ne parle guère, C. casse les codes car il se sent trahi. « Ce que je veux bien vous faire comprendre, c’est que chacun a son rôle dans ce clan, débute C. […] Moi, je gère un point de deal, et d’autres « tapent » pour eux, c’est-à-dire qu’ils commettent des crimes pour le réseau. » Les frontières sont étanches : ceux qui dealent ne tuent pas, et vice versa…

« On m’a toujours dit que les mecs les plus hauts, c’est les mecs qui vont tuer », relate C., mais ces derniers ne se mêlent pas aux autres : « Ils n’ont même pas le droit de venir dans la cité. » Sauf exception. Quand un « employé » contracte une dette, il peut être contraint d’exécuter un ennemi pour effacer son ardoise. C. a dû se plier à ce chantage, et a été envoyé comme tireur sur un règlement de comptes, contre son gré, jure-t-il.

Combien sont-ils, ces tueurs ? C. sait que la « DZ Mafia » dispose de plusieurs équipes. Juste avant d’être interpellé, C. devait « réceptionner un nouveau tireur », il n’en a pas eu le temps. Mais il connaît une équipe en particulier, avec laquelle il vient de se faire interpeller : elle venait de tuer un homme sous les yeux de la BRI, la brigade de recherche et d’intervention, en filature.

C. détaille les rôles de chacun. Il y a le tireur, B., 22 ans, alias « R9 », surnom de Ronaldinho, pour ce jeune qui a un temps joué au centre de formation de l’OM. Cheveux roses, visage juvénile, le « minot » n’a pas ouvert la bouche en garde à vue. Il est aidé de « Monsieur Propre », dont la mission est de brûler les voitures et de faire disparaître armes et preuves. Une logeuse, en lien direct avec les grands chefs de la « DZ Mafia », est chargée de laver les habits des tueurs et de garder les armes. Son appartement est surnommé « le garage ».

Enfin, il y a T., 22 ans lui aussi, petit casier et gros talent de pilote. « Son rôle, c’est de conduire les voitures pour “monter” aux règlements de comptes. » Il est connu sous le surnom d’« O’Conner », comme le pilote du film « Fast and Furious ». Mais son pseudo sur les réseaux sociaux est « Sicario13090 ». Il n’est donc peut-être pas « que » pilote.

« Je conduis moi, c’est tout », se défend-il en garde à vue, après avoir gardé le silence, pleuré, puis finalement accepté de tout déballer. Selon lui, tout est allé très vite. Il a été recruté en une journée, au début de l’été 2023, via Snapchat. Les patrons de la « DZ Mafia » l’ont contacté pour exécuter un contrat.

Le matin, T. était à Fuveau, coquette commune entre Aix-en-Provence et le massif de la Sainte-Victoire, dans le petit pavillon de ses parents. Le soir, le post-ado au visage longiligne mangé par une barbe de quelques jours devenait pilote pour « monter au réglo » à la cité Picon.

« Ce soir-là, il y a eu juste un blessé, précise-t-il, laconique. Après, ils me demandent si je veux tirer, je dis non. Moi, je veux juste conduire leurs voitures. J’avais pas les couilles d’appuyer sur la détente. »

« R9 » reste donc la seule gâchette, et T. le conduit sans états d’âme. Le scénario se répète : on vient le chercher chez lui à Fuveau, il emmène le tireur exécuter ses cibles aux quatre coins de Marseille, retourne dormir dans sa chambre d’enfant, jusqu’à ce que le clan se décide à le loger dans des appartements plus sûrs, dont l’un, au moins, est tenu par une fille.

« On est allés à Cabu faire un mort en Mégane blanche », égrène T. La liste des règlements de comptes à Marseille cet été comprend en effet l’assassinat d’un jeune de 17 ans, le 21 juillet, dans le quartier Nord de la Cabucelle. C’est le vingt-troisième mort de l’année dans la ville. Autre cible, un autre soir dans une boîte de nuit, le Miami, mais « on l’a raté ».

Le même soir, poursuit-il, « on est partis à Corot », « je sais pas s’il y a eu des morts ou pas ». Il y en a bien eu un, le 22 juillet parc Corot, dans le 13e arrondissement. Le 12 août, le commando retourne au Miami et cette fois ne « rate » pas : un homme d’une quarantaine d’années est tué d’une balle dans la tête.

Puis ce sera le « réglo » de Maison-Blanche, le 15 août, sous les yeux de la BRI, une opération que T. détaille froidement aux enquêteurs. Le nom de leur cible, un certain Dylan, leur a été livré le matin même sur un groupe Signal. Cette fois, les trois donneurs d’ordre, sous pseudos, fournissent aussi un motif à leurs « jobbeurs ». Dylan aurait tué un membre de la « DZ Mafia » quelques semaines plus tôt, au mois de juin.

Casquette Mickey sur la tête, T. prend la direction du quartier de la victime et reçoit une photo prise le jour même de l’homme à abattre. Une taupe est donc dans la cité ennemie et fournit les indications sur la localisation et l’habillement de la cible.

« La victime est passée à côté de nous. Moi, le temps que je freine, elle avait un peu avancé. “R9” est descendu, mais la victime l’a remarqué et elle a commencé à courir. “R9” lui a couru derrière. »

Puis l’a criblé de balles. Les patrons ? « Ils étaient au téléphone avec nous, ils ont tout entendu en direct. »

Un parallèle avec le processus de radicalisation islamiste

Pourquoi tous ces morts ? Pour « l’argent », dit ce jeune homme, titulaire d’un CAP cuisine qu’il a bien peu mis en pratique. Combien a-t-il gagné lors de cet été meurtrier ? Entre 30 000 et 40 000 euros. Les comptes sont faciles à faire, le tarif pour un mort était de 10 000 euros, la moitié si la cible n’était que blessée.

Lui non plus n’explique pas son parcours ni comment il s’est transformé en quelques jours en quasi-tueur en série. Sa situation familiale est stable. Il n’a connu aucune galère. « Ça commençait à faire beaucoup de morts », reconnaît d’ailleurs T., qui explique avoir voulu arrêter, mais un passage à tabac par le tireur l’en a dissuadé. « Je suis désolé pour tout ce que j’ai fait. »

Sait-il qu’il y a eu erreur sur la personne et que le « Dylan » tué sous ses yeux est mort à la place d’un autre ? Réaction : « S’il est mort, c’est qu’il devait pas trop être innocent. » Contactés, les avocats de T. n’ont pas souhaité répondre.

Devant le profil de ces jeunes hommes qui hantent tous les dossiers récents, certains magistrats de la Jirs – juridiction spécialisée dans la criminalité organisée – de Marseille font le parallèle avec le processus de radicalisation islamiste.

« Les profils comme ceux de Matteo F. peuvent faire penser à ceux de certains jeunes qui partaient en Syrie, fascinés par la mise en scène de la mort, attirés par l’adrénaline de la violence, mais qui n’avaient rien à voir avec la cause défendue, dit l’un de ces magistrats. Il y a en plus, dans ces dossiers, l’attrait financier. »

Pascal Bonnet, patron de la brigade criminelle et de la brigade de répression du banditisme (BRB) de Marseille, en poste à Marseille depuis treize ans, qualifie, lui, d’« étoiles filantes » ces jeunes hommes qui défilent dans les couloirs de son service :

« Là où on avait auparavant des gens assez “qualifiés”, nous sommes aujourd’hui face à des “jobbeurs du crime”, explique ce commissaire divisionnaire. Ils passent de délits assez mineurs aux homicides et, en moins de six mois, soit on les serre, soit ils sont morts. Ce ne sont pas des profils qui vont s’ancrer dans le narcobanditisme.  »

Les deux brigades ne se sentent pas impuissantes – sept équipes de « tappeurs » ont été arrêtées en un peu plus de six mois – , mais plutôt sidérées. Car après chaque coup de filet les assassinats reprennent, comme si le réservoir de candidats était inépuisable. Et leur violence, absolument sans limite. Dans plusieurs dossiers récents, des filles apparaissent comme logisticiennes.

« Bientôt, on va se retrouver dans la série “Mafiosa” », soupire Pascal Bonnet. Les « ratata » (nom donné aux fusillades qui ne visent pas à tuer mais à effrayer) sont tellement nombreuses qu’elles tuent de plus en plus souvent des passants ou des habitants, comme la jeune Socayna, morte le 10 septembre alors qu’elle étudiait dans sa chambre.

Le commissaire constate aussi que, parmi les jeunes tueurs, certains subissent une grande pression psychologique.  Ils sont dans la meute, tenus par une forme d’emprise. S’ils ne continuent pas à travailler, ils sont menacés, eux ou leurs familles. 

Et leur arrestation ne marque pas la fin de leur parcours. T., par exemple. Dans les geôles, en attendant ses interrogatoires, il a croisé « R9 ». « Je vais te tuer », lui a lancé son ex-collègue. T. est persuadé qu’il en a les moyens, même en détention.

Quant à C., l’un des gérants de la « DZ Mafia », il a demandé à être transféré hors des Bouches-du-Rhône. Mis en cause pour le meurtre de la rue Popincourt, W., lui, s’est rescolarisé en prison et a demandé à suivre des cours d’anglais.

Membre de l’une des dernières équipes de tueurs à gages démantelées, O., 17 ans, a dû être placé à l’isolement en attendant qu’une place se libère loin de Nîmes. C’est là qu’il a été interpellé, le 29 septembre, avec un complice à peine plus âgé, quelques minutes après avoir tiré sur un homme, au volant d’une voiture volée où étaient rangés une kalachnikov et un pistolet.

Aux enquêteurs, O. a livré une version devenue presque banale. Il a été payé pour commettre une fusillade, mais seulement pour effrayer, pas tuer. A peine connu des services pour un petit délit de stup, le jeune homme aurait accepté cette mission pour l’argent, 2 000 euros. La photo de la cible lui a été transmise par la messagerie Signal.

« La tentative de meurtre n’est pas caractérisée, observe Me Anouck Steffen, son avocate. Mon client est un jeune homme scolarisé, entouré, issu d’un milieu stable. Notre préoccupation est aujourd’hui qu’il soit transféré, car il a déjà été agressé en détention. »

Mais, pour les mineurs, les places en détention sont encore plus difficiles à trouver. Le début de l’enquête a déjà montré qu’O. et son complice se sont probablement trompés de cible. Le véritable objectif a été atteint deux jours plus tard, dans une fusillade dont il ne s’est pas relevé.

Par Violette Lazard