Nupes : les illusions perdues de Jérôme Guedj

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Jusqu’ici partisan zélé de l’alliance de gauche, le député socialiste ne se remet toujours pas de l’absence d’empathie de LFI vis-à-vis des victimes israéliennes du Hamas. Portrait.

Il a l’air un peu désemparé, la tête ailleurs, le regard dans le vide. « On peut fumer ici ? » Sur cette terrasse couverte qui borde l’Assemblée nationale, Jérôme Guedj nous confond un court instant avec son psychanalyste. En fait, le député socialiste de l’Essonne a une confession à nous faire. « Je me suis trompé. Voilà… Je ne sais pas si c’est bien de le dire mais je m’en veux terriblement. » Guedj le malin, Guedj le surdoué, Guedj le flamboyant fait soudain grise mine dans son manteau à carreaux.

La faute dont il s’accuse, c’est d’avoir imaginé que la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) aurait une quelconque influence sur Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise (LFI). « Il y a des circonstances où les gens se subliment. Moi, je pensais naïvement qu’on s’obligerait mutuellement », dit-il. Mais l’attaque du Hamas contre Israël et la ligne tracée par l’allié insoumis ont fait voler en éclats sa croyance et déclenché sa colère.

Samedi 7 octobre, 12 heures. Jérôme Guedj est scotché devant sa télé quand il découvre horrifié le communiqué de La France insoumise qui renvoie dos à dos Hamas et Israël. Le matin, il avait hésité à mettre un petit mot sur la boucle de la Nupes. Quelque chose du style « attention à nos expressions ». Et puis il a zappé, happé par les infos du Proche-Orient. Il lit et relit le texte de LFI et dégoupille. « Il n’y avait pas un mot de compassion pour les victimes. Cette béance, c’est comme un bras d’honneur. »

Le lendemain, sans prévenir personne, il est le premier à poser la question du maintien du Parti socialiste (PS) dans la coalition de gauche. Dès le mardi, il voit débouler la députée LFI Danièle Obono très remontée à la réunion de l’intergroupe. « Vous êtes irresponsable », lui lance-t-elle. Guedj hallucine encore. Quelques minutes plus tard, en conférence de presse, c’est Mathilde Panot qui se tortille pour ne pas dire « terrorisme ». Guedj ne sait plus quoi dire. Un mois plus tard, il a encore les oreilles qui saignent quand il entend dans une vidéo le jeune député LFI David Guiraud relativiser l’attaque du 7 octobre, lors d’une conférence à Tunis.

« En plein conflit de loyauté »

Faut-il aller marcher contre l’antisémitisme, dimanche 12 novembre, à l’appel de Gérard Larcher et de Yaël Braun-Pivet ? Le bureau national du PS en a débattu quelques jours plus tôt. Le premier secrétaire Olivier Faure a émis un doute sur l’opportunité de défiler non loin de l’extrême droite. Guedj était de ceux qui ont le plus insisté pour que les socialistes se rendent à la marche. Le lendemain de la manifestation, lundi 13 novembre, il croise Manuel Bompard, bras droit de Mélenchon, dans un couloir de l’Assemblée. L’humeur est maussade, la discussion un peu vive. « Qu’est-ce que tu lui reproches au juste, à Guiraud ? » demande l’insoumis. « Tout ce qu’il dit, ça pue », rétorque Guedj.

Et pourtant, il y a encore quelques semaines, le même Jérôme Guedj était le premier à défendre le principe d’une liste unique de la gauche aux élections européennes de juin 2024. Il était présenté comme le plus insoumis des socialistes. Le plus unitaire de toute la bande. Le voilà désormais écartelé. « Il est en plein conflit de loyauté », observe son amie la sénatrice PS Laurence Rossignol. D’un côté, sa judéité, son identité, sa famille, son épouse Emilie Frèche, très engagée dans la lutte contre l’antisémitisme. De l’autre, ces insoumis qu’il s’imaginait convaincre et dont les propos le révoltent.

Contre lui, les critiques redoublent. Il y a ces mélenchonistes qui lui en veulent d’avoir dynamité la Nupes. « Il nous connaît. Dire qu’on est les idiots utiles du Hamas, c’est dégueulasse », s’offusque le député Matthias Tavel. Et puis il y a les vieux socialistes qui n’ont jamais voulu de la Nupes et se rappellent à son bon souvenir. « Je me félicite de cette lucidité, même si elle est un peu tardive ! », se moque François Hollande. Julien Dray prend moins de détours. « Jérôme a survendu la Nupes. Il disait : “Attendez, faut voir, on va corriger…” Il a été un peu opportuniste dans cette histoire… »

Jérôme Guedj l’opportuniste a 51 ans, une bonne gueule et le CV d’un vieux routier de la politique. Peu connu du grand public, c’est depuis longtemps déjà une petite star à gauche. « Objectivement, il est l’un des meilleurs au PS », dit l’eurodéputé Emmanuel Maurel. « Un député de grande valeur », ajoute l’insoumis Eric Coquerel. Un socialiste à l’ancienne, formé à l’école Mélenchon puis frondeur sous le quinquennat Hollande. Un militant resté fidèle à l’universalisme, très à cheval sur la laïcité, qui n’hésite pas à saluer l’interdiction de l’abaya à l’école et déplore que « le combat antiraciste soit devenu une concurrence victimaire ». Une figure dont le parcours raconte à lui seul les déchirements de la gauche.

Tutelle mélenchonienne

Son histoire commence à Massy, dans l’Essonne, où ses parents, des juifs séfarades, ont débarqué en provenance d’Algérie un jour de 1962. La mère est secrétaire de PME, le père kiné et élu à la mairie. C’est là qu’une drôle de fée, le conseiller municipal Jean-Luc Mélenchon, se penche sur son berceau. Des années plus tard, le jeune Guedj devient son collaborateur parlementaire. Et c’est dans le bureau de Mélenchon au Sénat qu’il préparera l’ENA avec son pote Edouard Philippe. A la sortie, Guedj choisit l’inspection générale des Affaires sociales.

Entre Mélenchon et lui, une relation de maître à disciple s’installe. « Pendant dix ans de ma vie, on mangeait ensemble trois à quatre fois par semaine, on partait même en vacances ensemble… » se souvient-il. Et puis plus rien, du jour au lendemain. Nous sommes en 2008. Mélenchon claque la porte du PS avec quelques têtes dures pour prendre sa revanche. Guedj ne suit pas. Un joli poste lui tend les bras : la présidence du conseil général de l’Essonne. Mélenchon ne pardonne pas. La rupture est forcément brutale.

Pendant quinze ans, les deux hommes ne se sont pas dit un mot. Guedj a essayé, sans succès. Il a longtemps cherché son regard, guetté le moindre signe, mais rien. Jusqu’à ce que Mélenchon lui adresse un SMS au printemps dernier. Ils s’enlacent d’abord aux obsèques d’un ami commun, le conseiller d’Etat Bernard Pignerol. Puis ils se retrouvent à dîner à Paris au creux du mois d’août. Ce soir-là, face à son ancien disciple, Mélenchon expose ses vues et son plan. Le pays est en train de craquer. La période est prérévolutionnaire. Il faut convaincre les abstentionnistes des quartiers populaires. Guedj est sceptique. Il sent plutôt un moment contre-révolutionnaire.

Cette stratégie l’inquiète, ce besoin de tout conflictualiser, d’attiser les colères d’une société française déjà tellement fracturée. Il craint qu’à force de vouloir attirer les abstentionnistes, Mélenchon ne finisse par dégoûter les modérés. « On attendait de toi que tu fasses Mitterrand, t’as continué à faire Che Guevara », dit-il. « Arrêtez de me saouler avec Mitterrand », rétorque l’aîné. Les deux hommes se quittent bons amis. « Tu vois, c’était pas un règlement de comptes », dit Mélenchon. Guedj acquiesce mais se triture les neurones. Est-ce lui qui s’est ramolli ou son mentor qui a dérivé ? Depuis l’attaque du Hamas, silence radio. « Je ne sais pas si c’est irréversible mais il y a quelque chose de vraiment cassé », confie le socialiste. « Là, je lui en veux personnellement. C’est une trahison de l’intelligence, une bêtise tactique que je trouve insupportable. »

« Brillant, attachant et insupportable »

Il y a longtemps que le petit gars de Massy s’est affranchi de la tutelle mélenchonienne. Il a appris à faire sans lui. A l’Assemblée nationale, où il entre en 2012 comme suppléant du ministre François Lamy, il devient le visage des frondeurs. Avec ses cheveux qui virevoltent et ses mots tranchants, Guedj le fougueux vibrionne dans la salle des Quatre-Colonnes et squatte les plateaux télé, qui en redemandent. Bref, il agace déjà tout le monde. « Il était brillant, attachant et insupportable », se marre Lamy.

Emporté par la vague macroniste, il monte un cabinet de conseil sur son sujet de prédilection : la dépendance. Son pote Edouard Philippe le sonde pour entrer au gouvernement. Il est question d’un poste à la Martin Hirsch, d’une loi grand âge et d’un futur remaniement. Guedj hésite à faire le grand saut mais décline. « C’est super, je t’aime beaucoup, t’es mon pote de droite mais quand même, ça clignote… » répond-il à « Doudou ».

Loin du Palais-Bourbon, Jérôme Guedj vit très confortablement. Seulement, il s’ennuie comme un rat mort. La politique est son grand frisson, alors il force le destin pour revenir. Lors de la formation de la Nupes en mai 2022, il est carrément fléché dans deux circonscriptions. « Les insoumis ne voulaient pas de lui, on en a fait un point dur », atteste Olivier Faure. Le revoilà dans l’Essonne face à Amélie de Montchalin, l’étoile montante de la macronie. Lorsqu’il s’est découvert en tête au premier tour, on raconte qu’il a sauté si haut qu’il a manqué toucher le plafond…

De retour à l’Assemblée, il s’impose comme l’un des tauliers du groupe socialiste. Il connaît son moment de gloire lors de l’examen de la réforme des retraites. Le gouvernement a annoncé une pension minimale à 1 200 euros ? Un matin de février, il débarque à la direction de la Sécurité sociale et se fait communiquer le nombre de personnes vraiment concernées par la mesure. On est en deçà des promesses de l’exécutif. Le pauvre Dussopt est groggy. L’inspecteur Guedj les a tous bernés. Qui d’autre que lui connaissait la manœuvre ?

Et pourtant, il y a toujours chez lui ce petit quelque chose qui continue d’énerver. Est-ce son talent d’orateur, cet air un rien supérieur ? Ou peut-être cette désinvolture qui coule le long de ses costumes cintrés ? « En réunion, il prend souvent la parole et ça peut durer longtemps. Il a une façon d’être qui peut écraser les autres », dénigre un socialiste. Un autre pointe les paradoxes du haut fonctionnaire qui défend les catégories populaires depuis son domicile du 14e arrondissement de Paris.

« Jusque-là, j’ai toujours été un “proche de” »

Au PS, il a peu d’ennemis mais pas que des amis. On dit que c’est un franc-tireur, un autoentrepreneur, sûr de lui mais un peu isolé car trop impatient pour structurer quoi que ce soit. Mais combien l’ont vraiment cerné ? « Il aime la vie, il sait faire la fête », raconte Clémentine Autain, amie de longue date. Il a une autre face, un peu plus sombre.

Edouard Philippe, l’ami de trente ans, connaît les deux. Il le sait « nul au baby-foot » mais lui trouve un « talent fou pour faire péter les plombs à des gens en débat ». Et puis il dit ceci : « C’est un inquiet, Jérôme. On ne peut pas dire que ce soit quelqu’un de léger, il est traversé par une grande tristesse mais il reste joyeux. » Une autre qualité, que tous lui reconnaissent : être à l’aise partout, tout le temps. « Son univers de départ, c’était pas la bourgeoisie parisienne », souffle une vieille copine.

Son épouse Emilie Frèche n’est pas étrangère à ce statut. Il nous raconte leur rencontre avec la même petite lumière dans les yeux. Le 13 février 2014, une journée glauque, le long du RER C à Sainte-Geneviève-des-Bois. Il préside une cérémonie en l’honneur d’Ilan Halimi, retrouvé mort là huit ans plus tôt. Emilie Frèche est membre du jury, conviée en tant qu’autrice d’un livre avec Ruth, la mère du jeune juif assassiné par le « gang des barbares ». Depuis ce jour, ils ne sont jamais quittés. Ils se sont mariés sous les yeux de leur amie l’actrice Karin Viard. « Elle lui a ouvert les portes de la jet-set », souffle une proche. A la ville, ils forment l’un de ces « power couples » qui paradent dans la presse people.

Dans les coulisses, on lui prête une « grosse ambition ». Lui jure n’avoir qu’une grande frousse : une victoire de Marine Le Pen en 2027. Pour l’éviter, il a proposé une primaire afin de désigner un candidat commun à la gauche. Quand ils en ont parlé, Jean-Luc Mélenchon a dit niet : « La primaire, ça ramollit les choses. » François Ruffin s’est montré plus intéressé : « Comment tu garantis qu’il y aura 3 millions de votants et pas 300 000 ? »

Ses camarades socialistes ont compris le message. « Le mec qui propose une primaire quatre ans avant, c’est qu’il veut y aller », traduit un député. Mais d’autres en doutent. « C’est son drame, il ne sait pas ce qu’il veut ! » résume Stéphane Pocrain, son ami d’enfance, figure des écologistes. « Quand il s’y met, Jérôme est très efficace. Mais il peut aussi être velléitaire », glisse une parlementaire. Quand on le relance, Guedj esquive. « Jusque-là, j’ai toujours été un “proche de”. A un moment, il faudra que je prenne mes responsabilités… » Là, tout de suite, il a juste pris ses clopes et ses allumettes. Et il est retourné à l’Assemblée avec tous ses tourments.

Par Rémy Dodet
Source nouvelobs