Zeruya Shalev, romancière israélienne : «Je veux encore croire à la paix»

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La romancière Zeruya Shalev, grande voix de la littérature israélienne, habite depuis quelques années à Haïfa, la ville qui incarne pour elle l’espoir d’une vie harmonieuse entre Israéliens et Palestiniens. Entretien.

De la grande romancière israélienne Zeruya Shalev, prix Femina étranger en 2014 pour « Ce qui reste de nos vies » (Gallimard), on a souvent dit qu’elle était la voix et la conscience de son pays. Une sentinelle morale ?

Après le déclenchement de la guerre entre le Hamas et l’Etat hébreu, nous sommes allés la rencontrer à Haïfa, où elle habite, comme le navigateur perdu se raccroche à sa boussole par temps de tempête. Haïfa est une ville mixte, où vivent des Israéliens arabes et juifs, et c’est d’ailleurs dans le restaurant Rola, tenue par une amie palestinienne, que Zeruya Shalev nous a donné rendez-vous.

Pourquoi avez-vous choisi ce lieu ?

Zeruya Shalev Depuis le 7 octobre, toute la société israélienne est sous le choc. Chez certains, il peut y avoir une peur qui va pousser à déserter les commerces ou restaurants tenus par des Arabes israéliens… Dans cette atmosphère-là, c’est important pour moi d’être ici, chez Rola. De montrer mon soutien à la communauté arabo-israélienne [qui représente 20 % de la population de l’Etat hébreu, NDLR]. Rola faisait partie du mouvement Women Wage Peace, un regroupement de femmes palestiniennes et juives, militantes pour la paix, dont faisait partie Vivian Silver [la mort de la militante pacifiste israélo-canadienne, qui était portée disparue et présumée otage depuis l’attaque du Hamas, a été confirmée lundi 13 novembre]. Le 7 octobre, beaucoup des victimes étaient des activistes de gauche, militants pour la paix. Le Hamas ne s’est pas contenté de les massacrer, il a aussi voulu tuer le rêve de la paix.

Dans la vidéo de libération de Yocheved Lifshitz (dont le mari est toujours détenu), on la voit se retourner, serrer la main de ses ravisseurs et dire « shalom » (« paix »). Cela a créé pas mal de remous…

Ce « shalom » m’a bouleversée. Et j’éprouve une admiration infinie pour Yocheved Lifshitz qui a consacré sa vie à son engagement pacifiste. Malgré l’enfer qu’elle a subi, elle est encore capable de dire « shalom ». Le Hamas est un mouvement terroriste, il n’y a aucune ambiguïté là-dessus. Mais l’homme dont elle serre la main est un homme avant d’être un terroriste du Hamas. Et, oui, peut-être qu’il l’a traitée humainement, alors pourquoi ne pourrait-elle pas lui serrer la main ?

Après l’horreur du 7 octobre, on a l’impression que tout dialogue est devenu impossible.

Tout a volé en éclats. Mais nous sommes nombreux, néanmoins, à vouloir la paix, en Israël. Il faut continuer le dialogue. Et je continue à avoir de l’espoir. Cet espoir que j’avais en m’installant il y a quelques années à Haïfa.

Alors que vous aviez toujours vécu à Jérusalem…

Jérusalem est devenue une ville très dure. J’y ai vu la montée des tensions intercommunautaires, la violence, l’influence des ultrareligieux. Avant le mur [construit en 2000, en réponse à la deuxième Intifada], on allait de l’autre côté. J’adorais Bethléem… Et puis le pays s’est barricadé. En déménageant à Haïfa, j’ai voulu aller vers l’espoir. Haïfa incarne l’espoir de la paix, d’une coexistence harmonieuse entre nos deux peuples.

Et cet espoir, vous l’avez encore, malgré le 7 octobre ?

Oui. A Haïfa, je vois beaucoup d’initiatives intercommunautaires qui me réchauffent le cœur. Par exemple, des femmes arabes et juives qui se mettent ensemble pour nettoyer les abris antiaériens collectifs.

L’écrivain Andreï Kourkov expliquait qu’après l’invasion de l’Ukraine, il était incapable de se remettre à écrire de la fiction. Qu’en est-il pour vous ?

Depuis le 7 octobre, je ne peux plus me concentrer. J’étais en train d’écrire un roman, impossible d’ouvrir à nouveau ce fichier. Même le livre que j’étais en train de lire, je l’ai laissé ouvert à la même page. C’est un peu comme en 2004, quand j’ai été blessée.

Vous aviez alors été blessée gravement dans un attentat-suicide qui a ciblé un bus à Jérusalem.

Cet attentat de 2004, qui a fait dix morts et soixante blessés, n’est pas comparable avec le carnage du 7 octobre. Mais ce qu’il a provoqué en moi est similaire. A l’époque, j’étais dans ce même état psychologique, incapable d’ouvrir mes carnets de notes ou un livre. Le fait d’avoir vu la mort en face vous empêche de revenir à la vie d’avant… Le traumatisme est comme un aimant qui attire tout à lui, un trou noir. On ne sait plus comment se réadapter au monde. J’ai mis tellement de temps à pouvoir conduire de nouveau ou marcher à côté d’un bus. Je voyais une explosion et mon corps se mettait à trembler. Cette fois-ci, il ne s’agit pas de mon traumatisme personnel. C’est le pays entier qui vit un traumatisme collectif.

Aujourd’hui, j’ai l’impression que la seule chose que je puisse faire, c’est d’aider comme je peux. Toute la société civile se mobilise en ce moment. Par exemple, il y a ces shiva (semaines de deuil) qui sont organisées pour ceux dont les familles sont à l’étranger et ne peuvent venir aux funérailles. Je suis allée à celle d’un jeune homme tué dans l’attaque de la rave-party, dont la mère est au Brésil. Mais il y a aussi tant de shiva pour les soldats morts au front dont la famille est absente aussi, avec des appels à y participer qui tournent sur les réseaux sociaux. Et c’est assez fou de voir la foule d’inconnus qui débarquent, les bras chargés de nourriture, pour consoler et s’entraider. Ce visage de la société israélienne, je le trouve magnifique.

Dans les « shiva », nous avons vu des familles en deuil porter des vêtements déchirés. D’où vient cette tradition ? Est-ce pour exprimer que la vie a été déchirée, comme les Parques dans la mythologie qui coupent le fil ? Ou que votre cœur est brisé ?

Cela vient de la Bible, de la Genèse. Jacob est fou de douleur quand ses fils lui disent que Joseph, son fils préféré, est mort. Il déchire ses vêtements. En réalité, Joseph n’est pas mort, ses frères ont voulu se débarrasser de lui. Il a été vendu en Egypte, où il est retenu captif… En vous racontant cela, je m’aperçois combien l’histoire de Joseph résonne avec la tragédie de nos 240 otages kidnappés par le Hamas.

Enfant, vous avez été hantée par un cauchemar récurrent.

Des terroristes surgissaient dans notre village, situé au centre d’Israël, tiraient de tous côtés, tuaient ma mère sous mes yeux et kidnappaient mon père. Mon frère et moi faisions semblant d’être morts, mais soudain les terroristes le mettaient en joue. C’est horrible de se dire que ce cauchemar est devenu réalité le 7…

Quand j’étais petite, nous habitions près de la frontière de la Jordanie. Je me rappelle un de mes premiers souvenirs : j’ai 5 ans, je prends mon ourson en peluche, et je cours vers l’abri. Et puis vient 1967, la guerre de Six-Jours [qui opposa Israël à l’Egypte, à la Syrie et à la Jordanie]. J’ai 7 ans. Nous passons une semaine enfermés dans l’abri, sans savoir ce qui se passe autour de nous. C’est là que j’écris mon premier poème. Il évoque la voisine qui est avec nous dans l’abri, et allaite sa petite fille. Deux ans plus tard, cette voisine sera tuée dans une attaque. C’est ma mère qui préviendra sa famille. Et puis cela a continué. Dans les années 1970, il y a eu tellement d’histoires horribles. Dans le Nord, une famille a été kidnappée puis tuée. La mère s’était cachée avec son bébé, tentant de l’empêcher de pleurer pour ne pas se faire repérer. Et finalement, elle l’a étouffé sans s’en rendre compte… Il y avait aussi des détournements d’avion, un attentat contre un car scolaire, des enfants tués… Cela me terrifiait. A la maison, j’entendais des voix : je croyais qu’il y avait des terroristes chez nous.

Au fil du temps, ça s’est atténué. Mais c’est reparti dans les années 2000, avec le début de la deuxième Intifada, quand Jérusalem a subi ces terribles attentats-suicides. Dans mes cauchemars, j’étais dans un café avec mes enfants, le terroriste entrait, je voyais ses yeux, je savais qu’il avait une bombe sur lui et allait se faire sauter, je voulais prendre les enfants et m’enfuir, mais j’étais paralysée, je ne pouvais pas bouger. J’ai fait ce rêve jusqu’en 2004… Jusqu’à l’attentat dans lequel j’ai été blessée.

Cette peur, elle vous vient aussi des récits de vos parents, ou vos grands-parents ?

Mes grands-parents sont arrivés en Israël en 1912. Ils fuyaient les pogroms en Russie. Ma grand-mère me racontait comment, à 8 ans, elle s’était cachée sous le toit, quand les pogromistes étaient venus tuer leurs voisins. Elle m’a toujours dit que c’est à ce moment-là qu’elle avait décidé qu’elle partirait. Elle ne voulait plus rester dans un endroit où elle était vulnérable, sans moyen de se défendre. A 18 ans, elle est effectivement partie toute seule pour Israël. Mes grands-parents se sont rencontrés ici, ils faisaient partie des fondateurs du kibboutz Kinneret, un des tout premiers du pays. C’est là que ma mère est née. Là aussi qu’elle a rencontré son premier mari, un survivant de l’Holocauste, arrivé en Israël en 1946. Il a été tué dans les premiers jours de la guerre d’indépendance en 1948, ils venaient tout juste de se marier. Ce n’est que huit ans plus tard qu’elle a rencontré mon père. Oh, vous avez vu ?[Une jeune fille en short passe dans la rue, avec une kalachnikov qui bat sur son flanc.]

L’armée, c’est quelque chose qui est vraiment enraciné dans notre identité d’Israéliens. Nous n’étions pas des guerriers, mais la vie en Israël a profondément changé cela. C’était une lutte pour la survie. La génération de mes grands-parents se souvenait des pogroms en Russie, mais aussi de pogroms plus récents, comme ceux d’Hébron et d’autres villes, perpétrés en 1929 par des Arabes. Paradoxalement, dans les villages environnants, il y avait une coexistence pacifique avec ces mêmes voisins arabes [lors du massacre d’Hébron, des familles arabes ont sauvé des centaines de juifs]. L’histoire de ce pays a été émaillée de guerres.

L’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch dit que la guerre n’a pas un visage de femme…

En Israël, les femmes font aussi leur service. Mais c’est vrai qu’être mère, en Israël, suppose d’intégrer la dimension de la guerre. En 1995, quand mon fils est né, le premier sentiment que j’ai eu, c’était la peur. Je me suis dit : « On va me le prendre. A 18 ans, il va devoir prendre un fusil, et se battre. Et peut-être qu’il sera tué. Ou blessé. Ou traumatisé par ce qu’il aura vu. » Et puis je me suis rassurée en me disant que j’avais encore dix-huit ans devant moi. On était après les accords d’Oslo. J’étais tellement sûre que d’ici là, on aurait la paix. Et quelques mois après [le 4 novembre 1995], Yitzhak Rabin [Premier ministre israélien, un des artisans d’Oslo] a été assassiné [par un extrémiste religieux juif]. J’étais devant la télévision, j’allaitais mon bébé… Ensuite, pour Israël, tout est allé de mal en pis.

En 1996, Benyamin Netanyahou gagne les élections.

Finalement, il a toujours été là, mis à part quelques intermèdes. Et là, cela fait plus de quatorze ans qu’il est aux manettes. Il nous a menés à la catastrophe. Toutes les négociations de paix ont été gelées. Il a renforcé le Hamas, a tout fait pour affaiblir Mahmoud Abbas, chef de l’Autorité palestinienne : l’aboutissement, c’est cette horreur du 7 octobre. Nous devons nous débarrasser de lui, il ne peut plus diriger le pays. Je veux le croire : le gouvernement qui viendra après lui, ce seront des gens qui feront passer l’intérêt de notre pays avant le leur. Qui dialogueront avec les modérés de l’autre camp.

« L’Obs » a tenté de monter un dialogue entre des intellectuels palestiniens et israéliens. Nous avons essuyé plusieurs refus. Vous-même, avez-vous pu parler avec un ou une écrivaine palestinienne ?

Hélas non. Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer d’auteur palestinien. Mais j’aimerais tellement le faire, spécialement maintenant. Un jour, lors d’un festival en Italie, j’ai fait le trajet de l’aéroport vers la ville avec un écrivain égyptien. Au départ, il était très sympathique, mais dès que je lui ai dit que je venais d’Israël, il s’est tourné vers la vitre et ne m’a plus adressé la parole. Je lui ai dit : « Mais nous avons un accord de paix. Nous vivons en paix. » Il n’a pas répondu. Je crois, quant à moi, au dialogue.

Après avoir été blessée en 2004, j’ai eu besoin de comprendre le terroriste qui avait fait basculer ma vie : qu’est-ce qui l’avait amené à commettre un attentat-suicide ? Je suis alors devenue volontaire pour Machsom Watch, un groupe de femmes qui vont sur les checkpoints contrôler comment l’armée israélienne traite les Palestiniens. J’avais besoin de connaître mieux l’autre côté. Voir comment les Palestiniens vivaient. Après ce traumatisme, j’ai ressenti encore plus fort le besoin de militer pour que la paix arrive, un jour. Je veux croire que la tragédie du 7 octobre provoquera cet électrochoc. Dans les ténèbres où nous sommes, j’ai besoin de me raccrocher à cette petite lueur.

Zeruya Shalev en 5 dates

• 1959 Naissance dans un kibboutz en Galilée.
• 2000 Traduction en français de son premier roman : « Vie amoureuse » (Gallimard).
• 2004 Gravement blessée dans un attentat terroriste à Jérusalem, un événement qu’elle a transformé en fiction dans son roman « Douleur » (Gallimard, 2017).
• 2014 Récompensée par le prix Femina étranger pour « Ce qui reste de nos vies » (Gallimard).
• 2023 Sortie en France de « Stupeur » (Gallimard).

Propos recueillis par Doan Bui (envoyée spéciale à Haïfa)