Elisabeth Badinter : « Les islamistes radicaux ont été plus malins plus que nous »

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La spécialiste des Lumières ne cache pas sa grande inquiétude face à la montée de l’antisémitisme, et appelle au sursaut. Face, notamment, à « la stratégie d’entrisme et de victimisation de l’islamisme, qui tue ».

Qu’est-il en train de nous arriver ? Depuis un mois, beaucoup de Français, de toutes origines, ont le sentiment de vivre un mauvais rêve. Dès le 7 octobre, alors que les images des pogroms du Hamas sur des civils israéliens nous parvenaient, la France renforçait la sécurité aux abords des écoles juives et des synagogues. Par habitude de voir la haine antisémite galvaniser les esprits et encourager les passages à l’acte. Voilà, hélas, qui n’a pas manqué. Mais si l’effet de contagion était attendu, les proportions, elles, sont inédites. Et jettent une lumière crue sur l’état de notre société. En un mois, la France a enregistré 1040 actes antisémites – soit plus que sur toute l’année 2022 -, sans compter les messages de haine déversés par milliers sur les réseaux sociaux.

Dans ce climat inédit, empiré par un débat public déréglé, les grandes voix comptent plus que jamais. C’est pourquoi L’Express est allé interroger l’une d’entre elles : la philosophe Elisabeth Badinter. « Pour la première fois depuis la dernière guerre mondiale, beaucoup de juifs ont peur au point de taire leur nom, de se cacher, constate-t-elle. Si la spécialiste des Lumières « n’imagine pas la France sans juifs », elle ne cache pas sa grande inquiétude. « Depuis quarante ans, l’islamisme radical, qui est une maladie de l’islam, s’installe en France, prend des formes diverses, qui virent à la violence. Une culture très différente de la nôtre, antithétique à nos valeurs, a entrepris une politique d’entrisme et de victimisation systématique qui tue. Si vous vous refusez au diagnostic précis et à l’analyse par peur d’être mal compris ou instrumentalisé, ou par peur de déclencher de nouvelles violences, alors tout est fichu. »

L’Express : La première fois que vous avez pris la parole sur le sujet de l’antisémitisme, c’était dans un entretien à L’Express, en octobre 2017. Quelques semaines auparavant, une sexagénaire, Sarah Halimi, avait été défenestrée au cri de « Allah Akbar » dans le silence des médias et des politiques…

Elisabeth Badinter : C’est ce silence qui m’avait sidérée. Je m’en souviens encore très bien, car je n’avais pas appris ce meurtre en lisant la presse ou en écoutant la radio. J’ai été mise au courant par une commerçante – qui elle, je crois, l’avait lu dans un journal communautaire. Je me suis dit : « Je ne sais pas ça. Et elle, elle sait. Pourquoi les médias sont-ils si silencieux ? L’événement n’est-il pas susceptible d’intéresser ? Ou bien rechigne-t-on à en parler comme d’une information importante ? » J’étais très naïve. Ma conviction – et j’espère que ce sera toujours ma conviction – est que la France n’est pas un pays antisémite, même s’il y a des antisémites en France comme partout. Longtemps, après la guerre, ces derniers devenus minoritaires se cachaient d’être antisémites. Ils l’étaient entre eux ; ils ne comptaient pas. D’abord, ils ne tuaient pas. De plus, ils n’osaient même en pas parler en public, car il y avait un contrôle social : ils auraient été isolés, conspués par le reste de la société. Et là, quoi ? Un meurtre antisémite qui ne fait pas une ligne dans les journaux ?

Que s’est-il passé entre-temps ?

Les faits ont été documentés, notamment dans Les Territoires perdus de la République, l’ouvrage collectif supervisé par Georges Bensoussan en 2002. Ce qui s’est passé, c’est que nous avons laissé l’islamisme prospérer. Nous l’avons laissé faire de l’entrisme à l’école, dicter sa norme dans certains quartiers, et impressionner les esprits partout. Les islamistes radicaux ont été plus malins plus que nous. Et aujourd’hui, on a peur. On n’a pas envie de déclencher un conflit avec les musulmans radicaux, qui ont l’art de la stratégie. A cette peur, il faut ajouter je crois un certain irénisme, et une volonté dévoyée de « ne pas jeter d’huile sur le feu ». Dénoncer l’antisémitisme – parfois meurtrier – de l’islamisme reviendrait à jeter l’opprobre sur les Français arabo-musulmans (quel amalgame au passage !), qui sont nombreux. Alors, chut, n’en parlons pas. Tout cela conduit au déni. Et le déni prévaut depuis de nombreuses années maintenant. Dans l’affaire Sarah Halimi, on le retrouve à chaque étape, y compris judiciaire. On a appris que la juge d’instruction avait tout fait pour que ce meurtre ne soit pas qualifié d’antisémite. Et l’on se souvient par ailleurs, que le meurtrier a finalement été déclaré irresponsable, car sous l’emprise de la drogue. Après Ilan Halimi, après Ozar Hatorah, après l’Hypercacher, cette affaire offrait une sorte d’apothéose d’un déni français.

Vous continuez de ne prendre que très rarement la parole sur ce sujet, pourquoi ?

Il ne revient pas aux seuls Français juifs de dénoncer l’antisémitisme. D’autant moins, au reste, que nous sommes passés d’une époque où la proximité de la Shoah saisissait les esprits à des temps où l’on accuse volontiers les juifs d’ »utiliser l’holocauste », de se « victimiser ». Tout cela conspire à un climat insupportable. C’est pourquoi la voix de non-juifs qui dénoncent l’antisémitisme est précieuse et indispensable.

Depuis le 7 octobre, la France connaît une flambée inédite des actes antisémites, qui choque une grande partie du pays. Selon vous, y aura-t-il un avant et un après ? Ou reviendrons-nous au rythme de croisière habituel : entre deux drames, l’oubli ?

Je ne crois pas que cet épisode sera oublié demain. Et pour une raison, c’est qu’il me semble que les médias, nombre de journalistes – l’honnêteté intellectuelle des journalistes qui nous informent est capitale – sont aussi choqués qu’on peut l’être par ce qui s’est passé depuis le 7 octobre. Ils sont étonnés, comme vous et moi, que pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de Français juifs ont peur au point de cacher leur judéité : retirer la mezouzah, changer son nom sur une application… En vérité, ceux qui habitent dans les quartiers où l’islamisme est bien implanté le vivent depuis longtemps. La majorité en est partie, d’ailleurs. Mais pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, le phénomène est massif. C’est le retour des marranes, vous savez, ces juifs qui se cachaient sous l’inquisition espagnole. Cette fois, c’est du fait de la montée en puissance d’un islam extrémiste qui n’existait pas en France il y a trente ou quarante ans. Je crois que beaucoup de Français en prennent conscience. Pour autant, j’attends tout de même quelque chose du gouvernement.

Qu’attendez-vous ?

Déjà qu’il dise les choses avec des mots clairs. Qu’on ne se contente pas de formules vagues, sur le fait que « l’antisémitisme est inacceptable », comme si c’était un fléau qui tombait du ciel. Cette habitude de noyer le poisson rend les Français, de toutes origines, dingues. Au moment des émeutes de l’été dernier, l’empressement du gouvernement pour dire qu’il y avait beaucoup de « Kevin » et de « Matteo » (sic) parmi les émeutiers procédait du même ressort. Si vous vous refusez au diagnostic précis et à l’analyse par peur d’être mal compris ou instrumentalisé, ou par peur de déclencher de nouvelles violences, alors tout est fichu. Je peux comprendre, parfois, une prudence du président, qui doit veiller à la paix civile. Mais que dit madame Borne ? Je ne l’entends pas.

Existe-t-il des remèdes spécifiques à l’antisémitisme ? Ou n’est-il que le symptôme d’un mal plus général que nous échouons à traiter ?

Déjà, il faudrait un esprit de conséquences. Certains prêches ignobles, par exemple, sont vraiment traités à la légère par la justice. Pas plus tard que le 12 octobre dernier, l’imam de la mosquée de Beaucaire (Gard) a publié sur son compte Facebook des propos tirés d’un hadith [NDLR : parole attribuée à Mahomet, transcrite dans la tradition islamique] appelant à combattre et à tuer les juifs. Il a écopé de huit mois avec sursis seulement ! C’est invraisemblable.

Le gouvernement n’y peut rien, pour le coup…

Alors peut-être faut-il durcir les lois. Débattons-en, au moins. Il faut que les Français prennent conscience que ce genre de « mini peine » est un signal gravissime pour une démocratie. Cela laisse à penser qu’un tel propos est anodin. Or, il peut mener au pire. Une guerre civile. Depuis quarante ans, l’islamisme radical, qui est une maladie de l’islam, s’installe en France, prend des formes diverses, qui virent à la violence, et c’est inadmissible. Une culture très différente de la nôtre, antithétique à nos valeurs, a entrepris une politique d’entrisme et de victimisation systématique qui tue. Il faut déjà le dire. Mais si on ne parle jamais de ce hiatus culturel total, parce qu’on a peur que l’extrême gauche crie au « racisme », ou que cela aille encore beaucoup plus loin avec les islamistes, on n’y arrivera pas. Le piège, c’est qu’il ne faut pas tomber dans le discours de madame Le Pen ou de monsieur Bardella, qui se nourrissent de ces non-dits. Mais il faut arrêter avec le silence. Celui qui encourage de continuer, et celui qui désespère, je pense, la grande majorité des Français.

Pensez-vous qu’il est encore temps de reprendre la main ?

Cruelle question. Je ne peux vous répondre qu’une chose : je suis très inquiète. J’ai peur qu’il ne soit trop tard. Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras. Au contraire. La raison fondamentale de mon inquiétude est que nous avons laissé l’islamisme endoctriner de jeunes cerveaux, à qui l’on dit, depuis l’enfance, qu’ils iront en enfer s’ils se laissent séduire par nos principes et nos valeurs. Les messages trouvés dans le téléphone de l’assassin de Dominique Bernard sont à ce titre édifiants. Dans un message audio, rapporté par Le Monde, il dit : « Oh Français, peuple de lâcheté et de mécréants. J’étais dans vos écoles des années et des années, j’ai vécu des années et des années parmi vous, gratuitement. […] Vous m’avez appris ce qu’est la démocratie et les droits de l’homme, et vous m’avez poussé vers l’enfer. » Comment lutter contre ça ? Je me souviens aussi du témoignage de ce professeur de philosophie à Trappes, Didier Lemaire – qu’il a fallu exfiltrer et protéger car il recevait des menaces de mort : depuis plusieurs années, disait-il, certains de ses élèves ne voulaient plus entendre. Ils ne voulaient même plus écouter. On en voit certains se boucher les oreilles en classe. Comment on lutte contre l’endoctrinement des enfants ? D’autant plus que les nouvelles générations sont de moins en moins choquées par cet endoctrinement. Et prennent même la laïcité comme une « offense » aux musulmans. On le voit dans les sondages, les collégiens, les lycéens, les étudiants et même les jeunes profs sont de moins en moins convaincus par la laïcité. Et La France insoumise qui va faire de la retape en les brossant dans le sens du poil ! C’est ainsi que le parti de Jean-Luc Mélenchon obtient 31 % des votes du premier tour à la dernière présidentielle chez les 18-24 ans, et 34 % chez les 25-34 ans.

Quelle est selon vous la responsabilité de La France insoumise (LFI) dans la situation actuelle, et notamment en ce qui concerne la montée de l’antisémitisme ?

Elle est énorme. Cette façon de considérer les Français arabo-musulmans comme les victimes par avance de notre société est en train de justifier le pire dans toute une partie de la jeunesse. Cette stratégie n’est pas idiote. Elle est honteuse, mais elle n’est pas idiote. Et face à ce discours extrêmement fort de LFI, le reste de la gauche et le centre gauche se noient dans des circonvolutions, quand ce n’est pas dans la lâcheté, comme cette partie du PS qui ne rompt pas avec la Nupes, pour ne pas perdre des circonscriptions. A certains égards, les éditorialistes aujourd’hui font mieux le travail que les politiques. Mais saluons tout de même l’initiative – extrêmement bienvenue de monsieur Larcher et madame Braun-Pivet d’organiser la grande marche contre l’antisémitisme…

Justement, Jean-Luc Mélenchon n’y a pas participé, arguant qu’il ne voulait pas défiler avec le Rassemblement national…

Mais quelle tartufferie. Il a à peine fait l’effort de trouver un prétexte. Faut-il vraiment répondre ? Il se moque du monde. Personne ne méconnaît l’histoire du Front national, moi non plus. Mais Marine Le Pen représente aujourd’hui 32 % des votants au premier tour de la présidentielle, 42 % au second, et tous ces Français ne sont pas antisémites ! Ces électeurs représentent un bout conséquent du pays, on ne va pas les rendre persona non grata dans une grande manifestation d’union nationale. D’ailleurs, lors de la dernière grande manifestation contre l’antisémitisme – en réaction à la profanation de tombes juives à Carpentras –, on ne demandait à personne de présenter son bulletin de vote.

Au Royaume-Uni, dans des manifestations pro-Hamas, on a pu voir des drapeaux LGBT… Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Je crois que c’est une infime minorité des LGBT. Quand on sait le sort réservé aux homosexuels par les islamistes… Ces militants sont tellement minoritaires qu’ils sont anecdotiques, et prouvent juste à quel point on peut être bête !

Quand on voit la rue londonienne ou berlinoise, où l’on défile en masse en scandant des cris islamistes, quand on voit la faillite morale sur les campus américains, on se dit quand même que la France est à un stade un peu moins avancé du marasme. Ne sont-ce pas là les vieux restes de l’universalisme républicain qu’il faudrait réactiver ?

J’ai le chagrin de penser que l’universalisme républicain ne veut rien dire pour la jeune génération. L’universalisme, ils ne savent pas ce que c’est. Le wokisme les travaille de près, qui met en exergue les différences, voire les barrières entre les humains. Alors que l’universalisme, au contraire, proclame que leur ressemblance l’emporte sur ce qui les distingue.

Ce pessimisme vous emmène-t-il à douter que les Français juifs aient un avenir dans leur pays ?

Je n’imagine pas la France sans juifs. Mais il est évident que certains pensent à partir. Pour la première fois depuis la dernière guerre mondiale, beaucoup de juifs ont peur au point de taire leur nom, de se cacher… C’est une situation tellement neuve pour la plupart. Dans la sidération, la question se pose forcément, même pour après, ou pour les enfants. Vous connaissez la fameuse phrase de Billy Wilder : « Les optimistes ont fini à Auschwitz et les pessimistes à Hollywood » ? Elle hante beaucoup de juifs, français ou non. Donc, oui, la question se pose, forcément. Mais celle qui vient alors juste derrière est : où ?

La Corse avait fait valoir que sur l’île, aucun acte antisémite n’était à déplorer…

La Corse ne peut accueillir tous les juifs du monde [elle rit]. Sérieusement, pendant longtemps Israël jouait ce rôle de possibilité de repli, « au cas où ». Désormais, une page de grande incertitude s’ouvre. La perspective d’une guerre mondiale n’est plus totalement impossible. Et là, que se passerait-il ? Vous avez vu la résolution de l’ONU contre Israël ? Pas une seconde, j’aurais pensé il y a un an ou il y a six mois que tant de pays avaient ce pays dans le nez. Pour beaucoup, c’est le symbole de l’Occident, de l’Amérique… Une opposition gronde. Il y a deux mois, je ne faisais pas ce distinguo. Maintenant, je comprends.

Vous y voyez un affaiblissement des démocraties ?

Absolument, pour deux raisons : psychologique, et politique. La première est notre hyper individualisme. C’est « moi d’abord, et le reste est secondaire. On pense à son épanouissement personnel avant de se préoccuper d’objectifs collectifs. La seconde est un mépris de plus en plus grand de la loi. Croyant bien faire, nous avons mal élevé nos enfants. Nous ne leur avons pas assez enseigné le respect de la loi, faute de leur apprendre et surtout la frustration. Et cela concerne une grande partie des démocraties occidentales.

Propos recueillis par Anne Rosencher et Laurent Berbon