A Ein Bokek, parmi les déplacés israéliens, «tout le monde ne retournera pas à Beeri»

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Regroupés dans un hôtel sur la mer Morte, 900 rescapés de l’un des kibboutz attaqués par le Hamas le 7 octobre pleurent leurs morts en attendant d’être relogés. Certains expriment le sentiment d’avoir été laissés à eux-mêmes après les massacres.

Un énorme lobby sans charme, des plantes en plastique, du faux marbre et dix-sept étages de chambres tournées vers les rives salées de la mer Morte : à première vue, rien n’a changé au David Dead Sea Resort d’Ein Bokek, en Israël, vaste complexe hôtelier où les réservations battent généralement leur plein en automne.

Pourtant, derrière ce décor, tout a basculé depuis l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre. L’établissement est toujours bondé, mais des gardes armés surveillent l’entrée, le bar a baissé son rideau et les clients ne rient pas dans les couloirs. Disparus, les vacanciers en maillots de bain. A leur place, 900 habitants de Beeri occupent l’endroit, après avoir été évacués de leur kibboutz, en bordure de la bande de Gaza.

Dans ce lieu habituellement dévolu au plaisir et à l’insouciance, des familles entières pleurent aujourd’hui leurs morts et leurs vies saccagées. Du jour au lendemain, leur village a été transformé en paysage d’apocalypse, puis en zone militaire. Sur les 1 200 personnes que comptait la communauté, 86 ont été assassinées, 30 prises en otage et deux ont disparu. Non seulement un bon tiers des maisons ont été complètement calcinées, mais celles qui tiennent encore debout sont dévastées, inhabitables. Ici, les funérailles ont succédé aux funérailles en octobre. Chaque personne rencontrée porte le deuil d’un parent, d’un ami mais aussi de sa vie d’avant, quand d’horribles souvenirs ne venaient pas hanter les esprits.

Comme eux, 220 000 Israéliens ont dû quitter leur domicile dans les jours qui ont suivi le 7 octobre. Ceux qui résidaient autour de Gaza, bien sûr, mais également ceux des localités du nord, à la frontière avec le Liban. Kiryat Shmona, ville de 23 000 habitants, s’est ainsi muée en cité fantôme, désertée lorsque des roquettes ont commencé à pleuvoir depuis le pays voisin. Sud et Nord confondus, certains déplacés ont pu trouver refuge chez des proches ou dans des logements de fortune, mais environ 125 000 d’entre eux sont toujours à l’hôtel.

Gens traumatisés, désorientés

Le résultat, c’est qu’à Tel-Aviv, à Jérusalem et dans tous les sites touristiques d’Israël les établissements débordent de gens traumatisés, désorientés, arrachés à leur existence ordinaire. Au point que la physionomie de certaines localités s’en trouve bouleversée : contrairement aux touristes, les déplacés ne s’en vont pas au bout de quelques jours.

Partout, il a donc fallu trouver des solutions pour scolariser les enfants, aider leurs parents à refaire surface, enregistrer les demandes de papiers d’identité perdus ou détruits et soigner les malades. Sur les bords de la mer Rouge, dans la ville d’Eilat, une antenne de l’hôpital Beilison de Petah Tikva (nord-est de Tel-Aviv) a même ouvert pour faire face à un afflux de 60 000 déplacés, soit plus que la population totale de cette célèbre station balnéaire.

Pris en charge par l’Etat pour leurs chambres et leurs repas, les réfugiés vivent au jour le jour, sans occupation précise et, surtout, sans la moindre idée de ce que sera leur avenir à moyen terme. Ils attendent et attendent encore, comme englués dans ce temps mou et douloureux qui sépare le drame de la vie d’après.

Au David Dead Sea Resort, les pendules semblent maintenant tourner dans le vide. Les piscines sont désertes, les jardins silencieux et les petits groupes qui bavardent le font presque sans bruit. Pas un éclat de voix, pas un éclat de rire ne résonne dans le vaste campement qu’est devenu l’hôtel, envahi par des jouets, des tapis de sol, un atelier de couture et des portants remplis de vêtements, tous expédiés par des donateurs anonymes : partis sous les balles, la plupart des évacués n’ont rien emporté avec eux. Certains petits marchent pieds nus et beaucoup d’adultes aussi dans ce kibboutz improvisé, à une heure et demie de route de celui qu’ils ont quitté.

Pour la plupart, cette terre perdue est leur vrai chez eux, l’endroit où ils sont nés, là où ils ont grandi et passé l’essentiel de leur vie, comme l’explique Shlomi, d’un air grave. Assis dans un transat, sous les palmiers qui entourent l’hôtel, cet agronome de 53 ans n’a dû sa survie qu’à la position de sa maison, toute proche de Gaza mais à un carrefour et en hauteur. « Le Hamas y a installé son QG, explique-t-il. Moi, j’étais dans l’abri, avec mon fils de 14 ans. Ils ont essayé d’entrer à plusieurs reprises, mais j’ai tenu la porte pendant plus de douze heures, ils n’y sont pas arrivés. » Sur les 46 bâtiments de son quartier, seuls trois n’ont pas été incendiés.

Shlomi raconte cela sans haine, sans colère apparente. Contrairement à d’autres, il n’a perdu aucun membre de sa famille. « Nous sommes des réfugiés de guerre », glisse-t-il dans un sourire triste. Puis, pensant peut-être à ceux de Gaza : « La plupart n’ont pas d’aussi bonnes conditions. » Alors, bien sûr, ce n’est pas facile de vivre sans aucune intimité, sans le moindre coin à soi, dans la même chambre que sa fille de 18 ans, « mais c’est déjà bien d’être là. Et tous ensemble ».

Se soutenir les uns les autres

La question du groupe est cruciale. Habitués à vivre en communauté, les rescapés de Beeri, l’un des derniers kibboutz fonctionnant encore sur les principes collectivistes des origines, se soutiennent les uns les autres. C’est leur force. Chacun d’eux sait le cauchemar qu’a vécu son voisin. Mais tous n’ont pas le calme de Shlomi.

Mor, par exemple, a le visage tordu par le chagrin et la colère. Ses deux parents ont été tués, sa maison réduite en cendre. « Regardez la photo », ordonne cette jeune mère de trois jeunes enfants en allumant son portable. Très vite, son ressentiment se tourne vers l’Etat, qu’elle accuse de les avoir laissés tomber. « Nous avons dû supplier le bus qui avait amené des soldats de nous emmener, lance-t-elle. Et lorsqu’il nous a déposés à Tel-Aviv, il n’y avait absolument personne pour nous accueillir. »

Près d’elle, son ami Ofer n’en pense pas moins. Au bout d’un mois, soutient ce jeune père, trois enfants lui aussi, le sentiment d’abandon perdure : « Nous sommes sionistes, nous avons fait notre service militaire, nous aimons Israël et, pourtant, personne n’a été là pour nous. » Certes, un plan d’évacuation élaboré en 2014 affectait chaque kibboutz à un hôtel précis, mais, apparemment, rien n’a fonctionné comme prévu.

Faut-il dire tout cela, pourtant ? Afficher la faiblesse d’un Etat dont l’attaque du Hamas a crûment révélé le désordre et le manque d’efficacité ? Tous sont partagés entre leur besoin de parler et la loyauté envers un pays qu’ils chérissent.

Pourtant, même Miri Gad Mesika, la chargée de communication du kibboutz qui tente de contrôler les entretiens, est obligée de le reconnaître : ici, l’aide des autorités n’est arrivée que tardivement et pas en quantité suffisante. Aujourd’hui, des psychologues et des travailleurs sociaux sont envoyés par le gouvernement, mais ceux qui sont intervenus dans les premières semaines étaient tous bénévoles.

De l’hôtel David Sea Resort comme de tous les coins d’Israël monte la même plainte : sans la société civile, les déplacés et les familles d’otages se seraient retrouvés encore plus démunis qu’ils ne le sont maintenant. « L’institution n’est plus fonctionnelle », résume Noam Lamir, un riche entrepreneur qui a mis son énergie et sa fortune au service des victimes, après les avoir employées à protester contre la réforme de la justice voulue par Benyamin Nétanyahou.

Il a fallu attendre fin octobre pour qu’une organisation plus solide prenne forme. Des stratégies commencent à être ébauchées sous l’égide de Tekuma, un conseil chargé par le gouvernement d’enregistrer les besoins des déplacés, puis de leur dessiner un futur. Dans le cas de Beeri, il s’agit d’abord de décider où vont aller les familles en attendant que leurs maisons soient reconstruites. Resteront-elles à l’hôtel ou iront-elles s’installer dans deux tours de Jérusalem, tout juste terminées ? « Nous allons voter, observe Amit Slovy, responsable des finances du kibboutz, mais les avis sont partagés. » Accoutumés à vivre dans la nature, beaucoup rejettent l’idée de se retrouver en ville.

« Faire aide l’âme à se reconstruire »

Dans une deuxième phase, lorsque les combats se seront arrêtés, les habitants pourraient se réinstaller à proximité de leurs terres. Mais, entre-temps, il s’agit de préserver l’activité économique de ce kibboutz prospère, dont l’imprimerie, principale source de revenus, tourne aujourd’hui à 25 % de ses capacités. Chaque jour, 100 personnes sont acheminées jusqu’à Beeri pour faire face aux tâches les plus urgentes. Les employés sont encore payés, mais jusqu’à quand ? « Nous avons reçu 2 millions de shekels [environ 483 000 euros] de l’Etat, quand il en faut 10 millions pour notre fonctionnement mensuel », souligne Amit Slovy.

Ceux qui ne travaillent plus souffrent du manque d’activité. « Faire aide l’âme à se reconstruire », remarque Shlomi, qui gérait les 6 hectares d’espaces verts du kibboutz. Puis, d’une voix douce : « Savez-vous de quoi je rêve ? De pouvoir me lever le matin et préparer le petit-déjeuner de mes enfants. »

Retournera-t-il au kibboutz ? « Bien sûr ! », s’exclame-t-il. Après une seconde d’hésitation, il ajoute : « Ma famille, c’est moins évident. Il faudra que je les convainque. » Comme lui, beaucoup voudraient réintégrer ce lieu qui représente leur « étoile polaire », selon les mots d’Amit Slovy. Mais seulement si leur sécurité y est assurée. Les parents de jeunes enfants hésitent énormément. « Tout le monde ne reprendra pas le chemin de Beeri », estime Haïm Yellin, ancien député et membre du kibboutz. D’après lui, seule une grosse moitié le fera et il faudra des années pour que la communauté se reforme. « C’est comme un incendie de forêt, conclut-il. Ça finit par repousser, mais il faut du temps. »

Raphaëlle Rérolle Ein Bokek (Israël), envoyée spéciale

Source lemonde