En Israël, les psys au chevet d’une population traumatisée

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Le massacre commis par le Hamas dans l’Etat hébreu, le 7 octobre, a profondément choqué l’ensemble des Israéliens. A travers le pays, psychologues et psychiatres se mobilisent pour aider les victimes, directes ou indirectes.

Nous n’avons interrompu que quelques minutes notre conversation téléphonique. « Une alerte ! » A Tel-Aviv, tout le monde autour comprend que l’on raccroche en entendant soudain la sirène. Des alertes, il y en a jusqu’à trois ou quatre par jour. Il faut alors se jeter dans un abri, un parking ou, si l’on se trouve sur l’autoroute, s’arrêter sur la bande d’arrêt d’urgence, sauter la glissière de sécurité, s’abriter sous un pont ou s’allonger, faute de mieux, dans le fossé, la tête entre les bras. Une minute plus tard, on entend les énormes « boum ! » que font les antimissiles du Dôme de fer israélien lorsqu’ils interceptent l’une des roquettes tirées par le Hamas depuis la bande de Gaza. Puis, chacun se relève, s’époussette un peu et reprend le cours de sa vie.

Nous avons donc repris notre conversation presque comme si de rien n’était. Notre interlocuteur, Reuven Dar, s’apprête à repartir à l’hôtel David, au bord de la mer Morte, où ont été regroupés une partie des réfugiés des kibboutz attaqués par le Hamas, le 7 octobre.

Habituellement, la spécialité de ce professeur de psychologie à l’université de Tel-Aviv est de soigner des patients atteints de troubles obsessionnels compulsifs. Les siens fument plusieurs cigarettes en même temps, se lavent les mains jusqu’à vingt fois de suite ou vérifient sans fin qu’ils ont bien coupé l’électricité. Depuis les tueries du 7 octobre, le cauchemar des pogroms qui tenaillait les premières générations arrivées en Israël a resurgi et, note-t-il avec un humour grinçant, « mes patients vont mieux puisqu’ils ne pensent plus qu’à la guerre. Leurs peurs ont enfin rejoint celles des autres et leur mal est devenu normal… »

Il faut dire que, hormis l’angoisse provoquée par les alertes, la guerre paraît avoir envahi tout l’espace mental de ce pays, qui y est pourtant habitué. Dans les maisons, les cafés, les épiceries, des écrans diffusent les images du conflit vu par les Israéliens. Supplications des familles d’otages, engueulades entre ex-généraux de l’armée, discours guerriers de Benyamin Nétanyahou et déluge de critiques contre ce même premier ministre. Mais aussi, depuis quelques jours, images des soldats progressant au cœur de Gaza en ruines.

La nécessité de survivre

Dans la vie d’avant, on pouvait militer pour les droits des Palestiniens et regretter tout haut que « Gaza ne soit pas devenu une sorte de Singapour », en oubliant l’enfermement, la pauvreté et l’indifférence dans lesquels vivait ce minuscule territoire situé à une heure de Tel-Aviv en voiture. Dans la vie d’après, le traumatisme des tueries a tout emporté. Ne reste que la nécessité de survivre en éradiquant le mouvement islamiste palestinien. Des civils, des enfants meurent sous les bombes ? C’est que le Hamas les prend comme boucliers humains, répètent les télévisions.

Reuven Dar a répondu à l’appel des associations de psychiatres et de psychologues, des sociétés de psychanalyse, et plus généralement de tous les spécialistes de santé mentale du pays, afin d’intervenir auprès des victimes des kibboutz. Plusieurs centaines d’entre elles ont été relogées dans ces hôtels habituellement bondés de touristes, qui ressemblent désormais à des maisons de repos. Ils sont une trentaine de confrères « psy » à se relayer là-bas auprès de familles qui ont vu leurs proches massacrés, leurs maisons partir en fumée ou même, dit-il, « ont pu s’enfuir avant de voir le pire et ne se remettent pas d’avoir laissé les autres derrière et d’en avoir réchappé ».

Il s’est d’abord agi d’intervenir en première urgence, afin de limiter les effets post-traumatiques. La psychiatrie militaire a développé depuis longtemps toutes sortes de protocoles face à ce type de syndrome, et Reuven Dar se souvient de s’être familiarisé avec ces méthodes avant même d’entamer ses études, lors de son service militaire, en 1973, en pleine guerre du Kippour. Mais les psys qui se sont rassemblés après ces attaques sans précédent ont mis au point leur propre dispositif. « Il s’agit notamment de renforcer le sentiment de contrôle et de détermination, dit le psychologue, de normaliser les réponses, de mettre l’accent sur la force, le positif et de redonner du sens à la réalité. »

On croirait presque entendre la définition de la volonté de tout le pays. Rester solide alors que la situation n’a jamais été aussi inquiétante. Solidaire à l’intérieur quand l’opinion publique mondiale se fragmente. Confiant dans sa survie quand l’hostilité vous entoure. Combatif quand la majorité du pays doute du premier ministre… Bref, conserver cette fameuse résilience dont n’importe quel Israélien finit par vous parler d’une manière ou d’une autre et qui plaçait encore, en 2022, ce pays, qui a pourtant connu quatorze guerres (avant celle-ci) en soixante-quinze ans, à la neuvième place du classement des pays les plus heureux du monde établi par les Nations unies.

« Si vous tombez, dix mains vous relèveront »

« L’habitude de l’adversité et des conflits y est pour beaucoup, bien sûr, et aussi la certitude que nous n’avons pas le choix », analyse Dominique Lamy, professeur de psychologie à l’université de Tel-Aviv. Cette Franco-Israélienne ajoute cependant d’autres éléments pour expliquer cette résilience si éloignée du pessimisme des Français. Une forme de désordre de la société, à la fois rude et formateur : « Tout est matière à négociation, il n’y a pas de rigueur. Cela oblige chacun à être sur la défensive, avec sa banque ou le plombier. C’est le pays de la débrouille. »

Une éducation qui « encourage d’emblée l’estime de soi. Rien à voir avec la France : ici, les enfants sont encensés ! L’école est un lieu de chaleur humaine où l’on peut appeler le directeur par son prénom et faire la bise au professeur. » Et, enfin, un tissu social qui ne vous laisse jamais seul dans la difficulté : « On ne vous dira pas bonjour, les gens ne sont pas policés, mais si vous tombez, dix mains vous relèveront. »

Il n’empêche, l’angoisse est diffuse. Aux urgences du centre hospitalier de Tel-Aviv, une jeune médecin assure voir tous les jours arriver des gens qui tiennent un discours résilient, du moins au premier abord : « Nous vaincrons ! La paix reviendra dans le pays. » Ils ont un fils à l’armée mais font mine d’être stoïques, se sont engagés dès les premiers jours pour nourrir les soldats, loger des réfugiés ou aider dans les fermes. Et puis, dit-elle en mimant la scène : « Ils soulèvent leur chemise et… montrent l’allergie géante qui a envahi leur ventre, leur torse et leurs bras. »

Gaieté excessive

A la terrasse d’un café, dans un quartier de Tel-Aviv autrefois joyeux et insouciant, en ce mercredi 1er novembre, on fait la connaissance de Romi, Tamar et Maya, âgées de 23 ans. Les trois amies se sont connues à l’université et se sont retrouvées pour deux jours : dimanche, elles rejoindront leur bataillon de réserve, à la demande de l’armée. « Paris ! La tour Eiffel ! Les Champs-Elysées », s’exclament-elles quand elles apprennent que l’on est Française. Pour un peu, elles demanderaient presque des nouvelles de la Fashion Week et l’on voit bien qu’il y a quelque chose de surréaliste dans cette gaieté excessive. Et puis nous leur demandons si leurs parents s’inquiètent de les savoir bientôt à la guerre et les voici qui fondent en larmes…

La veille, une amie d’amie prénommée Tal (« rosée » en hébreu) nous a raconté qu’elle aussi pleurait souvent, depuis le 7 octobre. « Un peu sans raison, dit-elle avant de se reprendre : Est-ce que je peux vraiment dire sans raison, vu les circonstances ? » Mère de deux filles et d’un garçon, directrice d’une association de promotion des mathématiques et des sciences auprès des enfants les plus défavorisés, juifs et Arabes israéliens, elle compte de nombreux collègues et amis palestiniens. La guerre n’a pas brisé leurs relations, assure-t-elle en montrant les nombreux textos qu’ils s’échangent encore.

Depuis toujours, elle n’avait pas de mots assez durs contre les colons israéliens décidés à chasser les Bédouins de leurs terres, encouragés par les

franges les plus extrémistes de ce gouvernement Nétanyahou contre lequel elle a tant manifesté ces derniers mois. Ces enfants et ces familles sous les bombes à Gaza l’horrifient, dit-elle encore. Alors, « peut-être attendais-je un soutien plus clair après l’attaque du 7 octobre… »

Viviane Chetrit raconte la même désillusion à l’égard de ses confrères étrangers, et c’est aussi l’une des catastrophes de la guerre. Au lendemain des tueries, la présidente de la Société de psychanalyse d’Israël a rédigé un appel afin de fédérer les soutiens. « L’un de nos collègues palestiniens l’a signé sans difficulté, dit-elle. Les réactions à l’étranger ont été beaucoup plus… tièdes. » Le cabinet de cette Française arrivée ici en 1969 ne désemplit pas. A Tel-Aviv, où elle consulte deux jours par semaine, ses patients sont des artistes, des patrons du high-tech, des architectes et des avocats, « plutôt à gauche », précise-t-elle. A Jérusalem, ils peuvent être plus religieux ou parfois même palestiniens. Depuis le 7 octobre, constate-t-elle, « la peur du déchaînement des terroristes est dans tous les esprits »

La psyché, cause nationale

Dans les années 1930, Ernest Jones, le premier disciple britannique de Sigmund Freud, dont il fut le biographe, avait écrit au père de la psychanalyse ce que lui avait confié Chaïm Weizmann, le futur président de l’Etat d’Israël (1949-1952) : « Les premiers immigrants sont arrivés en Palestine avec, pour tout bagage, Le Capital de Marx dans une main et L’Interprétation des rêves de Freud dans l’autre. »

La société a largement évolué. C’est souvent moins le goût pour l’introspection que la nécessité de tenir qui mène les Israéliens vers le thérapeute. Mais c’est aussi pour cette raison, tenir, justement, que la psyché est comme une cause nationale et que l’armée est depuis longtemps le plus gros employeur de psychiatres et de psychothérapeutes.

Des Israéliens sur le divan, ce fut le « pitch », en 2005, de BeTipul, la série télévisée israélienne la plus copiée à l’étranger. Son ambition était on ne plus claire : « Leurs thérapies, c’est notre thérapie », disait la bande-annonce en hébreu. Presque tout le pays la regarda. L’un des meilleurs personnages, Yadin, est un pilote de l’armée. « C’est un vrai tueur, juge son thérapeute. Il a largué une bombe sur un jardin d’enfants à Ramallah, en Cisjordanie, a fait une crise cardiaque juste après et il ne fait pas la connexion ! » Le père de Yadin, un rescapé de la Shoah, n’a eu de cesse de lui répéter la nécessité d’être fort et de ne pas avoir d’émotions. Si l’on ajoute que le thérapeute de la série est interprété par l’acteur et réalisateur Assi Dayan, le fils de l’ancien chef d’état-major et ministre de la défense Moshe Dayan, on a devant soi la parfaite synthèse de la psychologie israélienne.

Une semaine après les attaques du Hamas, le professeur Nathaniel Laor, 73 ans, a donné une conférence sur la résilience nationale dans des situations de catastrophe extrême devant une cinquantaine de psychiatres du centre de santé mentale Geha, à Petah Tikva, a raconté le journal Haaretz. M. Laor, professeur émérite de psychiatrie et de philosophie aux facultés de médecine de l’université de Tel-Aviv et de Yale (Connecticut), a été à l’initiative, il y a quelques années, d’une réforme qui veut que tout civil victime d’un traumatisme résultant d’une action « nationaliste », que ce soit individuellement ou collectivement, a droit à douze heures de soins aux frais de l’Etat. « La réhabilitation d’une communauté après une catastrophe prend généralement entre un an et demi et deux ans, a-t-il expliqué, avant de prévenir : La réhabilitation au niveau national prendra de nombreuses années. »

Raphaëlle BacquéTel-Aviv, envoyée spéciale

Source lemonde