Dans les magasins casher de Créteil, «on ne s’attarde pas»

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Depuis l’attaque du Hamas en Israël, les actes antisémites se multiplient en France. Inquiets d’être la cible d’un attentat, beaucoup de Juifs de cette ville de la banlieue parisienne où la communauté juive est importante, limitent leurs déplacements et évitent les lieux qui pourraient être visés.

Le regard triste, Sylvie passe en revue la place du port, à Créteil, où est installée sa boulangerie. «Regardez, c’est complètement vide.» On est jeudi après-midi et l’endroit, connu pour abriter de nombreux commerces casher de la préfecture du Val-de-Marne, est désert. Celui de Sylvie, elle-même de confession juive, n’échappe pas à la règle : «On a perdu facilement un quart de notre clientèle. Tout le monde sait qu’il y a des Juifs ici. Avec ce qu’il se passe en Israël, on nous dit de faire attention. On s’attend à ce que ça pète à tout moment, alors les gens évitent le coin.» Avec quelque 20 000 membres, soit plus d’un habitant sur cinq, Créteil est la ville de la banlieue parisienne où la communauté juive est la plus représentée.

Dans la supérette de la place, Mordehai fait le même constat que Sylvie. Kippa sur la tête, avachi sur une chaise derrière la caisse, le sexagénaire a les yeux rivés sur un site d’information israélien. Des notifications de la chaîne d’information i24 News arrivent aussi par salves sur son téléphone. A la veille de shabbat, sa boutique devrait être particulièrement animée, jure-t-il. Mais ce jeudi, les clients se font rares : «Les gens ont peur, alors ils ne sortent que quand ils en ont vraiment besoin. Ils viennent en coup de vent et ne s’attardent pas. On sait que quand il se passe quelque chose là-bas, ça a des répercussions ici.»

«C’est difficile de se sentir rassurée»

Depuis l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre, en France, à 3 000 kilomètres de la guerre, les actes antisémites se multiplient. Au sein de la communauté juive le climat est anxiogène. Pour «éviter d’appeler le diable», comme le formule Mordehai, beaucoup sortent le moins possible, sans signes religieux, et évitent les commerces et restaurants juifs, cibles privilégiées en cas d’attaque. Gérante d’un supermarché dans le sud de Créteil, Esther, 43 ans, raconte venir tous les matins au boulot la peur au ventre : «A partir du moment où on travaille dans un établissement casher, avec ce qui a eu lieu à l’Hyper Cacher de Vincennes ou au collège juif de Toulouse, c’est difficile de se sentir rassurée.»

Au surlendemain de l’attaque du Hamas, dit-elle, son mari et ses enfants, inquiets pour sa sécurité, ont même tenté de la dissuader d’aller travailler. Esther a tenu à ouvrir boutique, même si elle ressent toujours la peur d’être la cible d’un attentat. En témoigne cette fois où elle s’est sentie en danger quand «un client un peu bizarre» est entré dans le magasin, y a fait quelques tours, l’a regardée «bizarrement» avant de ressortir sans rien acheter. En temps normal, la commerçante n’y aurait sans doute pas prêté attention. Mais dans le contexte actuel, elle s’est imaginé le pire. D’autant plus que sur WhatsApp, on lui envoie régulièrement des alertes de ce genre, signe de l’angoisse ambiante. Il y a quelques jours, des personnes auraient été aperçues dans un magasin en train de filmer les rayons. Aurélie, une cliente, complète : le matin même, elle a reçu un message la dissuadant d’aller dans un Hyper cacher de Seine-Saint-Denis car deux hommes y auraient été vus en train de faire du repérage.

S’assurer de ne pas être suivie

Une grosse boîte d’œufs sous le bras, un sac rempli de courses dans l’autre, la trentenaire raconte elle aussi vivre avec la peur en permanence. Toute l’organisation de sa vie de famille a été adaptée pour réduire les risques : «Je fais les courses en vitesse et je ne prends plus le risque d’y emmener mes enfants. On a entendu parler d’agressions dans des Uber, des taxis ou les transports en commun, donc maintenant, on évite. Pareil pour les restaurants, on n’y va plus. Au mieux on commande et on prend à emporter. On ne se fait plus livrer pour ne pas être agressés par des livreurs chez nous.»

Quand elle va chercher ses enfants à l’école juive du coin, Aurélie leur demande de cacher kippot et tsitsis. Puis une fois en voiture, cette commerciale de métier regarde en permanence dans le rétro pour s’assurer de ne pas être suivie jusqu’à son domicile. «On va être en mode discrets encore plusieurs mois, car je ne pense pas que ça va se régler rapidement. Avec l’offensive [sur Gaza], j’ai peur que les choses empirent encore pour nous ici», s’inquiète-t-elle.

Dialogue entre les communautés

Dans une ville où juifs et musulmans sont très représentés, cette peur permanente ne favorise pas le dialogue entre les deux communautés. Signe que le sujet est sensible, pour parler du conflit, Sylvie préfère sortir de sa boulangerie, une manière d’éviter que ses employés, musulmans, ne l’entendent. «Tout se passe très bien, on se respecte, mais entre nous, on ne parle pas de ce qui se passe en Israël, je ne préfère pas», se justifie-t-elle.

Caissier dans le même supermarché qu’Esther, Sidi, 36 ans, regrette cette situation. Casquette sur la tête, vêtu d’un tee-shirt du PSG, il se dit «touché» quand il voit ce qui se passe en Israël, et au moins autant quand des clients entrent dans sa boutique, méfiants, en regardant «à droite puis à gauche» pour s’assurer qu’ils sont en sécurité : «En tant que musulman, ça me rend triste d’imaginer de soi-disant musulmans faire ce genre de choses. On devrait pouvoir respecter les croyances de chacun et réussir à travailler et avancer ensemble.»

par Julien Lecot