Riss : « Le combat contre l’obscurantisme ne fait que commencer »

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Le dessinateur de « Charlie Hebdo » expose au Mémorial de la Shoah une série de dessins réalisés il y a 25 ans, lors du procès Papon.

Il débarque entouré par un impressionnant dispositif de sécurité. À l’heure où il inaugure au Mémorial de la Shoah une exposition* de soixante dessins réalisés lors du procès Papon, d’octobre 1997 à avril 1998, le directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, Riss, revient sur les six mois d’audiences qu’il a couverts pour le journal. Il évoque aussi comment il a vécu les récents attentats.

Le Point : Que vous inspire l’actualité sinistre du moment ?

Riss : Laquelle ? Où que l’on regarde, à Gaza, en Israël, à Arras ou à Bruxelles, ce n’est pas très réjouissant. Pour le Proche-Orient, ce qui est déprimant, c’est qu’on se pose les mêmes questions depuis soixante ans et qu’on y apporte toujours les mêmes réponses. Quant à ce qui se passe en Europe, on voit bien que le combat contre l’obscurantisme ne fait que commencer. En 2014, j’ai cru naïvement que nous avions gagné la bataille. Je me rappelle avoir dit à Charb que nous n’avions plus besoin de protection policière. Comme je me trompais ! Je réalise aujourd’hui que le chemin va être encore long. Je mesure aussi combien l’exposition que nous faisons est importante.

Qu’entendez-vous par là ?

Il n’est pas innocent que le terroriste d’Arras ait cherché à s’en prendre à un professeur d’histoire. Les ennemis de la République veulent s’arroger le droit de raconter un autre narratif. Ils veulent délégitimer le travail des historiens. Pourquoi ? Parce que l’étude de cette matière nous offre des armes pour les affronter. C’est pourquoi nous ne devons pas lâcher sur ce point. Nous devons connaître ce qui s’est passé dans notre pays entre 1942 et 1944 si nous voulons pouvoir affronter l’hydre que nous avons en face de nous. Nous devons transmettre les enseignements que nous tirons des heures les plus sombres de l’histoire de France. Et c’est un effort que nous devons sans cesse renouveler. À chaque génération, nous devons réexpliquer comment notre pays a sombré pendant l’Occupation, ce qu’a été la réalité de la collaboration…

Pourquoi aviez-vous souhaité couvrir le procès Papon en 1997 ?

Ce procès était important. Ce n’est pas tous les quatre matins que l’on juge un haut dignitaire de l’État français. Il y avait eu le procès de Klaus Barbie en 1987. Il y avait eu celui de Paul Touvier en 1994. Je me suis dit que c’était peut-être le dernier rendez-vous judiciaire où serait examinée l’action d’un haut fonctionnaire français pendant la guerre. Je voulais voir comment la justice allait être rendue.

Comment vous étiez-vous préparé ?

J’ai voulu arriver au procès dans le même état qu’un juré. Ni plus, ni moins. Je ne me suis donc pas plus documenté que ça. J’avais évidemment étudié la Seconde Guerre mondiale au lycée, mais j’ai pris l’expérience comme une occasion d’en apprendre encore davantage sur ces années-là. En allant chaque jour au tribunal pendant près de six mois, en écoutant les témoins et les historiens appelés à comparaître, en entendant les plaidoiries, j’ai réalisé le décalage qui pouvait exister entre ce que je croyais connaître et la réalité. C’est d’ailleurs ce décalage qui m’a le plus frappé à l’époque.

Comment définiriez-vous ce décalage ?

Il y avait une différence incroyable entre ce qui se disait dans l’enceinte du palais de justice et ce qui se disait en dehors. Je me suis rendu compte que la vérité judiciaire qui se fait jour au tribunal dépend des éléments de preuve qui sont avancés devant les juges. Or ce dossier était d’une très grande complexité.

Vous avez essayé de rendre compte de cette complexité en restituant des organigrammes et des frises chronologiques dans le livre que vous avez publié ensuite (aux éditions des Arènes)…

Oui. Ce sont des avocats qui m’ont transmis ces éléments, car eux-mêmes avaient besoin de tels outils pour se retrouver dans la multitude d’acteurs administratifs de l’époque. De ce point de vue, le procès a eu une vertu pédagogique. C’était comme un cours d’histoire en taille réelle, avec des témoins de l’époque qui venaient raconter ce qu’ils avaient vécu. Tout à coup surgissait la figure de Jean Moulin à travers le témoignage de gens qui l’avaient connu. C’était fascinant et étrange.

C’est à ce moment-là que vous avez réalisé que cette page d’histoire était finalement assez récente ?

Certainement. J’avais jusque-là une vision assez simple. Si je devais prendre une image, je dirais que c’était une approche concentrique. Ce crime contre l’Humanité était pour moi une tragédie européenne avant d’être un drame national. J’ai réalisé en écoutant les témoignages des rescapés et des enfants des disparus que c’était avant tout une succession de drames familiaux, de tragédies individuelles. N’étant pas juif, j’avais conscience du caractère universel de cette horreur, mais je dois avouer que je me sentais assez éloigné de tout ça. J’ai grandi dans un petit village de Vendée où cette histoire est relativement abstraite même si une famille juive y avait été recueillie. En entendant des gens raconter les histoires de leurs parents, frères, sœurs, grands-parents, en écoutant décrites les trajectoires de personnes ayant vécu l’événement, cela a perdu de son caractère artificiel.

Est-ce que cette perception plus incarnée de l’histoire de la Shoah a marqué un tournant ? Est-ce parce que vous avez pris conscience à l’époque de la réalité concrète de la politique antisémite du maréchal Pétain que vous avez ensuite été plus sensible à l’antijudaïsme islamiste ?

Je ne dirais pas ça comme ça. C’est au contraire parce que j’étais déjà sensibilisé à cette réalité que j’ai souhaité suivre ce procès. Mais c’est vrai que cette expérience m’a amené à me poser des questions nouvelles. La première étant : est-ce que l’on comprend vraiment ce qui est en train de se passer ? On dit souvent que l’important est de « savoir », mais ce n’est pas le bon terme. C’est toujours après coup que l’on découvre l’ampleur d’un phénomène. Recourir à ce terme « savoir » permet aux témoins de se dédouaner facilement. Pas besoin de savoir pour comprendre ce qui se passe, pour prendre ses responsabilités.

Maurice Papon vous semblait-il comprendre ce qui se passait à l’époque ? Avait-il conscience de ce qu’il allait advenir aux gens qui étaient déportés ?

Je crois que oui. Quand Papon signait les décisions d’aryanisation des biens juifs, quand il confiait l’administration des entreprises juives à des tiers, qu’il vendait leurs propriétés, je me dis qu’il devait bien se douter que ces décisions étaient irréversibles, que cela voulait dire que les gens ne reviendraient pas… J’ai du mal à imaginer qu’il ne mesurait pas ce que cela signifiait pour les familles frappées par la réglementation antijuive du gouvernement de Vichy.

Cela vous a-t-il ouvert les yeux sur vos propres responsabilités ?

Ce procès a indéniablement été un jalon important dans ma vie. J’ai compris que l’on peut prêter main-forte à un régime atroce sans forcément adhérer à son idéologie. Je ne pense pas que Papon ait été acquis aux idées pétainistes, mais il a mis ses compétences au service de ce régime et cela a suffi. Cela m’a inspiré pour le reste de ma vie. J’ai compris qu’il fallait faire attention à chacune des décisions que l’on prend, qu’on a une responsabilité morale dans chacune de ses actions. Cela m’a aussi poussé à ne pas me cacher derrière mon petit doigt, à lutter contre les travers de l’insensibilité au sort des autres… Il est facile de se dire qu’il n’y a plus de SS, que la milice et la Gestapo ont disparu. Les préfets sont toujours là !

Comment avez-vous reçu le verdict ?

J’ai été surpris par la relative clémence du jury. La condamnation de Maurice Papon à dix ans de prison pour complicité de crimes contre l’humanité a laissé un goût amer aux parties civiles. Le « concours actif » de Papon à ce crime n’a été retenu que pour l’arrestation et la séquestration arbitraire des juifs. Les charges pour complicité d’assassinat des hommes et des femmes déportés à Auschwitz n’ont pas été retenues. La peine a été, d’une certaine manière, « intermédiaire ». Ça fait réfléchir.

Quelle justification donnez-vous rétrospectivement à cette décision ?

Je crois que le jury a été un peu tétanisé. On avait fait venir à la barre tout un tas d’historiens éminents qui avaient décrit la réalité de l’époque, mais comme le font les historiens… c’est-à-dire sans juger. Est-ce cela qui a paralysé les jurés ? Se sont-ils sentis impressionnés par la responsabilité qui pesait sur leurs épaules ? Faut-il y voir la conséquence de l’extrême tension qui régnait alors dans le prétoire ? Je pense rétrospectivement qu’ils auraient pu être plus audacieux.

* Exposition Riss : le procès Papon, jusqu’au 3 mars 2024, au Mémorial de la Shoah, à Paris. Entrée gratuite.

Propos recueillis par Baudouin Eschapasse

Source lepoint