Sylvie Anne Goldberg : «L’histoire de France est aussi celle des juifs»

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Pour l’encyclopédiste qui a coordonné «Histoire juive de la France», paru au moment des attaques du Hamas en Israël, l’inscription des juifs dans l’identité française est extrêmement importante dès le Moyen Age.

L’historienne Sylvie Anne Goldberg a dirigé Histoire juive de la France, la somme encyclopédique publiée le 11 octobre par Albin Michel, fruit d’un travail de cinq ans. L’objectif majeur est de montrer que les juifs, de l’Antiquité jusqu’à l’aube du XXIe siècle, ont été partie prenante du récit national et les acteurs du destin français.

Les massacres du Hamas et leurs conséquences créent une immense inquiétude. Que peut apporter votre encyclopédie Histoire juive de la France qui paraît au même moment ?

J’aimerais qu’elle aide à faire comprendre qu’on peut être juif sans être israélien et qu’en Israël, comme en France, la population est composée de juifs, croyants ou non, pratiquants ou laïcs, mais aussi de chrétiens divers, de musulmans tout aussi divers. Il est important de dire que l’on peut être juif et français sans que le fait d’être révulsé par ce qui s’est passé ce 7 octobre soit une approbation inconditionnelle de la politique menée en Israël.

En ce moment, il est usuel de comparer les événements du 7 octobre et leurs suites avec la guerre du Kippour en 1973. Cette comparaison est-elle, selon vous, justifiée ?

En termes de trauma pour les populations, le parallèle est pertinent. Mais la guerre de 1973 se passait hors des frontières d’Israël et les affrontements avaient lieu entre des armées relevant de l’autorité d’Etats. Les massacres de civils qui ont eu lieu ce 7 octobre ne sont pas des combats militaires réguliers.

Il faut rappeler qu’Israël, dans l’imaginaire des juifs – même pour ceux qui n’ont pas l’intention de s’y installer – représente un refuge ouvert aux populations juives attaquées, martyrisées. Le premier sionisme s’est bâti là-dessus. Si ce pays est menacé dans son existence, chacun se sent pris au dépourvu, dans l’impossibilité de trouver éventuellement un havre quelque part.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’effroi est tel qu’il est presque impossible – au moins publiquement – de s’en prendre aux juifs. On a laissé, en quelque sorte, les juifs à peu près tranquilles. Le premier fossé se creuse lors de la guerre de mai 1967. A ce moment-là, les positions se cristallisent de l’extrême droite à l’ultragauche. Les juifs sont accusés, par ces deux mouvances, de double allégeance, des accusations qui rejoignent les traditions mentales et la haine millénaire qui s’expriment à l’égard des juifs. Après la seconde intifada, le discours s’est lâché sans retenue. Nous en sommes encore là !

Qu’est-ce qu’une «histoire juive» de la France, comme votre encyclopédie le propose ?

Il y a une histoire de la France tout court, il y a une histoire de la France avec les juifs et il y a une histoire de la France et des juifs. Notre ligne directrice a été de rassembler ces éléments. Cette histoire de France est aussi celle des juifs. Elle est aussi ancienne que les territoires que l’on appelle désormais la France. Il y avait, rappelons-le, des juifs en Gaule avant même l’arrivée des Francs !

Comment s’exprime ce que certains dénomment la «francité juive», c’est-à-dire l’inscription pluriséculaire des juifs au sein de la culture et de l’identité françaises ?

Celle-ci a été extrêmement importante dès le Moyen Age. Les juifs qui vivaient alors en France se désignaient eux-mêmes comme français et s’exprimaient dans les langues qui s’y parlaient. Rachi de Troyes, l’un des grands maîtres du judaïsme médiéval, se définissait, au XIe, comme français. Ses écrits (des gloses), rédigés et transmis en alphabet hébraïque, constituent un conservatoire du vieux français. Ils éclairent des pratiques et des mots aujourd’hui disparus. Ce qui permet, au XXIe siècle, aux linguistes de les retrouver en passant par l’hébreu. Il faut ajouter que l’œuvre de Rachi de Troyes est, en tant que telle, une immense contribution au judaïsme universel.

Une fois que les rabbins ont quitté la France après l’expulsion de 1394, les usages français sont passés dans les régions limitrophes telles que l’Italie. Beaucoup de ce qui relevait d’une spécificité juive française au Moyen Age a intégré l’ensemble de la culture ashkénaze.

Mais, au cours du Moyen Age, il y a eu aussi des expulsions à travers toute l’Europe, à trois reprises pour ce qui concerne le royaume de France, en 1182, en 1306 et en 1394.

Dans les sociétés chrétiennes, la position des juifs devient de plus en plus précaire au fur et à mesure que la notion de royauté de droit divin se renforce. Les expulsions s’accompagnent de spoliations. Il est possible que, plutôt que de partir en abandonnant leurs biens, certains juifs se soient convertis et fondus dans le reste de la population pour conserver leurs biens. Les deux premières expulsions ont été suivies de rappels en 1198 et en 1315. Nous ne savons pas – car ces mouvements de populations ne sont pas documentés – si ceux qui reviennent dans le royaume de France sont ceux qui sont partis précédemment. Quoi qu’il en soit, les juifs s’appauvrissent au rythme des expulsions. S’ils ne sont pas convertis, ils sont quasiment ruinés. Et plus ils s’appauvrissent, moins ils peuvent être utiles au roi, notamment pour financer les croisades.

Après l’expulsion définitive de 1394, commence ce que vous appelez la «présence absence» du judaïsme en France. Que voulez-vous dire ?

Jusqu’à la Révolution française, les juifs n’ont plus le droit d’habiter dans le royaume de France. Malgré cette interdiction, ils sont pourtant nombreux à y séjourner temporairement ou à y vivre, par exemple ceux d’Alsace et de Lorraine, des régions qui sont rattachées plus tardivement au royaume de France ou ceux du Comtat Venaissin, appelés «juifs du pape» car ils étaient sa propriété. Au début du XVIIIe siècle, Paris est un hub commercial important. Des juifs en provenance de contrées françaises, d’Angleterre ou d’Allemagne viennent faire du commerce dans la capitale. Pour résider à Paris, ils disposent d’un permis de séjour temporaire. Ces documents contenant leur nom, leur âge et d’autres informations permettent de les étudier ; ce qui n’est pas le cas pour les époques précédentes.

En 1394, les juifs sont expulsés physiquement. Mais le judaïsme, lui, est présent dans la culture générale comme le montrent certaines représentations aux frontons des cathédrales. A Bourges, on y voit un midrash, c’est-à-dire une exégèse de la Bible rédigée en hébreu. Pour réaliser cette représentation, l’artiste a donc été en contact avec une personne qui en connaissait le récit. A la Renaissance, l’étude des langues anciennes et de l’hébreu devient très importante ; c’est une condition pour accéder au texte originel de la Bible. Rabelais parlait hébreu et, au XVIIe siècle, le théâtre de Racine ancre des scènes bibliques.

Qu’est-ce que le judaïsme français a apporté au judaïsme européen ?

En 1791, le décret d’Emancipation des juifs qui a accompagné la Révolution française a servi de paradigme à l’entrée des juifs dans la modernité. Elle a été un modèle qui leur a permis en Europe, et jusque dans l’empire tsariste, de revendiquer l’égalité et de devenir des citoyens à part entière. L’affaire Dreyfus a eu lieu en France car aucun juif n’aurait pu accéder ailleurs au grade de capitaine. En Allemagne, par exemple, pour obtenir une position professionnelle importante, à l’université ou ailleurs, les juifs devaient se convertir. Comme en témoigne ne serait-ce que le grand musicien autrichien Gustav Mahler. Et Jacques Offenbach s’est établi en France pour cette raison. En provenance des pays limitrophes, les juifs espéraient pouvoir s’installer en France car ils y auraient des droits leur permettant de se réaliser en tant qu’individus.

L’Emancipation est aussi complexe et douloureuse, comme le montrent les «décrets infâmes» pris par Napoléon en 1808 pour réglementer la pratique de l’usure, du commerce et la conscription des juifs.

A l’aube du XIXe siècle, certains, parmi les juifs, ne voulaient pas forcément payer le prix de cette émancipation et de cette égalité : ils souhaitaient préserver une certaine autonomie communautaire et préféraient, par exemple, être jugés par la loi juive plutôt que par la loi française.

Pouvez-vous expliquer ce qu’on appelle le franco-judaïsme ?

Dans le sillage de la Révolution, les juifs ont obtenu la citoyenneté, certains d’entre eux ont donc pu s’engager avec enthousiasme dans les professions intellectuelles et artistiques, dans les couloirs et les fonctions de l’Etat. Ils ont pu obtenir des positions dans les sphères politiques. Cela a développé dans les familles les plus anciennement enracinées en France, d’Alsace, du Comtat Venaissin ou des descendants de «marchands portugais» – les «nouveaux chrétiens» [des juifs convertis mais qui reviennent finalement au judaïsme, ndlr] arrivés de la péninsule ibérique – une francité fortement revendiquée. Elles pouvaient affirmer une différence avec ceux qui venaient d’ailleurs, de l’empire tsariste, par exemple. Cela a créé un esprit de «surlégitimité» dans des familles, très fières d’être françaises. Après la Première Guerre mondiale, le franco-judaïsme est pris en étau entre sa condition de juifs «intégrés», «assimilés» et des juifs arrivés de l’empire tsariste, porteurs d’un autre judaïsme. Et, au cours des années 30, la montée de l’antisémitisme pointe de plus en plus les juifs. Cette fierté d’être Français a fini par être remise en question par les lois de Vichy. A partir de 1942, les juifs, qu’ils soient français ou non ont été indifféremment raflés.

Votre encyclopédie s’arrête à la fin des années 1990. Les deux dernières décennies ont été particulièrement douloureuses pour le judaïsme français. Pourquoi ne pas les aborder ?

Je suis une historienne de la longue durée, et non pas une contemporanéiste. Il me semble que nous pourrons réellement appréhender l’histoire qui est en train de s’écrire seulement dans plusieurs années ! Il se disait, il y a peu, que l’histoire des juifs en France était terminée, que tous s’en allaient. Ce n’est pas vrai. Certains reviennent, d’autres arrivent. Cette histoire est encore en train de se faire.

Depuis vingt ans, 10% à 20% des juifs français ont quitté l’Hexagone. C’est significatif dans un pays, abritant la troisième communauté juive au monde après Israël et les Etats-Unis ?

La vérité d’hier n’est pas forcément celle de demain. Il faut du temps pour analyser ces mouvements.

Pour beaucoup, la France est devenue un pays antisémite, notamment à cause des meurtres d’Ilan Halimi, de Mireille Knoll et des attentats islamistes. Partagez-vous cette opinion ?

Je ne pense pas que l’on puisse parler de la France comme d’un pays antisémite. Car nous vivons dans un état de droit. Pour moi, l’antisémitisme, c’est surtout l’application de conduites d’Etat. Avant l’Emancipation et pendant la période de Vichy, il y a eu des politiques antisémites. S’il y a de l’antisémitisme aujourd’hui, c’est au niveau individuel, et non pas étatique. Je dirais plutôt que la France a une population qui peut se montrer particulièrement xénophobe.

par Bernadette Sauvaget