Yotam Ottolenghi : « Je suis l’enfant de plusieurs cuisines »

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Yotam Ottolenghi
Star mondiale des fourneaux et auteur de best-sellers culinaires, le chef israélien vient pour la première fois rencontrer son public à Paris, à l’occasion des dix ans de la sortie de « Jérusalem », le livre de recettes qui l’a fait connaître.

Terrible coïncidence. En ce jour d’octobre où nous rencontrons le chef d’origine israélienne Yotam Ottolenghi, sa région natale connaît un embrasement sans précédent, et bouleverse les esprits. S’il a expressément demandé à ne pas parler politique, la tragédie que vit actuellement son pays transparaît forcément dans ses réponses. Comment y échapper, alors que sa présence à Paris estprévue de longue date pour les dix ans de la parution de son livre, « Jérusalem » ? Coécrit avec le chef palestinien Sami Tamimi, ce best-seller se présente comme un voyage culturel et gastronomique à travers la ville où ils sont nés tous les deux – l’un à l’Ouest, l’autre à l’Est. Transportant leurs lecteurs autour d’un houmous « réunifié », ils y célèbrent la cuisine de leur ville, dont la spécificité tient, justement, à la rencontre entre les saveurs moyen-orientales et les traditions culinaires des juifs d’Europe. Cet hommage à une cité rassemblée autour de la cuisine se lit aujourd’hui comme un message de paix – modeste, bien sûr, mais salutaire.

Star mondiale de la gastronomie, Yotam Ottolenghi est aujourd’hui l’auteur de dixlivres, traduits dans trente langues et vendus à dix millions d’exemplaires. Rien qu’en France, « Jérusalem »a conquis 120 000 lecteurs, et « Simple », paru en 2018, plus de 250 000. Depuis ses restaurants et son « laboratoire » de Londres, où il réside, il a imposé son approche généreuse de la cuisine, axée sur les végétaux et ouverte sur le monde. Avec lui, l’aubergine est devenue glamour et les haricots verts, désirables. Des épices et des condiments méconnus des cuisiniers amateurs, comme le zaatar et le tahini, sont venus réveiller nos légumes sans imagination. Une démarche qui va dans le sens de l’époque et des préoccupations des nouvelles générations de chefs, qui ne sauraient cuisiner autre chose que des produits sains et de saison. Et qui a conféré à Ottolenghi une place à part sur la scène gastronomique internationale.

En écrivant « Jérusalem », il y a dix ans, avec le chef palestinien Sami Tamimi, aviez-vous la volonté de montrer combien la cuisine peut, à son humble niveau, rassembler les peuples ?

A l’origine, pas vraiment. Notre but était d’abord de raconter quelque chose de personnel, de parler de la nourriture de notre enfance et d’expliquer comment elle infuse, aujourd’hui, notre cuisine. On n’avait pas d’autre idée derrière la tête mais, oui, cette exploration individuelle est devenue presque anthropologique lorsque l’on a pris conscience des nombreuses similitudes entre la cuisine des populations palestiniennes et celle des immigrants juifs et de tout ce qui les rassemblait. Nous voulions seulement raconter cette histoire culinaire, et si certains y ont vu autre chose, cela ne tient qu’à eux.

Peut-on, selon vous, s’approprier une cuisine, la mixer avec d’autres et ainsi la faire évoluer, à chaque endroit de la planète ? Autrement dit, pourriez-vous souscrire à la phrase du chef français Olivier Rœllinger, « une cuisine n’a pas besoin de drapeau pour exister » ?

C’est une grande question, à laquelle on peut répondre de plusieurs manières… Nous évoluons aujourd’hui dans un monde divisé, stratifié, où l’on tend à vivre sous des bannières différentes, à mettre en avant des identités différentes. La culture culinaire de chacun témoigne de ces différentes strates, puisqu’elle se situe aussi bien au niveau de la famille, de la tribu, que du pays… En ce qui concerne le Moyen-Orient, et dans le cadre du conflit israélo-palestinien, on voit bien que la nourriture est souvent perçue comme un vecteur d’identité. Mais n’en faisons pas un combat. Il n’est pas nécessaire pour les chefs de respecter absolument cette identité : la créativité, elle, n’a pas de frontière.

Alors, comment qualifier votre cuisine : israélienne, méditerranéenne, moyen-orientale, ou, pour employer un mot à la mode, levantine ?

En réalité, aucun de ces adjectifs ne correspond véritablement à la cuisine que Sami et moi avons cherché à mettre en avant. Encore une fois, nous souhaitions parler de notre cuisine, celle avec laquelle nous avons grandi et celle qui nous plaît aujourd’hui. Par exemple, on y évoque aussi des gastronomies venues d’autres coins du Moyen-Orient, et même d’ailleurs. On pourrait la qualifier d’« internationale », mais ce serait trop vague. Au fond, j’aurais presque envie de dire que c’est une « cuisine du soleil », parce que l’on utilise des ingrédients qui ont besoin de soleil pour pousser : les agrumes, le piment, l’ail… Notre cuisine est ouverte sur le monde, tout simplement. Ainsi, en ce moment, nous expérimentons des recettes avec une cheffe qui vient de l’île Maurice, dans lesquelles on trouve toutes les influences de l’Inde, mixées à celles de l’Occident. On va beaucoup jouer avec le citron vert ou la noix de coco : ce n’est pas très moyen-oriental, tout ça…

Vos origines italo-allemandes ont-elles joué un rôle dans votre passion pour la cuisine multiculturelle ?

J’ai effectivement évolué dans un univers très mixte, culinairement parlant. Ma mère préparait des plats d’Europe centrale et mon père, une cuisine très très très italienne. En plus, j’ai grandi à Jérusalem, entouré de nourriture moyen-orientale. Je suis donc l’enfant de plusieurs cuisines, et c’est le cas de tous les juifs vivant dans la région israélo-palestinienne : on a tous été influencés par ces différentes cultures gastronomiques. En tant que chef, le fait de ne pas être lié à une tradition spécifique est une force, qui a bien sûr infusé dans ma propre cuisine.

A quel moment avez-vous décidé de consacrer votre vie à la gastronomie ?

En 1997, j’ai déménagé à Londres et j’ai commencé des cours de cuisine au Cordon Bleu. Dans le même temps, j’étais aussi étudiant en philosophie et en journalisme. Autrement dit, je n’étais pas encore fixé sur ce qui allait être ma voie… Je me suis rendu compte que j’adorais apprendre à cuisiner, même juste pour moi. C’est à ce moment-là que je me suis demandé si je pourrais gagner ma vie comme ça. J’ai commencé à travailler dans des restaurants, mais gratuitement, juste pour gagner en expérience. Très vite, j’ai trouvé que le métier de chef était éprouvant physiquement. Alors, après avoir exercé chez Baker & Spice à Londres, côté « traiteur et pâtisserie », sans le côté formel du restaurant, je me suis dit que mon avenir était peut-être là.

Tout au long de votre carrière de chef, vous avez fait la part belle aux végétaux. Notamment dans vos livres « Plenty » (2015) ou « Flavour » (2020), qui proposent des recettes entièrement végétariennes. Entre vos mains, le légume est sublimé, pourtant vous n’êtes pas végane…

D’abord, j’adore les légumes ! Et dans le nord de l’Europe, c’est un terrain qui n’a pas été encore complètement investi, comme s’ils n’étaient pas appréciés à leur juste valeur. Explorer ces végétaux était pour moi une belle opportunité d’exercer ma créativité et j’ai adoré ça. Prenons l’exemple du chou-fleur : dans le nord de l’Europe, on a tendance à le bouillir ou le faire sauter, alors qu’on peut aussi le rôtir ou le proposer en salade… En ce moment, je travaille sur le chou-rave, un très vieux légume allemand, que l’on trouve aussi au Proche-Orient, et qui s’avère très intéressant.

Personnellement, j’aime jouer avec la frontière végétal-animal et c’est ce que j’ai fait dans « Flavour ». J’utilise une base de légume, mais en l’assaisonnant avec des produits d’origine animale, en l’agrémentant d’une sauce au poisson, en y ajoutant des anchois ou en glissant un os pour donner davantage de goût à un ragoût. Bien sûr, je suis convaincu que nous vivons dans un monde où il faut manger moins de viande, mais je ne suis pas puriste.

Vos recettes comportent beaucoup d’ingrédients et ont parfois pu effrayer les amateurs. Alors, en 2018, vous avez publié « Simple », pour rendre vos recettes plus accessibles. Etait-ce une nécessité ?

J’ai publié des recettes dans le « Guardian » pendant des années et je recevais beaucoup de lettres de lecteurs se plaignant du nombre d’ingrédients et de la longueur des préparations. Pendant un temps, j’ai refusé d’en tenir compte : après tout, si l’on veut atteindre un certain niveau de saveur, cela demande un peu de complexité… Un jour, le « Guardian » m’a demandé de concevoir douze recettes de saison simples, pour un supplément week-end. Je l’ai vu comme un défi… et je me suis pris au jeu. Ça m’a même donné envie d’en faire un livre et c’est ainsi qu’est né « Simple ». Mais cela pose tout de même question, car nous n’avons pas tous la même conception de la simplicité. Par exemple, ce qui est simple, pour moi, c’est de cuisiner à l’avance. Pour d’autres, sept ingrédients, c’est déjà trop…

Dans une récente préface du livre de votre amie Tara Wigley (« How to Butter Toast »), vous dites que nous sommes inondés de recettes et qu’il faut apprendre à nous en détacher. Même des vôtres ?

Bien sûr qu’il peut y avoir plusieurs manières d’aborder une recette ! Personnellement, j’essaie d’être le plus clair possible, de donner un maximum de détails. Donc, même si quelqu’un ne connaît pas grand-chose à la cuisine, il peut vraiment suivre mes instructions et obtenir un résultat satisfaisant. Mais un cuisinier plus averti, qui se sent plus en confiance, peut prendre davantage de liberté. Je le recommande d’ailleurs volontiers : have fun !

Revenons à 2013 et à la parution de « Jérusalem ». Sa publication en France a permis de révéler des ingrédients alors totalement absents de nos cuisines, comme le sumac ou l’épinette verte. Réalisiez-vous que cette cuisine était nouvelle au « pays de la gastronomie » ?

Je l’ignorais parce qu’en France il y a aussi beaucoup d’immigrés venus d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient… Je pensais donc que ces produits vous étaient déjà familiers. Mais apparemment, les gens vivent dans leur bulle et ne cuisinent que ce qu’ils connaissent déjà. Ce n’est d’ailleurs pas propre à la France. Il s’est passé un peu la même chose au Royaume-Uni. Des livres de recettes utilisant ces ingrédients étaient déjà parus : Avant la parution de « Jérusalem », l’autrice Claudia Roden avait signé « A Book of Middle Eastern Food ». Mais à l’époque, ils n’ont pas connu le même retentissement que notre livre. Même si les recettes existaient, et même si les produits étaient disponibles dans les magasins, la culture culinaire ne s’en est pas emparée. Cela m’a effectivement un peu surpris…

Depuis votre succès, on ne compte plus les restaurants israéliens qui s’installent en France. Ne serait-ce pas un peu de votre faute ?

Ne me le mettez pas sur le dos ! [rires]. D’ailleurs, je note que le phénomène est international. A la parution de « Jérusalem », on parlait déjà des cuisines israéliennes et palestiniennes, leur diffusion plus large était en réalité imminente. Elles étaient déjà mises en avant par beaucoup d’autres chefs, nourris par leurs voyages de par le monde. Le succès de cette gastronomie tient avant tout à elle-même : elle est basée sur des ingrédients formidables, et surtout, elle peut aussi bien être abordée avec facilité qu’inventivité. Et elle est très rentable : on peut avoir de très bons retours par rapport aux efforts fournis par le cuisinier !

Vous avez sept restaurants à Londres, prévoyez-vous une ouverture en France ?

Oui, on songe à ouvrir un restaurant l’année prochaine à Paris. Ou plutôt un deli, comme ceux de Chelsea ou Spitalfields. Un lieu avec un côté boutique et de l’autre, un petit espace où s’asseoir, mais pas plus de trente places assises. reste à trouver l’endroit…

Propos recueillis par Christel Brion