En Israël, «tout le monde cherche un truc à faire»

Abonnez-vous à la newsletter

Six jours après l’attaque terroriste du Hamas, l’onde de choc au sein de la société israélienne est considérable et toutes les convictions sont ébranlées. De Tel-Aviv au sud du pays, tandis que l’offensive de Tsahal sur Gaza se prépare, chacun cherche à se rendre utile.

«C’est comme un entrepôt Amazon : un Amazon de guerre”, si on veut.» Dans un barouf de klaxons et crissement de pneus, c’est ainsi que Thalia, 21 ans, chignon à la va-vite, lunettes et mini-short, décrit le fourmillement de bénévoles qui occupent le parking souterrain du parc des expositions de Tel-Aviv. En quelques jours, les entrailles de ces hangars à conférences en tout genre (y compris, en d’autres temps, les meetings de Benyamin Nétanyahou les soirs de scrutin), se sont muées en base logistique pour équiper les familles rescapées des massacres du Hamas, les habitants du Sud déplacés par les manœuvres de Tsahal en amont d’une probable invasion de la bande de Gaza, et bien sûr, les soldats qui y prendront part. Packs d’eau par centaines, vêtements pour enfants, chaussures montantes de rando, cartons de gel douche mais aussi fours micro-ondes ou sous-vêtements : les donations, de toutes sortes, sont rapidement triées, répertoriées, conditionnées et illico placées dans les coffres des voitures de civils qui foncent vers la frontière de l’enclave palestinienne, à moins d’une heure d’autoroute, dans leur petite Kia citadine ou leur Range Rover bourgeois. Derrière un ordinateur, deux geeks aux barbes clairsemées prennent les «commandes» du front : «Les soldats, c’est d’abord des clopes. Et des batteries portables, pour recharger leur téléphone…»

Tous, ici, sont bénévoles. Pas un fonctionnaire ou militaire à l’horizon. «Si j’étais d’humeur à faire de la politique, je vous dirais qu’on est là parce que notre gouvernement d’incapables n’est pas foutu de le faire, continue Thalia. Nos soldats manquent même de gilets pare-balles, ce sont des riches aux Etats-Unis qui les achètent et affrètent des avions pour nous les envoyer !» Dans les environs de Tel-Aviv, les chaînes logistiques se sont formées en quelques heures, la plupart à partir des boucles WhatsApp des diverses composantes du large mouvement opposé aux réformes judiciaires du Premier ministre, objet de manifestations monstres ces derniers mois. «Nos ennemis nous ont vus nous battre entre nous, et ça leur a donné une opportunité, regrette à demi-mot Amir, propriétaire à queue-de-cheval grisonnante d’une usine métallurgique. Mais on survivra, on construira une nouvelle nation dans ce sous-sol.»

«Un millier de personnes tuées sous votre garde»

Thalia, elle, a des motivations plus terre à terre : «Quand je file un coup de main, au moins, j’arrête de penser. Sinon, je serais prostrée devant ma télé. Soyons honnêtes : tout le monde ici est traumatisé et cherche un truc à faire. Autre chose que d’aller à un enterrement.» Entre deux tas de cartons, on lit cette pancarte : «Kit de premiers secours psychologiques».

Dans ce parking devenu centre de triage, on croise un ingénieur qui avait séché, par défiance anti-Nétanyahou, ses derniers entraînements de réserviste, un entrepreneur quinquagénaire qui dégaine sa carte de visite rutilante, une étudiante en art aux cheveux violets… Sociologie presque parodique de cet Israël côtier, cosmopolite, aisé financièrement, loin des colonies abrasives et de l’hinterland rugueux, qui vivait dans une bulle à l’indolence presque arrogante faite de start-up, bars branchés, voyages autour du monde et manifs anti-«Bibi» mollement concernées par la question palestinienne. Surtout, quoi qu’ils en pensaient, tous se pensaient à distance suffisante du conflit. Et plus encore de la barbarie inouïe dont a fait preuve le Hamas il y a une semaine.

Le drame d’un homme se répand telle une parabole moderne sur les réseaux sociaux, symbole de ce basculement. C’est l’histoire d’Eyal Waldman, magnat de la tech israélienne, fondateur d’incubateurs à visées pacifistes en Cisjordanie et Gaza, qui abritent des dizaines de codeurs palestiniens. Samedi, sa fille s’est rendue à cette maudite rave à proximité de Gaza. Comme des dizaines d’autres, fauchés par les rafales de kalachnikovs des hommes du Hamas, elle n’en est pas revenue. Vendredi, l’influent multimillionnaire a posté une image sur son fil Instagram : un portrait de Benyamin Nétanyahou maculé d’une main ensanglantée. Les vidéos montrant ses ministres conspués lors de leurs timides apparitions dans les hôpitaux où sont soignés les milliers de blessés sont devenues virales. A l’instar de cette diatribe furieuse et multirediffusée d’un dénommé Shiral Hogg, qui, après s’être défoulé sur le ministre de l’Economie en visite à l’hôpital de Ramat Gan, près de Tel-Aviv, s’en est pris à «Bibi» : «Monsieur le Premier ministre, sortez de chez vous et excusez-vous. Un millier de personnes tuées sous votre garde ! Et toi Ben-Gvir [le sulfureux ministre de la Sécurité nationale, héraut des colons suprémacistes, ndlr], t’es où ? Champion du monde du bullshit. Monsieur Flingue sur Twitter. On vous pardonnera jamais. Jamais.»

«Violence pragmatique»

S’ils sont largement partagés, ces accès de rage ne représentent pas tout le pays. Un chauffeur de taxi de Jérusalem s’agace de «ces pleurnicheries de gauchistes» : «Attends, c’est pas Bibi qui est allé tuer les bébés, c’est les animaux du Hamas.» De fait, si un sentiment est unanimement partagé, bien que modulé selon les sensibilités, c’est une colère immense, effrayante pour certains, envers les terroristes palestiniens. Comme celle d’Avishai, thésard en science politique, rencontré dans le sous-sol du parc des expositions, qui a fait le deuil du «camp de la paix» : «Là, c’est vraiment fini. Ce n’est plus audible. Hier soir, j’ai même vu que des gens qui appelaient à échanger des prisonniers se faire traiter de traîtres. Alors, négocier la paix un jour ? On ne pourra plus jamais convaincre personne. Je doute même que je puisse m’en convaincre moi-même…» Amir, le patron de PME précité, s’est longtemps défini comme un «peacenik», mais invoque désormais le besoin de «violence pragmatique». «On doit leur faire très mal à Gaza, et ça n’a rien à voir avec la vengeance, veut-il croire. C’est triste pour les civils coincés là-bas, mais il faut bien qu’ils comprennent que jamais ils ne peuvent nous refaire ça.» Pour la sondeuse Dahlia Scheindlin, «la société israélienne est en miettes, sous le choc. Le traumatisme nous soude tous aujourd’hui, mais les divisions des derniers mois − en réalité les divisions des dernières décennies − ne disparaîtront pas. Et si beaucoup de citoyens pensent que le gouvernement de Nétanyahou est responsable, bien au-delà de l’opposition, l’hypothèse la plus probable est que le pays bascule encore plus à droite, avec ou sans lui, dans une posture toujours plus hard envers les Palestiniens».

Au-delà de ce magma de colère, il y a la peur à l’état chimiquement pur, provoquée par l’effondrement des certitudes sécuritaires. A quoi bon le Dôme de fer si l’on peut se faire abattre chez soi ? Dans une ruelle cossue de Tel-Aviv, un habitant remplit son coffre pour mettre sa famille au vert, un Glock dans son short. Le genre de choses qu’on ne voyait jusqu’alors que dans les colonies… «Tout peut arriver maintenant», se justifie l’homme aux yeux cernés. Sur le parking du parc des expos, un vétéran, crâne rasé et tee-shirt kaki, trop vieux pour aller se battre, pose un diagnostic explicite mais presque blasphématoire : «Avant dans ce pays, même si on se disputait, on avait une chose dont on était sûr, une chose solide dans laquelle on croyait, c’était notre armée. Et ça, c’est fini.»

«C’est dans mes tripes»

La peur atteint aussi les moshavs du centre du pays, ces petites communautés très aisées, sortes de «kibboutz de riches», où l’on ne pensait même plus à baisser les barrières à l’entrée. Désormais, on remet les abris antimissiles qui servaient jusqu’alors de débarras en état, et on forme des groupes d’autodéfense. De nombreuses victimes des massacres de samedi y ont trouvé refuge, pendant que certains résidents, eux, cherchent à partir. Comme Itzhak, chef cuistot, et Chen, comptable, qui chérissaient leur pavillon à deux pas de la mer, parfait pour surfer, mais cherchent des vols pour la Grèce : «On ne veut pas rester ici, ce n’est pas bon pour les enfants.»

Dans les airs se joue un chassé-croisé cahotant au gré des vols annulés. Entre ceux qui reviennent et ceux qui partent, deux visions d’Israël qui se croisent − la résidence ou le foyer juif, le lieu de vie ou la prophétie sioniste manifestée. Irina Cohen, 52 ans, a passé quarante-huit heures à l’aéroport de Paris avant d’enfin pouvoir embarquer pour Tel-Aviv : «Je ne pourrais pas être ailleurs. C’est d’abord parce que Nir, mon fils, est dans les réserves. Mais c’est plus que ça. C’est dans mes tripes.»

Chez ceux qui ne peuvent pas se battre − trop vieux, handicapés ou arrivés dans le pays trop âgés pour recevoir une formation militaire − la ferveur nationaliste prend la forme d’une propagande effrénée, bien au-delà des professionnels de l’hasbara. C’est cette vieille dame dans un petit village qui harcèle la presse étrangère. Ce réalisateur de pub qui crée des montages léchés à la musique aussi martiale qu’émouvante. Ce sont ces témoignages déchirant des familles de disparus ou de survivants, qu’Albert, 45 ans, relaie tous, sans exception. Sa guerre contre le Hamas se fait un tweet à la fois.

Chacun cherche comment s’occuper. Alors que les écoles sont fermées, tout comme de nombreux bureaux et commerces, les initiatives pullulent, portées par l’explosion des groupes WhatsApp en tout genre, véritable addiction en Israël. Il y a ceux qui se donnent pour mission de ramener les animaux domestiques des familles évacuées aux abords de Gaza, à l’instar d’Uri Erel, ce lieutenant-colonel de réserve sexagénaire, qui passe des heures à sillonner les kibboutz meurtris après avoir âprement négocié l’accès à la zone avec les soldats. «Ramener un chien, c’est une mitzva [«bonne action»], c’est comme retrouver un membre de la famille.» Et il y a aussi ces vans bariolés des ultraorthodoxes de la mouvance Breslev, qui sillonnent le Sud où se massent les chars au son de leur techno judaïque, distribuant autocollants et kippas, esquissant des danses maladroites. Dans l’océan de noirceur où se débattent les Israéliens, la diversion arrache un sourire même à ceux qui ne croient plus en rien.

par Guillaume Gendron, Envoyé spécial à Tel Aviv et Nicolas Rouger, Correspondant à Tel-Aviv