Qui est comme Lui ? par Eliette Abécassis

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Le grand poète juif du XIe siècle Salomon Ibn Gabirol, dont les textes sont parfois lus à l’occasion de Kippour, était aussi philosophe, astrologue, et métaphysicien, rappelle Eliette Abécassis.

Lors de Yom Kippour, nous prions pendant une journée entière, du matin jusqu’au soir, où retentit la sonnerie du choffar, la corne de bélier ancestrale libératrice qui annonce la fin du long jeûne et la libération du corps et de l’esprit pour entamer la nouvelle année qui commence en septembre, comme l’année scolaire. La prière commence la veille pendant trois heures, et reprend le lendemain matin, depuis 8 heures, et ce jusqu’au soir.

Jour de jeûne, de retour sur soi, de demande de pardon, Kippour est le moment le plus important de l’année religieuse juive, son point cardinal, et c’est aussi la seule célébration qui n’est pas rattachée à un événement de l’histoire juive, comme le sont par exemple Pessah (la sortie d’Égypte), ou Hanouka (la révolte des Maccabées contre les Séleucides).

L’un des secrets de Kippour réside dans les prières choisies par les rabbins : celles-ci sont ponctuées par les œuvres d’un des plus grands poètes et philosophes juifs, Salomon Ibn Gabirol. Né à Malaga, vers 1020, dans des temps tourmentés durant lesquels les juifs étaient pourchassés et massacrés, il vécut à Saragosse, où il fit la rencontre d’intellectuels et de savants.

Une maladie de peau le défigurait, qui le rendit solitaire et sombre, en plus du contexte dramatique : en effet, il assista à des massacres de juifs venant de soulèvements populaires, et il ne se remit jamais de son sentiment de solitude, ni de son dégoût de vivre. Sa mort précoce est mystérieuse. On pense qu’il fut assassiné et que le meurtrier cacha son cadavre sous un figuier. L’année suivante, l’arbre produisit des fruits nombreux, et ainsi, le crime fut découvert.

Avec Gabirol, la poésie des juifs de l’Espagne musulmane atteignit un sommet. Philosophe, astrologue, il était aussi un métaphysicien qui croyait dans l’union de la matière et de la forme. Dans son livre le plus connu, La Couronne royale, il évoque la condition de l’homme dans le monde, sa grandeur et sa faiblesse, sa force et son impuissance. « Qui suis-je, qu’est-ce que ma vie, qu’en est-il de mes hauts faits ? et qu’en est-il de ma charité ? se demande-t-il. Tout cela ne compte pour rien au cours de mon existence, d’autant moins après ma mort. »

Dans sa vision, l’homme en rébellion s’accroche à sa condition tout en la rejetant pour s’accomplir. Dès le début de son existence, l’homme est angoissé et humilié, blessé, et affligé. Dès son origine, il est une « paille pirouettée par le vent » et à la fin un « fétu emporté » . Au cours de sa vie, il est comme une « herbe desséchée » . C’est le dernier poème de Gabirol, son testament, qui a inspiré la Cabale où il est fait mention de la couronne qui est la sphère supérieure de l’Arbre de vie : c’est le couronnement de la quête spirituelle, qui conduit à l’ultime libération de l’être.

Cependant, tout en regrettant la déchéance du monde sensible, Gabirol lui reste profondément, intimement, attaché. De la terre vers les cieux, de l’homme à Dieu, il y a cette vérité que les mots peinent à traduire et qui correspond à la recherche de l’infini, que seule la poésie peut atteindre. Personne comme Gabirol n’a eu le sentiment de la transcendance de Dieu face à la condition humaine ; ni n’a concentré toute sa pensée et sa poésie sur cette idée essentielle : qui sommes-nous ? Que valons-nous ? Que nous est-il possible de faire étant donné ce que nous sommes, et comment nous améliorer ?

Telle est l’interrogation véritable de Kippour à travers le pardon ; et la question existentielle que nous fuyons toute l’année et à laquelle nous faisons face une fois par an, grâce à la prière, grâce au jeûne, grâce au rite. À condition de vivre cette journée particulière dans le dénuement. Comment manger, comment vaquer à ses occupations, comment travailler en posant la question de l’existence ?

Pour Gabirol, cette question essentielle relie la vie spirituelle de l’homme à celle de Dieu, dont il affirme l’existence éternelle au-dessus de celle de l’homme, tout autant que le mystère insondable, comme il le dit si bien :

Tu existes,
Ne t’atteignent pas ce que l’oreille entend ni l’oeil ne voit
Ne te dominent « Comment », « Pourquoi » ni « Rien ».
Tu existes, mais en Toi-même,
Et non pour un autre avec Toi,
Tu existes, avant que ne soit tout temps, tu fus,
Sans lieu tu étais.
Tu existes, ton mystère est caché, qui l’atteindrait ?
Profond, profond, qui le trouverait ?

Eliette Abécassis