Léon Blum et nous : « être profondément universel, héros français »

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Souvent résumé aux congés payés et au Front populaire, l’héritage de Léon Blum est en réalité bien plus large et profond. Discussion entre Philippe Collin, réalisateur d’un podcast à succès sur la vie du leader socialiste, et l’historien Pascal Ory.

Parlez de Blum et vous suscitez quelques images décolorées : l’été 1936, les grandes grèves, les congés payés. On oublie son combat pour l’innocence de Dreyfus, le congrès de Tours et son refus d’adhérer à la IIIe Internationale, la haine antisémite à son égard, sa captivité dans le camp de Buchenwald, de 1943 à 1945. Ensevelie, sa mémoire semble revivifiée par le surprenant succès d’un podcast réalisé par Philippe Collin, qui a été adapté sous la forme d’un livre paru ces jours-ci (« Léon Blum. Une vie héroïque »). Albin Michel réédite aussi « le Dernier Mois », le témoignage de Blum sur sa sortie de Buchenwald, préfacé par Pascal Ory. Nous avons réuni les deux auteurs pour parler de ce « héros républicain français ».

Le podcast que vous avez réalisé sur la vie de Léon Blum atteint 1,8 million d’écoutes. Comment expliquez-vous ce succès ?

Philippe Collin. J’en suis le premier surpris. Léon Blum m’accompagne depuis mon premier exposé en fac d’histoire, à 18 ans. Je tenais à faire cette série d’émissions, mais je pensais que c’était une prise de risque. Et il s’est passé quelque chose que j’ai du mal à expliquer. Peut-être que la multiplicité des identités de Blum – juif et français, masculin et sensible, bourgeois mais conscient du sort de la classe ouvrière – a un écho très contemporain. Peut-être que la gauche sociale-démocrate, se sentant orpheline, se tourne vers ses totems. Peut-être, enfin, que Blum est une figure apaisante dans un monde politique âpre et fracturé.

Pascal Ory. Comme historien de la culture, j’aimerais d’abord souligner que Philippe Collin sera le premier héros du podcast – ou capsule radio, si vous me permettez cette coquetterie d’académicien ! Quant à Blum, il faut souligner à quel point sa mémoire a souffert de l’hégémonie léniniste : pour la gauche radicale, c’est celui qui n’a jamais été du bon côté de l’Histoire. En 1920, au congrès de Tours, il décide de rester à la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) pour « garder la vieille maison » et refuse de prêter allégeance à Moscou. En 1936, on lui reproche de ne pas s’être engagé plus franchement auprès des républicains dans la guerre civile espagnole. En 1947, il est partisan d’une troisième force entre communistes et gaullistes. Bref, il était le « modéré », ce qui était suspect !

P. C. C’est vrai qu’il a été enseveli par les deux forces majeures de l’après-guerre. Par les communistes, mais aussi par les gaullistes, qui voyaient en lui une figure du parlementarisme honni. Même chez les socialistes, on n’a jamais été très clair à son sujet, notamment, en effet, à cause de la guerre d’Espagne. On entendait toujours : « Il a abandonné l’Espagne » !

P. O. Mais que pouvait-il faire de plus ? Les conservateurs britanniques menaçaient de le lâcher devant Hitler s’il livrait des armes. En réalité, ce dont on lui fait grief, c’est d’avoir été social-démocrate. C’est une étiquette très exotique en France, presque une insulte. La première fois que je me suis défini comme tel, à la fin des années 1960, devant des camarades étudiants, il y a eu un grand blanc. C’est comme si je venais de péter. Blum était aussi un véritable homme du parlementarisme, régime que nous ignorons totalement, nous qui vivons sous la très monarchique Ve République.

Employé comme une insulte, « social-démocrate » signifie aujourd’hui « de la gauche molle ». Blum était-il un mou ?

P. O. Pas du tout ! Il cite Marx, se réfère au prolétariat. Mais il est imprégné du réformisme révolutionnaire de Jaurès et d’un attachement à l’épanouissement du moi, qui le vaccine contre les dérives du léninisme. Lorsqu’il devient chef du gouvernement en 1936, il « exerce le pouvoir », ce qui dans sa terminologie signifie qu’il gouverne au mieux à l’intérieur du cadre institutionnel existant, mais il n’abandonne pas l’horizon de la « conquête du pouvoir », c’est-à-dire l’avenir révolutionnaire.

P. C. Son réformisme ne signifie pas qu’il s’accommode de la société telle qu’elle est. Il écrit même que l’on devient socialiste à partir du moment où l’on cesse de dire : « Bah ! c’est l’ordre des choses. » Il est pour la socialisation des moyens de production !

Pour qui voterait-il aujourd’hui ?

P. O. Cazeneuve, peut-être.

Bernard Cazeneuve ne semble pas favorable à la socialisation des moyens de production…

P. O. C’est vrai (rires).

P. C. Je me suis déjà demandé ce qu’il aurait pensé de Laurent Berger…

P. O. Il ne faut pas oublier une particularité de l’homme, c’est sa dimension intellectuelle, voire artistique. Il était l’un des trois ou quatre plus grands critiques de théâtre de 1910. Aujourd’hui, il serait au « Masque et la Plume ». C’est quelqu’un qui s’est d’abord rêvé comme écrivain, comme essayiste, et c’est l’Histoire avec sa grande hache qui l’a jeté en politique.

P. C. Je crois que c’est le seul intellectuel français qui soit devenu un homme politique de cet ordre.

P. O. Sans doute. Mais toutes les qualités que nous lui trouvons aujourd’hui le discréditaient hier. Son amour de la culture était suspect : on disait de lui qu’il était efféminé, homosexuel…

P. C. J’ai beaucoup réécouté des archives. Sa voix n’était pas celle du tribun viril, fasciste ou communiste. L’épisode de Narbonne raconte tout de Blum. A la fin des années 1920, il arrive de Paris avec ses chaussures cirées pour se faire élire député dans cette circonscription de vignerons, de paysans. Un militant de la SFIO dira plus tard son effarement quand il a vu débarquer cet olibrius avec cette toute petite voix : comment allait-il faire ? Mais Blum s’est mis à parler et les dix personnes autour de lui se sont tues, fascinées par son éloquence. Puis ce sont vingt, quarante, cent personnes qui ont fait silence. C’était Léon Blum. Il a gardé de sa passion pour le théâtre cette capacité à susciter l’émotion.

Et pourtant, il traverse une époque d’une rare violence…

P. O. Toute sa vie, il a été agoni d’injures. Lors de l’enterrement de l’historien monarchiste Jacques Bainville, sa voiture, prise dans l’embouteillage, est repérée et il est lynché par la foule. Une photographie nous le montre emplâtré, le visage gonflé, allongé sur un lit. Pourtant, il n’en fera jamais démonstration. Son courage se manifeste aussi en 1940. Après son arrestation par le régime de Vichy, il se défend brillamment et réussit à retourner l’accusation faite au Front populaire lors du procès de Riom : Pétain entendait le rendre responsable, parmi d’autres dirigeants de la IIIe République, de la défaite.

P. C. Avec une fausse ingénuité, Blum s’interroge : qui était le ministre de la Guerre en 1934 alors que Hitler se montrait déjà menaçant ? Philippe Pétain ! Il fallait de la bravoure pour se défendre ainsi, il risquait sa peau. « Il y a quelque chose qui ne me manquera jamais, c’est la résolution, c’est le courage et c’est la fidélité », dit-il dans un discours.

P. O. Enfin, il y a l’épisode de Buchenwald : il est retenu pendant deux ans dans un pavillon de chasse non loin du camp. Il raconte son dernier mois dans un livre magnifique : en tant qu’otage, il est « mieux » traité que les déportés mais il s’attend à mourir d’un jour à l’autre.

P. C. Il ne répond jamais à la haine par la haine, alors qu’il a été extrêmement en péril. C’est même troublant. De Buchenwald, il écrit à son fils qu’il ne croit pas plus « aux races de brutes ou de maîtres qu’aux races de déchus ou de damnés » et qu’il « récuse la condamnation raciale pour les Allemands aussi bien que pour les juifs ». Ce texte est d’une force inouïe [« Lettres de Buchenwald », éditées et présentées par Ilan Greilsammer, Gallimard, 2003].

Violences politiques, montée du fascisme : peut-on comparer ce qu’il traverse dans l’entre-deux-guerres avec ce que nous vivons aujourd’hui ?

P. C. L’apprenti historien que j’ai été se méfie de ces comparaisons, mais beaucoup de gens nous ont écrit après l’écoute du podcast en faisant ce parallèle : nous traversons une période de tiraillements, avec des radicalités politiques extrémistes, des dangers fascistes aux portes du pays. Dans la vie de Blum, il y a sans doute des outils pour nous protéger de certains excès.

Maurice Barrès est une référence à nouveau convoquée à droite. Quels étaient les rapports entre Blum et Barrès ?

P. O. Dans « Souvenirs sur l’Affaire », texte que Blum fait paraître en 1935, quelques mois après la mort de Dreyfus, il écrit que Maurice Barrès a été son ami. Barrès était le « prince de la jeunesse » dans les années 1880, il a fasciné Blum, qui était très proustien. En 1898, ce dernier se rend chez lui pour essayer de le convaincre de signer une pétition dreyfusarde : « Nous avions tellement senti comme lui qu’il ne pouvait pas penser autrement que nous. » Evidemment, il sera éconduit et Barrès deviendra l’écrivain anti-dreyfusard et nationaliste que l’on connaît.

P. C. Il y a chez Barrès ce « culte du moi », l’appel à l’accomplissement de soi-même dans une société bourgeoise asséchante, qui attire le jeune Blum, mais qu’il orientera ensuite vers la justice sociale plutôt que vers le nationalisme. Aujourd’hui, alors qu’on ne sait plus si le clivage gauche-droite existe encore, on voit bien qu’il y a une fracture entre l’universel et le national. Blum, lui, réunit les deux. Il est un être profondément universel, mais aussi un héros français. Jamais il ne déroge aux principes républicains « Liberté, Egalité, Fraternité », mais il assume très bien ses racines françaises. Aujourd’hui, la droite qui exhume Blum feint d’oublier chez lui les valeurs d’équité et le goût des autres.

Quel est son rapport à la judaïté ?

P. O. Il a évolué. Blum est un pur produit de son époque, il est dans sa jeunesse un israélite assimilé qui pense que la haine des juifs est derrière lui. L’antisémitisme de gauche – celui de Fourier, de Proudhon, d’une partie des blanquistes – lui semble alors une affaire du XIXe siècle. Dans l’entre-deux-guerres, confronté à la montée de Hitler, il s’intéresse au sionisme. Il n’y a pour lui aucune contradiction à être français et sioniste – le sionisme est une réponse universelle à une question qui ne l’est pas.

P. C. Ce qui est assez étonnant, c’est son optimisme viscéral : pour lui, l’affaire Dreyfus prouve que la République tient face aux calomnies et à la haine. Si on se bat, on finit par gagner. Il en est convaincu.

En 1907, il publie « Du mariage » : est-il féministe ?

P. O. A l’époque, ce livre provoque un scandale inimaginable. Un journal d’extrême droite titre « La pornographie au Conseil d’Etat ». Blum écrit que les femmes doivent, comme les hommes, bénéficier d’une liberté sexuelle avant le mariage. Le texte gêne une partie des socialistes, parce que le sujet leur paraît trop individualiste et bourgeois, et une partie des féministes, qui restent très puritaines. Etonnamment, il est soutenu par « le Figaro », les libéraux de l’époque. Le féminisme de Blum, c’est aussi trois femmes au gouvernement en 1936 alors qu’elles n’ont pas encore le droit de vote.

Si l’on résume, il ne laisse pas un modèle politique, comme de Gaulle avec la Ve République, ni un modèle social, dont les bases sont en France posées par le Conseil national de la Résistance. Y a-t-il un héritage de Blum ?

P. O. Attendez, 1936, ce n’est pas rien ! Il a présidé un grand moment d’union de la gauche et ce ne fut pas qu’une parenthèse vite refermée, contrairement à ce que l’on croit parfois. Il y a les 40 heures, les congés payés !

P. C. Jusqu’en 1936, l’Etat était considéré comme appartenant aux forces de l’argent. Mais avec les accords de Matignon, il devient un arbitre qui régule les tensions sociales. Cette révolution, c’est Blum, c’est la SFIO, c’est le Front populaire. On est encore dans cet héritage. 1936, ce n’est pas que la photo sépia d’un couple sur un tandem.

P. O. Oui, le mot le plus important des accords de Matignon, c’est Matignon. L’Etat dit aux partenaires sociaux : je vais, moi, chef du gouvernement, vous réunir à Matignon, sous mon égide, celle de la République. L’Etat se mêle de ce que l’on considère alors être la sphère privée : les entreprises. Aujourd’hui, c’est digéré, mais c’était inimaginable. Il fallait que le patronat ait la trouille ! En 1936, Blum a aussi payé d’audace. Il n’a pas hésité à faire passer des mesures, comme les congés payés, qui n’étaient pas dans le programme du Front populaire !

P. C. Il faut aussi regarder l’exemple qu’il nous laisse : quelle vie je propose aux autres ? La sienne nous pousse à offrir une meilleure version de nous-mêmes : c’est une certaine exigence, mais aussi un rapport à l’existence qui ne sacrifie pas tout à la politique, il y avait l’écriture, les femmes, son fils, sa famille. C’est un héros républicain français. Des auditeurs qui se disent de droite ont été séduits par ce récit en disant : ce qui compte, c’est sa probité, sa réflexion morale…

P. O. Il y a chez lui une esthétique de l’éthique…

P. C. C’est pour cela qu’il est un modèle au-delà de la gauche et de la droite. On peut le comparer à de Gaulle. Tous deux incarnent une certaine idée de la France.

Philippe Collin est producteur de radio, auteur et journaliste. Parmi les vies racontées dans sa série de podcasts pour France-Inter : Jean-Marie Le Pen, Simone de Beauvoir, Jeanne Du Barry, Philippe Pétain.

Pascal Ory est spécialiste d’histoire culturelle, membre de l’Académie française. Il a notamment publié « la Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire (1935-1938) » (Plon, 1994). Il a préfacé la réédition de textes de Léon Blum dont « Du mariage » et « le Dernier Mois » (Albin Michel). Vient de paraître « Ce cher et vieux pays… » (« Tracts », Gallimard).

Propos recueillis par Rémi Noyon et Julie Clarini