En Allemagne, l’extrême droite refait l’histoire du nazisme

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Ce dimanche 24 septembre, un révisionniste de l’AfD pourrait remporter la mairie de Nordhausen, où se trouve le mémorial du camp de concentration de Dora. Un symbole alors que la politique mémorielle allemande est de plus en plus remise en question.

Un silence. Mais très lourd. Quand on pénètre dans un ancien camp de concentration, on est toujours troublé par cette étrange sérénité. Au mémorial de Dora, une dépendance de Buchenwald située à Nordhausen (Thuringe), 20 000 déportés sont morts de maladie ou d’épuisement dans les usines de missiles V2, fusillés, brûlés dans le four crématoire. Un wagon à bestiaux trône à l’entrée du mémorial, en souvenir de cette barbarie.

Même par un beau soleil d’automne, on est glacé. «C’est très dur», lâche le Français Gérard Sirventon venu avec ses deux sœurs visiter le camp où leur père Roger a survécu, un résistant périgourdin arrêté pour trafic d’armes. «Il n’a jamais parlé», «on n’a pas posé de questions», «personne ne l’aurait cru», racontent ses enfants. Après tant d’années, ils se sont enfin décidés à faire ce grand voyage de mémoire avec leurs conjointes et conjoints. «Le travail historique qui est fait ici est exceptionnel. Il faut absolument que cela soit vu par un maximum de personnes. On a croisé beaucoup de groupes scolaires allemands. Mais il faudrait que les écoles du monde entier viennent. C’est notre histoire à tous, un héritage universel», insiste Gérard. «Pour que tout ça ne se reproduise plus jamais», abonde sa sœur Georgette.

«Toute l’Allemagne nous regarde !»

Mais la montée de l’extrême droite allemande et la mainmise des révisionnistes sur la direction du parti Alternative für Deutschland (AfD) remet en cause la culture mémorielle. La situation est d’autant plus alarmante que la radicalisation de cet ancien parti d’eurosceptiques n’effraie plus les électeurs. A Nordhausen, Jörg Prophet, un révisionniste membre de l’AfD, a ainsi remporté 42 % des voix au premier tour de l’élection municipale et a de bonnes chances de remporter, ce dimanche, la mairie de cette ville de plus de 40 000 habitants – la première de cette taille qui tomberait dans l’escarcelle de l’extrême droite.

Sur la place des Syndicats, au centre-ville, le candidat de l’extrême droite est posté depuis des semaines avec son équipe pour distribuer des tracts, devant l’agence pour l’emploi où défilent les réfugiés avec des formulaires plein les mains. L’ancien chef d’entreprise assure qu’il n’a «aucune intention de changer quoi que ce soit à la politique mémorielle de l’Allemagne». Il est seulement d’avis d’en finir avec la «culpabilité». «Moi, mes enfants et mes petits-enfants ne voulons plus vivre avec ce sentiment», explique Jörg Prophet. Pour le président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, Josef Schuster, cette déclaration n’a aucun sens : «Les Allemands qui n’ont pas connu le nazisme comme adultes ne doivent pas avoir un sentiment de culpabilité. Ils ont seulement la responsabilité d’entretenir la mémoire.»

Un devoir que l’extrême droite ne veut pas remplir. «Les électeurs voient Jörg Prophet comme un gentil voisin conservateur. Mais c’est un révisionniste qui tente de renverser l’histoire et de faire des Allemands les victimes de la guerre», s’alarme Jens-Christian Wagner, le directeur des mémoriaux de Buchenwald et de Dora, qui a interdit aux membres de l’AfD de participer aux cérémonies. «Jörg Prophet compare Auschwitz avec Hiroshima. Il met sur un pied d’égalité les SS et les soldats américains qui ont soigné les déportés à la libération du camp», se révolte-t-il. Plusieurs associations de victimes ont exprimé leurs inquiétudes sur l’avenir du travail mémoriel à Dora. Nordhausen est jumelée avec la commune israélienne de Bet Shemesh, dans le centre du pays. «On ne peut pas décemment inviter quelqu’un à participer à des cérémonies avec un maire qui relativise les crimes nazis», lâche Jens-Christian Wagner.

«Nous risquons de perdre la confiance des victimes et de leurs familles», s’alarme Barbara Rinke, qui a dirigé la ville de 1994 à 2012. L’ancienne maire sociale-démocrate est connue pour ses actes de courage civil contre l’extrême droite. Elle a notamment arraché une gerbe de fleurs aux mains de néonazis qui voulaient rendre hommage à Nordhausen aux victimes des bombardements d’avril 1945 («l’holocauste des bombes», selon l’extrême droite). «C’est l’esprit de notre ville, qui a toujours été ouverte sur le monde, qui glisse inexorablement à droite», s’inquiète Barbara Rinke. «Toute l’Allemagne nous regarde ! Allez voter pour l’avenir de la démocratie», a-t-elle lancé à l’adresse de ses concitoyens.

Björn Höcke, le chef hiérarchique du candidat AfD de Nordhausen, est connu pour ses attaques contre le mémorial de la Shoah à Berlin (un «monument de la honte», selon lui). Il revendique notamment un «virage à 180 degrés de la politique mémorielle». Sa fédération régionale, celle de Thuringe, est la plus visible d’Allemagne à cause du cordon sanitaire qui a lâché entre eux et les conservateurs de la CDU. Il est tellement radicalisé que le parti est surveillé par l’Office fédéral de protection de la Constitution, une sorte de renseignements généraux, pour ses positions antidémocratiques.

L’ancien professeur d’histoire Björn Höcke, figure de proue de l’AfD depuis l’éviction des «modérés», estime que les mémoriaux de la Shoah «tournent l’histoire allemande en ridicule». «Le candidat de l’AfD à Nordhausen est sur la même ligne», insiste Jens-Christian Wagner, qui a lancé un appel politique à voter contre lui malgré son obligation de réserve. «Ma neutralité politique s’arrête quand les victimes du nazisme sont bafouées», lâche-t-il.

Pour les historiens, le scrutin de Nordhausen n’est pas anecdotique. Le narratif de l’extrême droite gagne du terrain. «Nous vivons un tournant dans la culture mémorielle», confirme Jürgen Zimmerer, professeur d’histoire et responsable du centre de recherches historiques sur l’héritage postcolonial de la ville de Hambourg. Mais il refuse de réduire le débat à l’extrême droite : «Cette tendance à vouloir tourner la page est ancrée dans toute la société allemande», constate l’auteur d’un ouvrage paru en septembre sur le thème de la bataille de la mémoire.

L’Etat allemand a dépensé plus de 500 millions d’euros pour la reconstruction du château des Hohenzollern au milieu de Berlin, capitale qui se prétend «ouverte sur le monde». C’est le plus grand projet culturel du pays de ces dernières années. Pour Jürgen Zimmerer, c’est une tentative de renouer avec un passé idéalisé (la Prusse) tout en contournant les moments les plus sombres de l’histoire allemande. «Ce Disneyland prussien occulte deux guerres mondiales, le nazisme, le communisme et la division du pays. C’est une tentative flagrante de tourner la page.»

«Il faut en finir avec les mythes», estime Hanna Veiler, la présidente de l’Union des étudiants juifs d’Allemagne (JSUD). Plus de la moitié des Allemands (54 %) considèrent encore aujourd’hui que leurs grands-parents étaient des victimes de la guerre, selon un sondage de la Fondation Mémoire, responsabilité, avenir (EVZ) de l’Université de Bielefeld. «L’antisémitisme n’est pas apparu en 1933 pour disparaître en 1945. Il n’y a jamais eu d’année zéro en Allemagne», remarque-t-elle.

«Ignorante»

Début septembre, le maintien d’Hubert Aiwanger comme vice-président de Bavière après les révélations sur sa jeunesse antisémite a été interprété comme une bataille gagnée par les révisionnistes. «Quand on écoute Aiwanger, il ne peut pas s’agir d’une erreur de jeunesse», insiste Hanna Veiler. En pleine campagne électorale, il a fait son mea culpa, en se présentant comme la victime d’une campagne médiatique. «Cela nous a montré à quel point une grande partie de la société allemande, qui se félicite d’être vue comme la championne du monde de la politique mémorielle, est ignorante et manque de sensibilité», remarque-t-elle. «Cette affaire alimente l’idée selon laquelle l’Holocauste et le IIIe Reich ne seraient qu’une “fiente de pigeon”, selon les termes de l’ancien président de l’AfD, Alexander Gauland», ajoute Jürgen Zimmerer.

«Les paroles sont suivies d’actes», rappelle Josef Schuster. L’attaque en février 2019 à Hanau (près de Francfort), qui a fait neuf morts, puis celle d’une synagogue à Halle (près de Leipzig) en septembre suivant, qui a fait deux morts, l’ont démontré. Ces dernières années, les délits antisémites ont atteint des niveaux record. Les mesures de sécurité aussi. «Les juifs sont très menacés dans notre pays», résume Michael Krasker dans son rapport sur l’antisémitisme pour la Fondation Otto-Brenner. «Pratiquement chaque jour, les mémoriaux sont graffités avec des slogans nazis ou antisémites», rappelle le directeur des mémoriaux de Buchenwald et de Dora, Jens-Christian Wagner. «La communauté juive d’Allemagne reste en alerte permanente et nous gardons l’œil rivé sur nos valises», regrette Josef Schuster. «Dans mon entourage, de plus en plus de jeunes juifs réfléchissent à partir. Ce n’était pas le cas il y a quelques années», ajoute Hanna Veiler.

Les historiens dénoncent une culture mémorielle trop élitaire, réservée au monde politique, qui n’atteint pas la majorité de la population. «La politique mémorielle n’est plus adaptée à des Allemands issus à 25 % de l’immigration et qui n’ont pas de rapport direct avec le national-socialisme», remarque Michael Wolffsohn, un historien dont les parents ont fui le régime nazi en 1939. Les responsables politiques se sont trop concentrés sur les discours, les cérémonies et les hommages aux victimes. «Il faut s’intéresser davantage aux bourreaux pour comprendre comment on peut en arriver à de tels crimes, conclut Jens-Christian Wagner. Il n’y a pratiquement plus de survivants pour témoigner. Désormais, c’est à nous de prendre cette mémoire en main».

par Christophe Bourdoiseau