Portrait : Liliane Rovère, une vie à 110 %

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Rencontre avec l’actrice de 90 ans, appréciée dans la série «Dix pour cent», qui garde toute sa gouaille et sa vitalité pour parler Occupation, jazz, drogue ou anticapitalisme.

A quoi ça tient, le charme ? Une manière de se tenir, légèrement décalée sur sa chaise ? Un éventail savamment aérien, dernier rempart à une chaleur de septembre dévorante ? Une élégante robe légère à en faire rougir les coquelicots ? Ou un sourire, qui vous illumine un après-midi, heureuse d’un bon mot, d’une pique ou d’une envolée contestataire ? Tout un ensemble : dans ce petit bar, on ne voit qu’elle.

Depuis la fin de Dix pour cent en 2020, on avait perdu de vue Liliane Rovère, alias Arlette Azémar, la plus gouailleuse des imprésarios de l’agence ASK. Elle a aussi joué dans Family Business, sur une famille de bouchers juifs se mettant à cultiver du cannabis. Ces deux séries lui ont apporté une reconnaissance tardive auprès d’un public jeune, dans les années 2010. Après une carrière de seconds rôles, où elle a tourné tout de même avec Blier, Moll, Tavernier, la célébrité, «elle ne l’a pas cherchée». N«l’a jamais refusée» non plus. Elle dit «sa joie», «sa reconnaissance», et balaie tout ça d’un regard.

A 90 ans largement fêtés, l’actrice va bien. Elle a toujours son humour et son magnétisme inimitable de titi parisienne. En ce moment, vous pouvez la voir dans les Bracelets rouges, série TF1 en prime-time le lundi soir sur des enfants hospitalisés. Elle y joue une grand-mère réconfortante. Vous pouvez la croiser aussi au café Cacahuète, dans le IXe. Elle vit dans ce quartier parisien depuis un demi-siècle, dans l’appartement acheté avec ses premiers cachets. Sa plus belle performance au théâtre ? Les Quatre Jumelles de Copi au Festival d’automne 1973.

Liliane Rovère vient à notre rencontre avec sa fille Tina, maquilleuse dans le cinéma, qui l’aide à marcher. Elle est un peu méfiante. La pasionaria LFI n’aime pas trop Libé, pas assez à gauche à son goût. Et parler d’elle, elle rechigne. Elle dit, deux fois : «Je ne veux pas tomber dans le piège de ma propre importance.» Il faut discuter longuement (et boire une bière) pour l’attendrir. Elle accepte alors de livrer, par à-coups, quelques instants d’une vie romanesque, faite de rencontres et de hasards plus que de calculs.

L’enfant du boulevard de Strasbourg voit le jour le 30 janvier 1933, date funeste où Hitler devient chancelier. «Pour une petite juive, née de parents venus de Pologne et fraîchement naturalisés, j’avais tiré le mauvais lot», raconte-t-elle dans sa biographie, écrite pour faire plaisir à sa fille. Ses parents, les Cukier, étaient confectionneurs, arrivés dans l’Hexagone en 1925. A la maison, on parle un mélange de français et de yiddish. La petite fille est envoyée en pension. Vient la guerre. Elle se souvient de bribes. L’appartement spolié. L’étoile jaune sur sa robe d’organdi blanche. Le passage en zone libre à Vierzon cachée sous une bâche dans une remorque. Le quotidien à Brive. Le goût des cerises l’été. La rafle à laquelle elle échappe de peu avec son frère. Le refuge chez des sœurs dominicaines. Son père, lui, est arrêté à Limoges, avant d’être relâché. Il ne s’en remet jamais vraiment, meurt quelques années après. Liliane Rovère dit : «Il est ressorti de la guerre avec une tristesse et une désillusion profonde.»

Dans Voyages (1999), l’un de ses rares premiers rôles, elle joue la fille d’un déporté mort à Auschwitz qui réapparaît comme par miracle cinquante ans plus tard. Malgré le parallèle évident, elle balaie l’émotion d’un revers de main : «Je m’implique au moment de jouer, mais une fois que c’est fini, c’est fini. C’est étanche.» Dans ses cartons, elle a un scénario, un polar sur l’épuration à la Libération. «S’il doit se faire, il se réalisera comme il doit l’être, c’est-à-dire radicalement noir.»

Elle aime le mot «radical», Liliane Rovère. Elle l’est, a été adhérente CGT, a longtemps voté communiste (plus maintenant, elle les trouve «dévertébrés», surtout l’autre, là, Roussel), a distribué l’Humanité dimanche dans la rue et n’a pas de mots assez durs contre la montée des inégalités et ces riches qui accaparent toutes les richesses. Ça n’a pas toujours été le cas. Jeune adulte, elle se laisse porter, vit de petits boulots et fait la fête, insouciante. Elle passe ainsi, et le regrette, complètement à côté de la guerre d’Algérie. Dans les années 50, ce qui l’intéresse, c’est le jazz. Elle est fascinée par la liberté de cette musique et des hommes qui la font. La jolie brune traîne dans les boîtes de Saint-Germain, le Caveau des Lorientais, le Tabou, starlette de ce milieu arty. Installée dans un hôtel rue Dauphine, «en plein Quartier», elle découvre Duke Ellington, Count Basie, Charlie Parker, Thelonious Monk, croise Boris Vian qui vient écouter des disques dans sa chambre. Elle goûte ses premiers joints. Elle en fume encore aujourd’hui, son dernier petit péché après avoir réussi à arrêter la cigarette. Des addicts à la drogue, elle a vu en mourir autour d’elle, par dizaines, victimes surtout de l’héroïne. Elle, elle a «touché à tout»«Curieuse» dit-elle, dans un sourire coquin. «C’est notre mamie rock’n’roll, s’amuse Grégory Montel, autre agent de Dix pour centElle est toujours restée roots, très naturelle.» Les acteurs de la série sont très liés. Au plus fort de la pandémie, quand elle craignait de sortir, Thibault de Montalembert et les autres passaient prendre le café chez elle, pour lui tenir compagnie.

En 1954, elle a 21 ans. Sa mère, qui la poussera ensuite à faire sérieusement du théâtre et qu’elle regrette de ne pas avoir assez aimée, l’envoie à New York, chez un oncle d’Amérique. Elle rencontre dans le Village le trompettiste Chet Baker, star montante. C’est l’amour. Ça dure un temps. La vie de Liliane Rovère est ponctuée d’hommes. Elle juge : «Ils m’ont toujours intéressée.» Pour le meilleur : quelques très belles rencontres. Et pour le pire. A 18 ans, elle est violée par deux scélérats. Elle ne l’a jamais dit, jusqu’en 2019.

Elle est longtemps restée en couple avec le contrebassiste Bibi Rovère, avec qui elle adopte Tina, «sa plus belle réussite». Le jazzman est jaloux, alcoolique, drogué, violent. Les dernières années sont un enfer. Elle écrit : «De tous les coups durs, la guerre, les pensions, le viol, le mauvais film et tout le tralala, rien dont je ne me sois guérie.» Sur le tard, elle s’est mise à la philosophie, trouvant un père en Spinoza pour exorciser ses passions tristes et des compagnons de route en Nietzsche, Bergson ou dans le bien vivant-vitupérant Lordon. Son regard pétille : «Dans mon corps, je suis beaucoup moins heureuse qu’avant, mais dans ma tête, beaucoup plus.»

Liliane Rovère fait preuve d’une soif d’apprendre toujours renouvelée. Sur YouTube, elle regarde des vidéos «sur le cosmos, l’astrophysique, l’univers». L’infiniment grand la fascine, elle, la non-croyante qui a «de petites conversations avec elle-même». La mort ? Elle fait la moue : «Je ne vis pas dans la peur, mais je vis avec l’idée. Mais je veux encore voir ma fille et mes petits-enfants grandir.» Un instant de silence. Elle ajoute : «Et voir sauter le capitalisme ! Et tous les tyrans qui se nourrissent de notre tristesse !»

Janvier 1933 Naissance.
2000 Harry, un ami qui vous veut du bien, Dominik Moll.
2015-2020 Dix pour cent.
2019 La Folle Vie de Lili, Robert Laffont.
Septembre 2023 Les Bracelets rouges, TF1.

par Quentin Girard