«Un des derniers tabous» : le suicide, un phénomène contagieux et mal traité

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En France, les décès par suicides sont trois fois plus nombreux que les accidents de la route. En parler est donc fondamental. Encore faut-il savoir comment, car trop en dire ou mal en dire, peut conduire à une multiplication des passages à l’acte. On appelle ça « l’effet Werther ». Heureusement, il existe des solutions.

Mercredi 9 août, un policier de 37 ans se suicide dans son commissariat du Val-de-Marne. Mardi 29 août, un enseignant (36 ans) met fin à ses jours dans la nouvelle école du Loir-et-Cher où il devait faire sa rentrée. Dans la nuit du 4 au 5 septembre, un policier se tue dans son commissariat de Dijon. Le 5 septembre toujours, un adolescent de 15 ans, victime de harcèlement scolaire, passe à l’acte…

Souvent relayé dans la rubrique « fait divers », le suicide est pourtant un sujet de santé publique majeur. Statistiques et chiffres en donnent la mesure : avec quelque 9 200 suicides en France par an et 200 000 tentatives de suicides, la France possède l’un des taux les plus élevés d’Europe. Et même si les suicides sont en constante diminution (-33 % depuis les années 2000), ces passages à l’acte demeurent une cause importante de décès : il y a trois fois plus de décès par suicide que par accident de la route. Or, si des campagnes de communication pour la sécurité routière existent – Jacques Chirac en avait même fait une grande cause nationale – la communication autour des suicides reste des plus discrètes.

C’est que rien n’est simple en la matière. User de périphrases comme « il a des idées noires », ou plaquer les interdits moraux ou religieux ne règlent aucun des problèmes. Pire, la négation du phénomène suicidaire ôte toute possibilité de prévention. « On est sur l’un des derniers tabous de nos sociétés. Suicide est un mot qu’on ne prononce pas, qu’on n’ose pas évoquer. Alors que c’est un vrai sujet de santé publique », explique à Charlie Hebdo Nathalie Pauwels, initiatrice du Programme de recherche et d’action Papageno. Ce dispositif au drôle de nom (voir ci-dessous) est porté par la Fédération régionale de recherche en psychiatrie et santé mentale des Hauts-de-France, un territoire fortement touché par ce fléau. Le but ? Faire de la prévention face à un phénomène trop peu connu : « l’effet Werther », autrement dit la « contagion suicidaire ».

« Suicide, mode d’emploi »

Souvenez-vous de vos lectures adolescentes : Werther, c’est ce héros de Goethe qui, par amour impossible avec sa belle Charlotte, met fin à ses jours en se tirant une balle. Dans l’Allemagne romantique du XVIIIème siècle d’abord puis dans toute l’Europe, la lecture du roman Les souffrances du jeune Werther va déclencher un engouement exceptionnel. Une « fièvre werthérienne » s’empare du vieux continent, l’équivalent d’un buzz aujourd’hui : dans les mois qui suivent la parution de l’œuvre, de jeunes Allemands se donnent la mort en grand nombre et par arme à feu, imitant le héros de Goethe.

Phénomène individuel ou collectif de psychologie sociale, « l’effet Werther » est, depuis, des décennies, analysé scientifiquement et des centaines d’études établissent l’existence du mimétisme suicidaire. Il pointe l’impact que les mots peuvent avoir sur des personnes en grande souffrance psychologique et le risque avéré de passage à l’acte chez certains lecteurs par identification avec un personnage fictif ou de célébrités qui, comme Marilyn Monroe ou Robin Williams mettent fin à leurs jours. « Bien sûr et heureusement, ça ne va pas toucher tout le monde mais les personnes en crise suicidaire peuvent trouver dans certaines lectures des validations indirectes de leur passage à l’acte », explique Nathalie Pauwels. D’où l’interdiction à la vente, en 1991, de l’ouvrage controversé Suicide mode d’emploi paru en 1982 et aussitôt accusé de faire la promotion du suicide ; ou plus récemment les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à l’égard des journalistes dans le traitement de l’information sur le sujet.

De là à penser qu’on peut tout mettre sur le dos des pisse-copies, il y a un pas que Didier Lombard, l’ex-PDG d’Orange a franchi allègrement lors de son procès en 2019 pour harcèlement moral au travail. On explique : au début des années 2000, en pleine réorganisation à marche forcée chez l’opérateur de télécommunication, les suicides se multiplient chez les salariés du groupe. Didier Lombard, évoque alors « une mode » et provoque un tollé général. Dix ans, plus tard, lorsque le procès a lieu, les avocats de l’accusé principal ont bûché le dossier. Finie « la mode du suicide », place au si pratique « effet Werther » à servir à la cour.

Contrer l’effet Werther

« Un cas typique d’instrumentalisation », s’insurge Nathalie Pauwels. « Le suicide est beaucoup plus complexe que ça. Peut-être que la lecture des journaux a pu jouer comme un déclencheur chez des salariés d’Orange mais parce que leur coupe était déjà bien remplie. Le raccourci de Didier Lombard dessert totalement notre travail », se souvient la jeune femme qui dit avoir reçu à cette époque de nombreux appels de journalistes, désireux d’en savoir plus. Avec un fort enjeu pour elle : désamorcer « l’effet Werther » et activer « l’effet Papageno » ! (1)

Natacha Devanda