Mémoire de l’eau, climatoscepticisme… Dans le formidable documentaire « Mystifications », le journaliste revient sur des controverses célèbres autour de scientifiques persuadés d’avoir raison contre tout le monde.
Durant la pandémie de Covid-19, il fut l’un des contradicteurs de Didier Raoult les plus médiatiques, tentant de défendre une parole rationnelle à la télévision. Mais plutôt que de revenir directement sur les dérives du professeur marseillais, Patrick Cohen a choisi de faire revivre des scandales scientifiques passés, qui offrent des échos troublants à l’affaire de l’hydroxychloroquine. Dans le formidable documentaire Mystifications, diffusé dimanche 3 septembre, à 20 h 55, sur France 5, le journaliste raconte la controverse de la ciclosporine, présentée en 1985 comme un médicament miracle face au sida, celle de la mémoire de l’eau, en 1988, censée révolutionner la biologie moléculaire (et justifier l’homéopathie…), le climatoscepticisme, qui a commencé à sévir dans les années 2000, ainsi que le lyssenkisme, qui, dans l’Union soviétique de Staline, entraîna le bannissement de la génétique au nom de l’idéologie communiste. Chaque fois ou presque, on retrouve au cœur de l’affaire un scientifique réputé (Philippe Even, Jacques Benveniste, Claude Allègre…) persuadé d’avoir raison contre le reste de la communauté scientifique, et soutenu par des médias comme par des politiques. Le documentaire est servi par un beau casting (Jean-François Delfraissy, nos chroniqueurs Gilles Pialoux et Etienne Klein, l’historien Stéphane Courtois…). Entretien.
L’Express : Pourquoi avoir voulu revenir sur des mystifications scientifiques, de celle du soviétique Trofim Lyssenko à la mémoire de l’eau ?
Patrick Cohen : Comme je me suis beaucoup exprimé durant la pandémie de Covid-19 sur la désinformation scientifique et les fake news médicales, nous avons eu l’idée de faire un documentaire sur de grandes tromperies scientifiques. Je me suis dit qu’il fallait se concentrer sur quelques affaires illustres, qui ont beaucoup d’échos avec la crise du Covid.
Notre réalisateur, Dimitri Queffelec, a fait un travail formidable, en mettant en scène des histoires n’ayant pas forcément été beaucoup illustrées. Sur Lyssenko, il y a peu d’archives. J’avais gardé un souvenir vif de l’affaire de la mémoire de l’eau, en 1988, mais il y a eu peu d’interviews de Jacques Benveniste pour la télévision. C’était bien plus une controverse de presse écrite. Mais, grâce à la multiplicité des intervenants, nous sommes arrivés à un récit qui, je crois, attrape le téléspectateur.
En fil rouge de tout le documentaire, on retrouve Didier Raoult et l’affaire de l’hydroxychloroquine…
Je trouvais intéressant de voir comment l’histoire se répète. Le comportement mandarinal, notamment, est fascinant. Champion du climatoscepticisme en France, Claude Allègre clamait sur les plateaux de télévision qu’il était un très grand professeur et que ses détracteurs ne lui arrivaient pas à la cheville. Mais il était un spécialiste de la géologie, pas du climat ! Ces mêmes arguments d’autorité se retrouvent dans différentes polémiques. La différence, c’est que l’impact du Covid-19 sur la vie des personnes a été infiniment plus fort…
Au moment de la controverse de la ciclosporine, en 1985, ou de la mémoire de l’eau, en 1988, il n’y avait pas non plus les réseaux sociaux…
Leur rôle est contrasté. Les réseaux sociaux diffusent aussi des paroles scientifiques et rationnelles. Je me suis beaucoup informé via les réseaux sociaux pendant la pandémie de Covid-19. J’ai découvert des scientifiques qui diffusaient de l’information sérieuse et des connaissances à travers des tweets ou des blogs.
Vous avez été l’un des critiques les plus médiatiques et précoces de Didier Raoult. Qu’est-ce qui vous a motivé ?
Le hasard fait que j’avais rencontré et interviewé Didier Raoult. Il était venu à C à vous [sur France 5] pour son livre La Vérité sur les vaccins, paru en 2018. Je connaissais un peu le sujet des vaccins, c’est une cause que j’ai toujours défendue. Dans son livre, Raoult assurait qu’on vaccinait trop, notamment contre la polio. Cela a donné lieu à un échange musclé, lors duquel il m’a dit : « Vous n’y connaissez rien ! » J’avais donc pratiqué le monsieur, et je m’étais fait une idée sur le personnage.
Soudain, j’ai vu son nom réapparaître au début de la pandémie de Covid-19. Au lendemain de sa sortie annonçant que ce serait l’infection virale la plus facile à traiter, il était interviewé sur Europe 1 à 7 h 40. Je suis arrivé le matin à la rédaction, et je leur ai dit « prudence ». A ce moment-là, je n’avais toutefois pas conscience de l’énormité et de la prospérité de la machine qu’il avait montée, entièrement sous ses ordres. L’IHU de Marseille était censé être le phare de la recherche médicale française, ayant coûté des centaines de millions d’euros. Mais personne ne le savait.
Je ne sais pas lire une étude scientifique, mais je sais lire les gens qui savent lire une étude scientifique. Très vite, des contacts, dont certains sont des chercheurs, m’ont alerté sur le manque de sérieux des études de Raoult sur l’hydroxychloroquine. Quand on prend un groupe à Marseille et l’autre à Nice, ou qu’on élimine les patients qui vont mourir, c’est risible…
Didier Raoult jouissait alors d’une grande popularité et avait des défenseurs acharnés sur les réseaux sociaux. La période a-t-elle été violente pour vous ?
Je me protège. Je n’ai pas de compte à mon nom sur Twitter ou Facebook. Ce qu’il ne faut pas faire, et que je fais rarement, c’est taper son nom sur les réseaux pour voir ce qui sort. Mais j’ai aussi constaté l’audience de mes capsules vidéo, preuve qu’il y a un public pour une parole critique et rationnelle. Le plus important, c’est que je n’étais pas seul. Beaucoup de journalistes ont fait un boulot formidable durant la pandémie : Le Monde, L’Express, Le Point, Libération, Le Figaro… Beaucoup ont réalisé ce qu’il se passait à Marseille, et la façon dont Raoult faisait régner une forme de terreur.
Dans votre documentaire, on retrouve des chercheurs renommés qui, à un moment donné, ont basculé en croyant avoir trouvé un médicament miracle ou révolutionné leur domaine. Comment l’expliquer ? Est-ce l’ego ?
Trofim Lyssenko est à part. C’est un agronome de base qui, grâce à Staline, arrive à dominer la biologie en Union soviétique et à faire interdire la génétique jugée « bourgeoise ». Mais, sinon, Philippe Even, Jacques Benveniste, Claude Allègre sont des scientifiques qui étaient réputés dans leur domaine. Au départ, ils sont tout sauf des imposteurs. Sauf que certains sont sortis de leur domaine de compétence. C’est le cas typique de Claude Allègre, géophysicien qui était incollable sur les entrailles de la Terre, mais s’est complètement trompé sur le climat. Il y a d’ailleurs un vrai mystère Allègre. Croyait-il réellement en ce qu’il disait en niant un réchauffement climatique causé par l’homme ? Quelle était la part de théâtre ? Dans le documentaire, le journaliste Stéphane Foucart émet aussi l’hypothèse que les géologues pouvaient être plus propices à porter une parole climatosceptique, du fait de liens avec l’industrie pétrolière.
Le pneumologue Philippe Even a, lui, cru, en 1985, pouvoir traiter le sida avec la ciclosporine, habituellement utilisée contre le rejet de greffe. Il continue aujourd’hui à correspondre avec des personnes persuadées que la ciclosporine peut servir à éradiquer le VIH. Il ne dit pas que c’est un remède miracle, mais pense toujours que l’idée était bonne.
Jacques Benveniste est une figure qui nous est aujourd’hui moins familière. C’est le plus insaisissable de tous. Chercheur brillant, il a eu une fin tragique à la suite de ses travaux sur la « mémoire de l’eau », qui l’a complètement décrédibilisé aux yeux de la communauté scientifique. Le physicien Claude Hennion, qui, à la demande du futur Prix Nobel Georges Charpak, avait été chargé de vérifier les expériences de Benveniste, raconte à quel point il était dans un déni complet. Il y a eu une perte de lucidité très difficile à expliquer. En sachant qu’il ne s’agissait pas seulement d’un enjeu symbolique. La mémoire de l’eau, c’était potentiellement la preuve d’une efficacité de l’homéopathie.
Vous soulignez aussi les récupérations politiques, comme celle, en 1985, de Georgina Dufoix, alors ministre des Affaires sociales, qui s’était associée à l’annonce prématurée de l’efficacité de la ciclosporine pour soigner les malades du sida. De la même façon, Emmanuel Macron aurait-il dû éviter de se rendre dans le bureau de Didier Raoult à Marseille ?
C’était une faute. Mais je ne crois pas qu’il ait apporté une caution à Raoult. Macron l’a fait pour calmer les raoultophiles déchaînés sur les réseaux sociaux. Il s’est sans doute aussi déplacé pour se faire sa propre opinion. Nul doute qu’il a été frappé par l’explosion d’ego et de grossièreté du personnage. Même si on n’est pas un spécialiste en infectiologie, on pouvait voir qu’on était face à un scientifique manquant sérieusement d’humilité…
Aucun des nombreux responsables politiques qui ont défendu Didier Raoult n’a depuis fait de mea culpa…
Tout le monde retient la visite de Macron, qui était un acte fort. Mais je garde le souvenir d’un ministre de la Santé, Olivier Véran, qui s’est refusé à prononcer les mots de condamnation ou de mise au ban qui s’imposaient pourtant contre Raoult. Le laisser-faire a duré trop longtemps, alors qu’il y a eu des comportements et des dérives inacceptables, autant dans les déclarations publiques de Raoult que sur les réseaux sociaux. Je pense que les politiques ne voulaient pas s’aliéner davantage la clique des adorateurs du professeur marseillais.
Le Monde a mis la mémoire de l’eau en Une, L’Express puis Le Point ont offert une chronique à Claude Allègre, Le Nouvel Observateur a consacré une couverture à une étude de Gilles-Eric Séralini sur une supposée toxicité des OGM qui sera largement désavouée… Les médias sont-ils aussi responsables de ces dérives scientifiques ?
Cela montre que nous n’avons pas attendu les chaînes d’information pour surmédiatiser les opinions dissidentes et marginales. La fonction du journaliste, c’est d’essayer de produire des vérités. Mais le modèle économique des médias, c’est de fabriquer de la controverse. Dans ce cadre, le consensus scientifique fait beaucoup moins vendre qu’une polémique scientifique. Au nom du pluralisme, on donne la parole à tout le monde, en mettant au même niveau 99 % des chercheurs qui sont d’accord sur un sujet, et une opinion marginale portée par un scientifique isolé. Ces mécanismes, très présents sur les chaînes d’info, existaient déjà même dans la presse écrite la plus sérieuse. Par ailleurs, le documentaire m’a rappelé la violence des face-à-face entre Claude Allègre et des climatologues comme Jean Jouzel et Valérie Masson-Delmotte dans des émissions de débat de l’époque.
Pendant la crise du Covid-19, il m’est apparu de façon claire que les scientifiques et les journalistes avaient une même fonction dans la société, celle de produire de la connaissance. Le journalisme doit se baser sur la vérification, la validation, la hiérarchisation, ce qui s’apparente à la démarche scientifique. Evidemment, cela ne veut pas dire que la production journalistique a une valeur scientifique. Mais il y a là quelque chose de similaire.
Enfin, il y a un dernier point commun : l’impunité. L’affaire de la ciclosporine n’a pas empêché Philippe Even de connaître une belle carrière universitaire. De même, les journalistes qui ont raconté des bêtises n’en subissent guère les conséquences.
Pensez-vous que nous avons tiré des leçons de la pandémie de Covid-19 ?
Le camp des rationalistes a quand même quelques arguments pour la prochaine crise. Il faut regarder les études avec prudence, se méfier des gourous qui avancent des arguments d’autorité. Mais, si nous sommes vaccinés contre un Didier Raoult, on peut quand même avoir besoin de quelques rappels, d’où ce documentaire…