Le scandale qui fait trembler Patrick Drahi

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Une dette de 60 milliards d’euros menacée par la hausse des taux, des résultats en baisse pour sa filiale SFR et, surtout, une affaire de corruption qui éclabousse la direction : le groupe Altice est plus fragile que jamais.

En temps ordinaire, Patrick Drahi est un grand patron insaisissable. Le propriétaire du groupe Altice (télécoms, médias et câble…) préfère s’abriter dans ses résidences en Suisse ou dans les Antilles, plutôt qu’affronter ses troupes à Paris, Tel-Aviv ou New York. Le milliardaire, qui avait démarré en posant du câble à Cavaillon, est devenu un globe-trotteur aux multiples passeports (français, israélien, christophien…), un amoureux des pays à faible fiscalité et des montages financiers opaques. Pourtant, cet été, il a fait une exception. Deux jours de suite, il a renfilé son uniforme de boss qui tient les manettes bien serrées pour s’expliquer avec ses investisseurs. L’heure est grave : il doit rassurer des financiers qui lui ont prêté une soixantaine de milliards d’euros, dont 23,9 milliards pour ses seules activités françaises.

C’est l’argent des autres qui lui a permis de bâtir en trente ans cet empire aux têtes multiples qui réalise 26 milliards d’euros de chiffre d’affaires (et 2 milliards de bénéfices) : Altice France, qui détient SFR et le groupe de médias BFM, Altice USA, qui est un des leaders du câble outre-Atlantique, ou Altice International qui pilote les réseaux de télécoms au Portugal ou en Israël. Il faut y ajouter des positions en Grande-Bretagne et des sociétés comme Sotheby’s, un des géants du monde des enchères… Un homme puissant donc, mais terriblement endetté.

Sur cette question, Drahi, treizième fortune française selon le classement du magazine « Challenges », a toujours été détendu. Cet ingénieur polytechnicien, né au Maroc il y a près de soixante ans, a démarré sa carrière en rachetant de petits réseaux câblés. Et il est vacciné contre les angoisses : « Je dors beaucoup plus facilement avec 50 milliards d’euros de dette qu’avec les premiers 50 000 francs que j’ai contractés quand j’ai créé mon entreprise en 1991 », avait-il certifié aux sénateurs en 2016. Il s’agissait d’une boutade, bien entendu.

Régulièrement, cette dette étrangle son groupe et l’oblige à faire des pirouettes compliquées. A chaque fois, il s’en sort parce que ses débiteurs n’attendent de lui que deux choses. D’abord un bon rendement sur leurs obligations, et ça, ils l’ont obtenu puisqu’il leur paie des taux d’intérêt bien supérieurs au niveau moyen du marché. Et ensuite se faire rembourser, un jour ou l’autre, leur capital. Ce qui reste encore sujet à caution, et qui supposerait une très bonne gestion de ces entreprises.

Crédibilité est en jeu

Or c’est justement sur ce point que sa crédibilité est en jeu. Depuis un mois, un scandale secoue son empire. La bombe a explosé le 13 juillet au Portugal : après cinq ans d’enquête, la justice locale a arrêté Armando Pereira, un des hommes les plus riches du pays. La police l’avait mis sur écoute en enquêtant sur des malversations dans les droits sportifs. Ces investigations ont débouché sur du très lourd : Pereira, sa famille et ses plus proches amis détournaient une partie des achats faits dans le groupe Altice, tout en fraudant le fisc portugais.

Par exemple, plutôt que d’acheter un équipement pour les réseaux mobiles directement chez leurs fabricants Cisco ou Huawei, Pereira imposait aux équipes d’Altice de passer par une société détenue par des proches, qui empochait un pourcentage au passage. Idem sur les factures des entrepreneurs de travaux publics qui posaient la fibre dans toute l’Europe. Avec ça, des immeubles de la filiale locale Portugal Telecom ont été vendus illégalement.

Le problème pour Drahi, outre les détournements, c’est sa proximité avec Armando Pereira. Les deux hommes travaillent main dans la main depuis trente ans, ils investissent systématiquement en tandem et Drahi lui a confié un rôle essentiel dans leur entreprise : tout ce qui est fournitures ou achats dépend du Portugais. Dès que les coûts dérapent quelque part dans le groupe, Drahi envoie Pereira pour les réduire à la hache, sans état d’âme.

Les sociétés d’Altice y ont gagné une réputation épouvantable avec tous leurs fournisseurs, qui sont régulièrement payés au-delà des délais réglementaires. En retour, elles ont été régulièrement condamnées pour ces abus. Dans ce couple entrepreneurial, Drahi apparaît donc comme le type sympa et Pereira, comme la brute faisant le sale boulot, mais ce sont des inséparables.

« Un choc et une déception »

Désormais, Drahi fait tout pour effacer ce passé, affirmant même que Pereira n’a eu qu’un rôle accessoire dans la gestion d’Altice, qu’il n’était qu’un simple « conseiller » temporaire du président de SFR. « Il n’était pas en charge des achats mondiaux, car il y avait – et il y a toujours – un directeur des achats dans chaque pays », a-t-il soutenu devant ses investisseurs, ajoutant que le Portugais n’était même plus actionnaire direct du groupe, alors qu’en fait il détiendrait toujours un intérêt de 20 % de la holding privée de Drahi, celle qui contrôle tout l’édifice, via des accords confidentiels. Le patron n’a pas voulu les détailler : « C’est personnel. » Il a préféré faire état de sa colère :  Cette affaire a été un choc et une déception, je me sens trahi et trompé. Si les suspicions du fisc se révèlent vraies, cela signifie que ces individus ont agi au détriment des intérêts de l’entreprise, et donc de mes propres intérêts. 

Le dossier « Picoas » (station de métro du quartier des affaires de Lisbonne), son nom de code judiciaire, est donc une catastrophe pour Altice : d’abord parce qu’il a entraîné la suspension d’une quinzaine de cadres dirigeants sur tous les continents. En France, c’est Tatiana Agova-Bregou, membre du comité exécutif, qui est concernée. Son appartement aurait été payé par Pereira, même si elle dément toute activité contestable.

Patrick Drahi estime que les détournements chez Altice France n’impliquent qu’une dizaine de fournisseurs portugais et ne portent que sur 2 % du volume des achats. Pas grand-chose à première vue, sauf que les achats annuels se montent à 8 milliards d’euros et que cela représente quand même 160 millions par an, sur lesquels Pereira prélevait sa dîme. Dans d’autres pays, comme le Portugal, c’est encore plus. A combien se sont monté les malversations financières au fil des ans ? Plus de 800 millions d’euros selon la presse portugaise. A ce niveau-là, on sort de l’escroquerie à la petite semaine. Et une montagne de questions se pose aussi bien pour la justice, que pour les investisseurs.

« Le bon côté, c’est que nous allons pouvoir réduire nos dépenses en changeant nos méthodes et en achetant désormais en direct », a tenté de faire valoir Patrick Drahi à ses créanciers. Evidemment, cette défense ne suffit pas à éteindre les doutes : les financiers continuent à se demander comment le patron pouvait ignorer ce que faisait son associé. C’est manifeste sur les achats de matériel : passer commande à un intermédiaire, plutôt que directement au fabricant, donc à une société qui fait forcément une marge au passage, c’est étrange quand on se targue d’être un grand gestionnaire. « Bien entendu que cela est difficile à croire ! » pense un des analystes financiers qui suit le groupe.

D’autant que les méthodes examinées par la justice portugaise ressemblent à la gestion officielle d’Altice : à plusieurs reprises, Drahi a jonglé entre les sociétés de son groupe, vendant des filiales aux unes ou aux autres, pour dégager des plus-values à son profit. C’est aussi pour cela que le scandale Pereira est devenu « un sujet d’inquiétude pour les investisseurs du groupe, car c’est un sujet de confiance : prêter de l’argent à une entreprise, c’est lui faire confiance. La force d’Altice, c’était d’être un “cost killer”, d’avoir les coûts les plus bas possible, c’était cela qui rassurait les investisseurs, d’où leur trouble quand on leur parle de surfacturations indues », dit Lionel Melka, associé chez Swann Capital.

Des « obligations pourries »

Certes, les créanciers savaient pertinemment qu’ils couraient un risque : les obligations du groupe sont considérées comme des « junk bonds », soit des « obligations pourries » par les agences de notation comme Moody’s. Elles se revendent entre 40 % à 90 % de leur valeur affichée. Le danger est compensé parce qu’elles rapportent un fort taux d’intérêt. Les équipes financières de Drahi jonglent avec ces titres, ne remboursent jamais le capital, préférant émettre de nouvelles obligations dès qu’arrive une échéance. Les dettes du groupe ne baissent donc jamais et les profits dégagés par les entreprises passent en priorité dans ces remboursements et dans les dividendes.

Ce système fonctionnait tant que l’ensemble des taux d’intérêt restaient faibles et la prime de risque limitée : cette période est terminée. Les prochaines grosses échéances, prévues en 2025, seront compliquées à tenir. De plus, personne ne sait exactement quelles garanties Drahi a pu fournir à ses créanciers : « Il est fort possible que ses propres actions soient déjà nanties au profit de certains prêteurs, notamment dans le cadre de la prise de participation dans BT (ex-British Telecom)… », souligne Lionel Melka. Ce qui signifierait que sa fortune professionnelle, soit 10,7 milliards d’euros selon « Challenges », serait purement virtuelle, voire nulle.

Dans cet environnement désespérant, une dernière mauvaise nouvelle est tombée : SFR affiche des résultats en baisse cette année, avec peu d’espoir de reprise. Le magicien qui faisait rêver les financiers a fini par se mettre en danger à force d’être gourmand. Il va être condamné à vendre des morceaux de son empire, avant qu’il ne chute violemment. « Le désendettement est ma seule priorité », a juré Patrick Drahi. Finalement, les dettes peuvent l’empêcher de dormir, comme tout le monde.

Par Claude Soula

Armando Pereira, l’homme qui aimait les voitures

La chute d’Armando Pereira, soupçonné d’avoir détourné des centaines de millions d’euros, fascine le Portugal. Jusqu’alors, l’associé de Patrick Drahi incarnait l’insolente réussite d’un émigré. Selon sa biographie (« le Milliardaire aux pieds nus ») écrite par sa fille unique Gaëlle, celui qui est devenu l’homme le plus riche du Portugal est né dans la « misère », « vêtu de haillons ». Armando, qui est arrivé en France à « 14 ans et demi » avec seulement « 10 euros en poche », a fini par disposer d’un pactole évalué à 1,6 milliard d’euros par le magazine « Challenges ».

Au cours de la perquisition de sa luxueuse demeure bâtie sur un terrain de 15 hectares à Guilhofrei, dans le nord du Portugal, la police a notamment saisi plusieurs voitures de luxe estimées à 20 millions d’euros dont une Bugatti Centodieci d’une valeur de 8 millions d’euros. Le milliardaire avait confié sa passion automobile, lors de l’une de ses très rares interviews, au magazine « Sábado » en 2015, tout en relativisant : « Je me souviens d’où je viens. C’est pour cela que vous ne me verrez jamais arriver au bureau en Porsche»

Les salariés du groupe lui reprochaient néanmoins d’être autoritaire, voire terrifiant, et d’avoir le renvoi facile. Pourtant, avec ses proches, il était généreux. Il a placé son gendre Yossi Benchetrit à la direction des achats d’Altice USA (aujourd’hui écarté de ses fonctions après le scandale). Avec son épouse, celui-ci disposait de deux appartements à New York d’une valeur de 175 millions d’euros.

Selon le « Correio da Manhã » qui cite plusieurs écoutes téléphoniques, les proches de Pereira auraient dû être les heureux bénéficiaires d’un don de plusieurs dizaines de millions d’euros, dissimulés par Armando Pereira dans un fonds d’investissement. Et d’après « Sábado », Armando Pereira a aussi fait de beaux cadeaux à plusieurs femmes, avec qui il entretiendrait des relations intimes : propriétés luxueuses, voiture à 90 000 euros, montre à 30 000 euros… Reste à déterminer d’où provenait tout cet argent.

Laura Salabert