S’appuyer sur le nationaliste Maurice Barrès pour une réconciliation française ?

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L’année dernière, la ville du Puy-en-Velay se déchirait autour d’une petite rue pentue nommée Maurice Barrès. En cause : l’antisémitisme de l’auteur des Déracinés. Dans le Figaro Magazine du 11 août dernier, le député de Seine-et-Marne Les Républicains (LR) et historien de formation Jean-Louis Thiériot en appelle à la Réconciliation nationale par l’entremise de la figure controversée. Drôle d’idée qui a engendré des remous…

« Barrès s’éloigne, mais Barrès nous hante», s’avance l’élu de droite, et d’affirmer : « Exilé avec les grands dévoyés de la plume dans l’enfer des bibliothèques pour les inqualifiables propos qu’il avait tenus durant l’affaire Dreyfus, statufié dans le marbre de l’écrivain patriote, recru des grandeurs d’établissement, Académie ou Chambre des députés, étiqueté nationaliste avec Maurras ou Déroulède, on ne le lit plus guère. Pourtant, quel rôle il joua ! »

De l’esthète au nationaliste

La figure de Maurice Barrès n’est pas d’un seul bloc : le romancier débuta en littérature à l’avant-garde, jusqu’à devenir chef de file des « Décadents ». Dans cette période de l’après-défaite face à la Prusse en 1870 — Maurice Barrès est né en 1862 —, la France est marquée par une rébellion contre les normes esthétiques et morales traditionnelles, une fascination pour le déclin et la décadence, ainsi qu’une exploration profonde des dimensions les plus sombres et intimes de l’âme humaine.

Dans ce contexte, un groupe d’écrivains, d’artistes et de penseurs s’est formé, rejetant les valeurs bourgeoises dominantes et cherchant à rompre avec les conventions littéraires et artistiques. Bien que ses affiliations avec les Décadents aient été plus courtes et moins intenses que celles d’autres figures emblématiques comme Paul Verlaine ou Joris-Karl Huysmans, elles ont été pour Maurice Barrès significatives.

Barrès était notamment attiré par l’individualisme et le culte de la personnalité qui caractérisaient le mouvement : « Il était du parti de la rêverie, de l’enthousiasme, de l’émotion qui ne se décrit ni en équation ni en concept. On l’a dit anarchiste. Il fut en tout cas dandy, esthète, passionné d’art, en lutte contre “les barbares”, les hommes de rimes et de raison qui bridaient sa sensibilité », avance le député.

Son attachement à cette mouvance est particulièrement visible dans sa revue, Les Taches d’encre, qu’il fonde en 1884. Une phase de sa vie relativement brève finalement, avant d’évoluer vers une forme de nationalisme intense et introspectif quand Huysmans se tourna de son côté vers la foi. Les deux abandonnent ainsi les préoccupations purement esthétiques, qui sont une philosophie en soi. L’occasion de rappeler qu’une grande part de tout positionnement politique est toujours tributaire d’une approche esthétique.

Barrès l’enraciné, mais à Paris

Son premier roman, Sous l’œil des barbares, édité en 1888, inaugure la trilogie du « Roman de l’énergie nationale ». Il y déploie son grand concept de « la terre et les morts ».

Jean-Louis Thiériot décrit : « L’enracinement de Barrès, c’est la mémoire des paysages que l’on a parcourus, c’est le souvenir des pères qui ont fait les fils, c’est savoir habiter le monde pour savoir d’où l’on vient et d’où l’on parle, pour “nous sauver d’une anarchie stérile”. »

En résumé : le Travail, famille, patrie bien connu… Mais de mentionner, au crédit de l’auteur mort il y a 100 ans, dans Scènes et doctrines du nationalisme : « Nous ne sommes point une race, mais une nation ; elle continue chaque jour à se faire et, sous peine de nous diminuer, de nous anéantir, nous, individus qu’elle encastre, nous devons la protéger. »

Le député est formel : « Si la distinction entre patriotisme — l’amour des siens — et nationalisme — la haine des autres — a un sens, elle s’applique bien à Barrès. » Et d’en faire l’écrivain du régionalisme face à la centralisation jacobine.

Un écrivain engagé à l’extrême droite

Le Vosgien né en 1862 fut autant un auteur qu’un politicien engagé durant des décennies. Après s’être tenu derrière le général Boulanger lorsque ce dernier faillit atteindre le pouvoir en 1888, il devient député à Nancy en 1889 et 1893. Il est ensuite député de Paris pendant 17 ans, de 1906 à sa mort. La Première Guerre mondiale et ses lendemains le placeront comme un penseur influent du nationalisme français, notamment par sa position de Président de la Ligue des patriotes à partir de 1914.

L’engagé LR Jean-Louis Thiériot rappelle : « Ses obsèques nationales le 8 décembre 1923, en présence du président de la République et du maréchal Foch, escorté par la garde bleu horizon des poilus qu’il avait tant aimés, furent un grand moment de concorde, à l’égal des obsèques d’Hugo et de Zola. Et de De Gaulle à Malraux, en passant par Mauriac ou Senghor, ils furent nombreux, tout au long du XX siècle, à exprimer le tribut intellectuel qu’ils lui devaient. »

Devenu Académicien français à partir de 1906, Maurice Barrès tire une part de sa respectabilité de son art d’écrivain, salué par des figures aussi éloignées que le communiste Louis Aragon ou le royaliste Charles Maurras. Il est également avéré que Maurice Barrès fut un antidreyfusard antisémite, ce que révèlent bon nombre d’articles qu’il rédigea dans les années 1890-1900.

Néanmoins, il évoluera un peu sur cette question, notamment dans son texte Les diverses familles spirituelles de la France, paru en 1917, où il replace les Juifs français dans « le génie national », et rend hommage aux morts juifs de la Grande Guerre. Pour le député LR, « Barrès tentera de mener à bien une œuvre de réconciliation morale. En un temps où n’existait pas la repentance, c’est un post-scriptum, un rectificatif, voire un mea culpa, après tant de haines déversées pendant l’affaire Dreyfus. »

Une figure pour l’avenir ?

S’il ne rejoindra jamais l’Action française, comme le souligne Jean-Louis Thiériot, « malgré de nombreuses tentatives de Charles Maurras », il partage avec le mouvement royaliste beaucoup de points communs, jusqu’à être considéré par certains comme un précurseur intellectuel de ce dernier.

Maurice Barrès défendait un sentiment individuel et l’attachement émotionnel à la nation, tandis que Maurras prônait un nationalisme plus rationaliste et institutionnel, ce qui n’a pas empêché l’écrivain de globalement soutenir le mouvement et ses objectifs, malgré des désaccords ponctuels.

Jean-Louis Thiériot conclut : « Catholiques, royalistes, républicains, socialistes : pour lui, tous les partis peuvent réclamer Jeanne d’Arc. Mais elle les dépasse tous. Nul ne peut la confisquer. C’est autour de sa bannière, que peut s’accomplir aujourd’hui, comme il y a cinq siècles, le miracle de la réconciliation nationale. Dans notre France du XXIe siècle, en voie d’archipélisation, c’est sans doute ce qui est le plus actuel de la France selon Barrès. L’engagement à temps et à contretemps, pour l’unité perdue. »

Une réhabilitation qui choque

Une approche de l’écrivain de la terre et des morts qui laisse perplexe le média Times of Israël qui relève que le député « exalte “la place de Maurice Barrès dans l’édification de notre imaginaire national”, sans trop revenir sur son antisémitisme et son antidreyfusisme ». Et de rappeler précisément une phrase de l’auteur des Déracinés : « Dreyfus est un traître, je le déduis de sa race. »

Cette défense de Maurice Barrès a également fait bondir dans la classe politique : pour la députée Renaissance de la 3e Paris circonscription de Paris, Caroline Yadan, « la tentative de réhabilitation par mon collègue Jean-Louis Thiériot de l’antisémite Maurice Barrès, qui ne peut faire parti de notre “imaginaire national”, est inacceptable et indigne. Quand la Bête immonde renaît de ses cendres, à droite ou à gauche de l’échiquier politique, elle doit être identifiée et faire l’objet des condamnations qui s’imposent. Sans réserve aucune. »