Elle sort de son silence après toute une vie au sujet de la Shoah

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Betty Brenner a réussi à quitter l’ex-Tchécoslovaquie en 1968, à l’époque de la Guerre froide, pour venir se réfugier en Suisse. Mais cette survivante de l’Holocauste n’avait jusqu’à présent presque pas évoqué la première de ses fuites.

Notre premier entretien avec Betty Brenner fut agendé fin 2019, suivi d’un autre plus récemment. Ce premier rendez-vous fut difficile à caler tant son agenda débordait alors. Avec ses yeux encore bien vifs et d’un bleu perçant, elle était restée assise sur son canapé à l’âge de 82 ans.

Voilà bientôt un demi-siècle qu’elle habitait maintenant dans la commune argovienne de Zofingue. «Je me sens très heureuse dans cette jolie petite bourgade», nous avait-elle confié, soulignant entre deux phrases l’importance «de se sentir quelque part chez soi». Car c’est sous la contrainte qu’en août 1968 elle avait dû quitter la ville de Brno, en ex-Tchécoslovaquie, avec sa famille, tandis que les chars soviétiques étouffaient dans l’œuf le Printemps de Prague. Elle, son mari Ernst et leur enfant Tomas, avaient empaqueté fissa leurs affaires, puis avaient traversé la frontière en voiture pour parvenir en Autriche, puis en Suisse.

Sur fond de Guerre froide, une chaîne de solidarité s’était mise en place en Suisse pour venir en aide aux personnes qui fuyaient les pays du bloc de l’Est. «Nous avons été très bien accueillis par ici à ce moment-là», se rappelle-t-elle. Betty Brenner répondait alors volontiers à la population qui la questionnait sur sa vie à l’Est, sur le communisme, sur l’entrée des troupes russes. Mais elle était restée muette en revanche sur une fuite antérieure, plus scabreuse, à travers les monts Veporské en Slovaquie.

«Je m’étais bien gardée d’en parler», avoue-t-elle. Il lui a fallu beaucoup de temps en effet avant qu’elle s’autorise à affronter ce passé, confie-t-elle. Une question n’a cessé de la hanter plus l’âge avançait. Comment aurait-elle pu surmonter pareille épreuve à la place de ses parents?

«Il m’arrive de trembler en songeant à ce qu’ils ont vécu», s’exclame-t-elle aujourd’hui. Enfant, elle n’avait pas compris l’enjeu de cette fuite. Mais elle se souvenait qu’à chaque fois qu’un étranger lui avait demandé son nom, elle s’était sentie empruntée, puisqu’éduquée à ne pas mentir.

Elle avait tout de même dû s’y plier, sa famille ayant décidé d’endosser un jour une autre identité: les Lacković. À sept ans, en faisant de la luge, Betty avait montré une valse-hésitation en répondant à un quidam qui lui demandait son nom. Elle avait dit qu’elle ne savait pas comment elle s’appelait, mais qu’elle allait questionner sa mère. Voyant poindre le danger, son père s’était alors exclamé: «nous devons partir maintenant».

Le choc et l’effroi liés à cette époque se sont révélés à Betty Brenner des années plus tard. En particulier le jour où elle avait compris que cette fuite aurait pu aussi mal se terminer. Mais elle a longtemps hésité à en parler, d’autant que des cauchemars continuaient de la pourchasser.

«Qu’a donc commis… ce vieux juif?»

Betty Brenner a sorti ensuite de ses tiroirs une photographie qui datait de l’été 1944 où l’on voit sa famille poser devant leur maison de Muráň, en ex-Tchécoslovaquie. On y distingue ses parents, Klara et Ladislav Engel, et leurs deux enfants. Au centre, la grand-mère Františka arborait une jupe boutonnée jusqu’au cou. Quant aux enfants, Alžbeta portait des chaussures noires vernies et Ervin avait les bras collés le long du corps.

Ce fut une photo d’adieu. Peu de temps après, sa grand-mère paternelle s’était rendue à Budapest, en Hongrie, pour rendre visite à sa fille. Croyant qu’elle y serait plus en sécurité, le père de Betty s’était dit soulagé. Mais son instinct de survie l’avait trahi et il s’en était voulu toute sa vie. Quelques mois après son arrivée à Budapest, sa mère fut enterrée vivante, victime des Croix fléchées, des fascistes hongrois.

Puis les événements se précipitèrent. Le 18 octobre 1944, alors que les troupes allemandes étaient à bout touchant de Muráň, quelque quatre-vingts personnes s’étaient rassemblées dans la maison familiale des Engel, se demandant que faire. «Nous devons partir», avait dit le père de Betty, commerçant respecté de sa communauté et écouté pour son intelligence. «C’est grâce à lui que nous sommes resté-es en vie».

Les premières heures de cette fuite sont restées ancrées ad aeternam dans sa mémoire. Elle revoit encore la carriole, le cheval qui la tirait, les bagages entassés sur lesquels son grand-père s’était alors assis. Le père de Betty avait suggéré de prendre à ce moment-là la direction de Hronec. C’est là qu’ils abandonnèrent le grand-père qui n’entendait plus bien et dont la vue déclinait. «Il avait presque l’âge que j’ai aujourd’hui».

La fuite s’est poursuivie ensuite à pied au moyen d’un attelage de bœufs. À Hronec, son grand-père avait été dénoncé. Puis la police l’avait repéré, puis expulsé d’un immeuble. Mais le prêtre catholique de la ville avait voulu savoir ce qu’on reprochait à ce vieux juif. C’est alors qu’un villageois se proposa de l’héberger. «Un homme pieux», décrit-elle. «Ce n’était pas des antisémites forcément», poursuit encore Betty Brenner cherchant ses mots. Mais c’est grâce à lui que son aïeul avait survécu.

Un minuscule poisson par jour

L’ultime étape de cette fuite dans l’Europe en guerre remonte à décembre 1944: une cachette dans la forêt. Fait de bouts de bois et de papier goudronné, un abri «couvert de feuillage» leur avait servi cet hiver de camouflage. Betty l’avait baptisé «le bunker». Des réfugiés juifs étaient là, trois membres d’une famille, un couple et Monsieur Smetana.

Se chauffer et cuisiner dans cet abri avait été rendu possible grâce à un poêle. Mais de nuit seulement. Car de jour, le risque était trop grand de se faire repérer «en raison de la fumée». Ondrej, un homme du coin, allait leur livrer parfois de la nourriture. Du pain, du lait, des conserves aussi, en quantités restreintes mais suffisantes pour survivre. Mais un jour, Ondrej n’est plus apparu sans qu’on en comprenne les raisons.

Une nuit, des brigands avaient pris pour cible leur cachette dans la forêt. «Les autochtones étaient au courant que des familles juives étaient cachées dans ces montagnes et que des attaques pouvaient survenir à tout bout de champ», se souvient-elle. Mes ces voleurs s’étaient contentés de montres, d’argent et de la bague en or de sa mère.

Puis la nourriture a commencé à se faire rare. Ne restait plus à se mettre sous la dent que des lentilles, des haricots secs et des patates pourries. «Nous mangions de la soupe faite de neige et nous nous nourrissions avec tout ce qu’on trouvait alors dans la forêt, des feuilles, des racines, des baies séchées». Elle se souvient encore du jour où sa mère avait ouvert la dernière boîte de sardines à l’huile. «Nous devions nous contenter d’un seul de ces petits poissons par jour et par enfant».

Son père, qui était connu pour anticiper les dangers, était parti une fois au cœur de la forêt en quête de nourriture, accompagné ce jour-là par Monsieur Smetana. Beaucoup de neige était tombée et les rayons du soleil éblouissaient la vue sur ce tapis blanc. C’en était trop pour le père de Betty. Monsieur Smetana proposa alors de passer à l’avant-poste.

Mais en revenant à l’abri, son père n’avait pipé mot de cette escapade. Il était parti s’allonger directement sur sa literie de fortune sans rien dire. Sa fille ne l’avait jamais vu dans un tel état désespéré. Et pour cause, un peu plus tôt, Monsieur Smetana venait de marcher sur une mine.

Le 30 mars 1945, la voix de la femme d’Ondrej, Maria, retentit dans cette forêt. «La guerre est terminée», cria-t-elle en tentant de les repérer. Son mari avait été dénoncé, puis déporté dans un camp de travail en Allemagne. Les soldats de la Wehrmacht avaient brûlé leur maison.

À la fin de la guerre, la mère de Betty Brenner ne pesait plus que 35 kilos à peine, son père 39 au plus. Les deux avaient éprouvé toutes les peines à marcher à nouveau normalement, trébuchant. C’est une unité roumaine de l’armée rouge qui avait libéré la région. Croyant bien faire, les soldats avaient cuisiné une goulash pour tout le monde. Mais sous-alimentés, ses parents ne l’avaient supportée et avaient failli mourir.

Cette fuite a été passée ensuite sous silence dans la famille. Personne ne voulait en parler. En revenant à Muráň un jour, les autochtones avaient lancé aux Engel: «Ah, vous êtes revenu-es!», «vous avez de la chance d’avoir survécu». Cela pouvait sonner comme des reproches.

La deuxième fuite à laquelle Betty Brenner fut conviée, celle hors de la Tchécoslovaquie, n’a pas été toute simple non plus. «Un jour, nous sommes arrivés en Suisse sans rien avec pour mission de devoir tout recommencer», se remémore-t-elle. Mais les images qui défilent dans sa tête et hantent régulièrement ses nuits, et avec plus d’acuité aujourd’hui, remontent à la première fuite. Il lui arrive de penser au 13 décembre 1944, jour de l’arrivée dans ce bois alors qu’elle n’avait que sept ans. Dans ses rêves, elle revoit encore son père la porter entre les branches.

Source swissinfo