A Paris, une veillée face aux «voyous et extrémistes» au pouvoir en Israël

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Une centaine de personnes se sont réunies mercredi 26 juillet au soir pour exprimer leur solidarité avec l’opposition à la réforme de la Cour suprême israélienne.

Le rabbin Yeshaya Dalsace n’avait pas choisi le lieu et la date par hasard. Le lieu : l’esplanade David Ben Gourion, sur les quais de Seine, à Paris. La date : le surlendemain de l’adoption par la Knesset, le parlement israélien, de la loi controversée qui limite la possibilité pour la Cour suprême d’invalider une décision du gouvernement. Un jour funeste pour la démocratie israélienne selon ses opposants qui manifestent depuis 30 semaines. Et qui correspond, dans le calendrier hébraïque, au jeûne du «9 Av», qui commémore la destruction des premier et deuxième temples de Jérusalem.

Dans la tradition juive, ce jeûne de 25 heures est précédé de la lecture des lamentations du prophète Jérémie, long poème en prose tissé d’imprécations et de visions lugubres. «Cette année, je ne me voyais pas lire les lamentations entre les quatre murs de ma synagogue, avec une poignée de fidèles. Le lien entre ce texte et ce qui se passe en Israël était trop évident», a expliqué Yeshaya Dalsace, 58 ans. Le leader de la communauté «Massorti» (progressiste) Dorvador a pris l’initiative de ce rassemblement au pied levé, qui a réuni une centaine de personnes, et presque autant de drapeaux israéliens, face au «silence des sages», en Israël comme en France.

L’appel a notamment été relayé par le groupe WhatsApp «Défendre la démocratie israélienne», créé par des émissaires de la «Force Kaplan», le mouvement de protestation le plus vaste de l’histoire d’Israël, qui tire son nom de l’avenue à Tel-Aviv où se tiennent des manifestations monstres depuis janvier. Une bible à la main, Marc-Alain Grumelin confie ainsi n’avoir «quasiment jamais mis les pieds dans une synagogue et encore moins lu les lamentations de Jérémie», mais il a été convaincu par le message du rabbin.

«Démocrature»

«Les sages expliquent la destruction du deuxième temple par la haine interne à la société et par l’extrémisme. Il suffit de regarder la chaîne parlementaire israélienne pour constater le niveau lamentable des débats à la Knesset et la médiocrité des dirigeants actuels. Ben Gourion [le fondateur de l’Etat d’Israël en 1948, ndlr] se retournerait dans sa tombe», a justifié le rabbin Dalsace. Si la réforme peut paraître «technique», c’est en réalité la «première pierre d’un édifice qui va clairement orienter Israël vers une démocrature», comme en Hongrie ou en Turquie, a ajouté cet ancien acteur et journaliste, devenu religieux sur le tard.

A la nuit tombée, enveloppé dans un drapeau israélien, le rabbin a lu les versets en hébreu, en alternance avec la rabbine Delphine Horvilleur. Pendant la lecture, tous deux étaient assis par terre en signe de deuil, comme le veut la coutume. La foule a ensuite entonné la hatikva, l’hymne israélien, faisant se retourner les passants et attirant les vendeurs de boissons à la sauvette comme des papillons de nuit. «Nos pères ont péché : ils ne sont plus, et c’est nous qui portons leurs fautes […] La joie de notre cœur a cessé, notre danse a fait place au deuil». Dans l’histoire juive, a commenté Dalsace, «on a toujours fait le lien entre nos problèmes et nos responsabilités : on n’accuse pas les Romains d’avoir détruit le temple, mais on s’accuse nous-mêmes d’avoir donné aux Romains une occasion de nous détruire».

Or les signes que la coalition au pouvoir, composée «de véritables voyous et d’extrémistes ultranationalistes» à l’image d’Itamar Ben Gvir, le ministre de la Sécurité nationale, ou de Bezalel Smotrich, le ministre des Finances, sont en train de «détruire» le pays sont déjà visibles selon lui : «le secteur de la high-tech s’affole» et accuse une baisse des investissements, la Bourse décroche, «Tsahal est divisé et des milliers de soldats de réserve au plus haut niveau […] déclarent ne plus vouloir assurer la défense de ce qu’ils voient comme un Etat en pleine dérive autoritariste», «les Etats-Unis prennent leurs distances avec leur meilleur allié» au point que le Premier ministre Benyamin Nétanyahou lui-même est persona non grata dans de nombreuses capitales, «les vieilles tensions (réelles ou imaginaires) entre Ashkénazes et Séfarades, entre religieux et laïcs sont cyniquement ressuscitées, exploitées, cultivées» et «pendant ce temps, nos ennemis se frottent les mains, [le chef du Hezbollah libanais] Nasrallah en tête», accuse le rabbin, prenant pour l’occasion des accents prophétiques.

Mobilisation totale

Même si le Conseil représentatif des institutions juives de France a appelé dès mars à «suspendre la réforme», «la plupart des juifs français ne comprennent pas les dangers de cette loi. L’enjeu c’est que le troisième temple ne soit pas détruit !» a commenté l’ex-députée travailliste Emilie Moatti. «Le fanatique, selon Amos Oz, est celui qui ne sait compter que jusqu’à un, qui ne tolère qu’une vérité, un point de vue, une croyance, une façon d’être au monde, analyse la rabbine Delphine Horvilleur. Israël est dans un moment où il doit retrouver une capacité à voir le deux, d’entendre la voix de l’autre. Quel que soit le visage de cet autre : celui qui croit autre chose, qui pratique autrement, l’étranger, le Palestinien, tous les visages de l’autre qu’Israël a besoin de voir».

Pour l’ancien ambassadeur d’Israël en France Daniel Shek, cette initiative est importante car elle montre que l’opposition à la réforme ne concerne pas que les juifs laïcs. «Dans les manifestations en Israël, il y a des laïcs et des religieux, des jeunes et des moins jeunes. Ce qui réunit les gens ici, à Tel-Aviv, à New York ou Sydney, c’est une inquiétude, un attachement à Israël, à un Israël démocratique et juif, et aussi un attachement profond à la tradition juive, qu’elle soit religieuse ou culturelle».

Pour ceux qui ont du mal à comprendre les enjeux de la réforme, le diplomate improvise un cours de droit constitutionnel en deux minutes : en Israël où il n’y a pas de Constitution, une seule chambre, et où le gouvernement émane du Parlement, le seul contre-pouvoir institutionnel est la Cour suprême. «C’est le seul garant contre les excès du gouvernement, et il n’y a pas d’autre recours pour les minorités», ajoute Daniel Shek, alors que cette offensive vise plus largement à remettre en question les droits des femmes, des homosexuels et des Palestiniens en levant tout frein à la colonisation. La bataille est cependant loin d’être terminée : plusieurs recours ont été déposés, notamment par le barreau israélien, pour invalider le texte bridant les pouvoirs de la Cour suprême… auprès de la Cour suprême, rappelle l’ambassadeur. Et ce jeudi soir, une nouvelle manifestation d’ampleur est annoncée en Israël. Son mot d’ordre : «après la destruction du Temple, la destruction de l’Etat».

par Eve Szeftel