Ce jour de 1950 où Barbara prend la clé du chant sur un trottoir de Bruxelles

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Débarquée dans la capitale belge en 1950 alors qu’elle n’a pas 20 ans, Monique Serf tombe dans la marginalité, jusqu’à essayer de se prostituer. C’était sans compter un inconnu dont la rencontre fortuite l’encouragera à revenir à sa vocation de chanteuse.

Elle ne pensait pas en arriver là, Monique, mais ce n’est pas un drame non plus. C’est comme ça, ça n’a pas marché cette histoire de chanson. Et puis il faut bien trouver une solution quand on a faim. Alors Monique a enfilé son vieux manteau gris, ses lunettes où elle ne voit que d’un œil – le verre droit est cassé – et elle est descendue sur le boulevard Anspach. Faire le trottoir. Y a pas de honte à ça. Quand elle est arrivée à Bruxelles, en février 1950, pour tenter sa chance, Monique n’avait pas 20 ans. C’est un vieux cousin, chef d’un orchestre de balalaïkas, qui l’a accueillie les premiers temps. Enfin, il n’a pas été accueillant bien longtemps. Et puis les balalaïkas n’étaient pas la plus lucrative de ses activités. Violent donc, et pas très recommandable. Monique prend la tangente. Elle se retrouve à la rue, pas même majeure, dans une ville qu’elle connaît à peine. Sans compter qu’elle a peur que le cousin la fasse rechercher alors elle se planque. Déjà, dix ans plus tôt, on avait appris à la petite fille juive à se méfier des uniformes…

Là voilà qui traîne, Monique. Qui tombe dans une vie de marginalité. Un hôtel borgne par-ci, où elle abandonnera ses papiers faute de pouvoir payer ; une bonne âme de loin en loin qui lui offre un déjeuner. Mais même si le ventre est souvent creux, il faut marcher toujours, ne jamais rester immobile. «Quelquefois, je croisais des marginaux comme moi qui m’offraient un café, voire un “pistolet”, ce petit pain fourré de salade et de frites à la moutarde. On parlait puis chacun reprenait sa course, repartait de son côté.» C’est comme ça que Monique a apprivoisé Bruxelles, arpentant inlassablement ses places, ses gares et ses rues. Sans savoir vraiment ce qu’elle cherchait, consciente que son rêve de chanson devenait plus fragile à chacun de ses pas. Mais incapable pourtant de lâcher complètement prise. «Qu’est-ce que ça veut dire, 20 ans, si tu crèves devant un désert de portes fermées ?» (1)

«Ce n’est pas le grand malheur ; mais c’est un grand chagrin»

Alors elle craque, racontera-t-elle plus de quarante ans plus tard, elle entre au culot dans un hôtel place du Nord. Un beau, avec dorures, groom et porte à tambour. Et elle demande une chambre. Un vrai lit, un vrai bain. Détonnant sur l’épais tapis de la réception, les chaussures élimées de cette jeune fille sans bagage aux lunettes cassées alertent le portier : il y a peut-être moyen de s’arranger, lui explique-t-il, après tout les palaces ont toujours «besoin de “dames de luxe”, de “femmes divans” chargées du délassement des hommes d’affaires». La proposition ne choque pas Monique plus que ça, mais non merci, pas cette fois, juste une chambre s’il vous plaît.

Jour après jour pourtant, l’ardoise s’allonge. Alors Monique remet son manteau, rechausse ses montures au verre étoilé et descend un soir sur le trottoir du boulevard Anspach. «Ce n’est pas le grand malheur ; mais c’est un grand chagrin.» C’est la preuve qu’elle a échoué : elle ne sera pas chanteuse.

Sur le boulevard, les filles la repèrent rapidement, l’interpellent. Le premier client arrive et elle part en courant. C’est un habitué du boulevard pourtant et la petite nouvelle lui a tapé dans l’œil. Il la rattrape. Elle crie. Il marche à côté d’elle. «Au bout d’un moment, sans méchanceté, il dit doucement : “Je m’appelle Charles Aldoubaram.”»

Et là, tout bascule.

Monique Serf serait-elle devenue Barbara si son premier client n’avait pas été Charles Aldoubaram ? S’il ne l’avait pas emmenée dans une brasserie de la gare du Nord ? S’il ne lui avait pas payé des frites et puis des moules, et puis des frites encore ? S’il ne l’avait pas regardée les dévorer ? S’il ne l’avait pas écoutée raconter ses trois mois d’errance, les balalaïkas, les squats, la fatigue, la solitude et le verre cassé ? «Il est assis en face de moi, Charles Aldoubaram, dans son beau manteau de loden bien au chaud, lunetté d’écaille. Grand, sympathique, teint pâle, souriant.» Les mots se bousculent. Pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un l’écoute. «Je veux chanter», conclut-elle. Il veut la ramener avec lui en France. Il dit qu’il est directeur de casino, qu’il habite une grande maison avec sa femme, qu’ils pourront lui trouver une chambre si elle est discrète quant à ses virées sur le boulevard Anspach. Non merci, pas cette fois, «je veux chanter». Alors il lui donne de l’argent, de quoi payer l’hôtel d’abord, de quoi réparer ses lunettes ensuite, de quoi voir venir un peu aussi. Et puis son numéro de téléphone à Paris. Elle paiera l’hôtel, fera réparer les lunettes. Elle n’appellera pas.

Ils n’auront partagé qu’une soirée donc, attablés devant des frites dans la brasserie d’une gare bruxelloise à l’été 1950, mais Charles Aldoubaram est le premier ange gardien de Barbara. La main secourable qui l’a empêchée de sombrer. Il lui en faudra quelques autres, en plus d’une détermination sans faille et de la certitude qu’elle était faite pour chanter, pour que Monique devienne Barbara. Mais sans Charles Aldoubaram, sans son oreille attentive, son regard doux et les quelques billets qu’il lui a laissés, le reste ne serait que littérature. Ils ne se reverront jamais.

«Il y a trois métiers qui se ressemblent»

L’histoire est presque trop belle et les biographes de la chanteuse ne la reprennent qu’avec précaution. On ne sait rien d’autre de Charles Aldoubaram que ce qu’en dit Barbara elle-même dans une autobiographie rédigée plus de quarante ans après les faits. La mémoire s’est peut-être un peu embrumée et le souvenir de la brasserie de la gare du Nord, passé au tamis des années et d’une carrière si intense, a peut-être été un peu enjolivé par le temps. Mais oui, Barbara a frôlé la prostitution, sans drame et sans honte, et si elle n’avait pas croisé Aldoubaram, elle serait peut-être devenue, «quel beau métier», l’une de ces «petites sœurs d’amour qui, infatigables, [vont] de nuit et de jour» qu’elle décrit avec tendresse, et aussi beaucoup de naïveté, dans Hop-là, une des nombreuses chansons où Barbara affiche sa fascination sincère pour le métier de prostituée («J’ai des jambes qui me portent, me rapportent»). Sur le disque où elle chante Brassens, en 1960, récompensé par l’Académie Charles-Cros, elle reprenait déjà, évidemment, la Complainte des filles de joie, sans craindre de la transposer à la première personne. Et quand, en 1969, elle arrête les récitals pour se lancer l’année suivante dans l’aventure de la comédie musicale, le personnage que lui écrit Remo Forlani pour Madame n’est autre que celui d’une tenancière de bordel à la dérive qui s’attribue par amour les meurtres commis par un autre. Et qui chante la gloire de ses «jolies putes vraiment» et de son «vraiment bien beau bordel, même qu’à Dakar, […] ils n’en avaient pas de pareils» (2). Elle l’avait théorisé quelques mois plus tôt dans une interview à la Tribune de Genève en février 1968 : «Je dis qu’il y a trois métiers qui se ressemblent : la scène, la religion et la prostitution.»

Mais dans le répertoire de Barbara, nulle autre chanson que Monsieur Victor n’exprime aussi clairement ce sentiment qu’après tout, sans cette obsession de la chanson qui la tenait aux tripes, la prostitution aurait aussi bien pu être l’issue de l’échappée belge de la jeune Monique.

Quand, en 1951, elle veut rentrer à Paris, c’est dans les sièges de cuir noir du coupé Chrysler de Monsieur Victor que se retrouvera l’aspirante chanteuse. «Je suis vêtue d’une salopette verte, chaussée de grosses bottes lourdes : c’est là toute ma richesse.» Une voiture s’arrête à ses côtés, elle confesse au chauffeur de hasard qui la prend à son bord qu’elle a abandonné ses papiers en déménageant à la cloche de bois de la chambre pouilleuse d’une pension malfamée. «On contournera la frontière», répond-il dans la chanson qu’elle enregistrera en 1980 pour raconter l’histoire. Car oui, Monsieur Victor, «tatoué jusqu’au cou, depuis le dos des mains jusqu’en haut de ses bras brunis», a de la ressource : il est proxénète. Lui aussi paye à Barbara une omelette et un café chaud. Et comme il vient de «virer sa régulière», si elle voulait… «Laisse-moi m’occuper de toi, t’auras plus jamais faim.» (1) Dans le texte officiel de la chanson, Barbara élude : «Monsieur Victor, vous aviez un cœur d’or mais j’avais en moi la folie de chanter.» Quand elle la chantera sur scène pour la dernière fois, dans son enregistrement au théâtre du Châtelet, en décembre 1993, elle modifie pourtant légèrement les paroles, qui deviennent, dans le souffle parlé qui caractérise ses dernières années : «Victor, Victor, Victor, j’aurais dit oui, peut-être, mais moi ma vie, ma vie, c’est de chanter.» J’aurais dit oui, peut-être… mais il y avait la chanson qui m’attendait.

«Vous aviez raison – stop – Bravo – stop»

Ce dialogue est tellement proche de celui qu’elle raconte avoir eu l’année précédente avec Charles Aldoubaram qu’on ne peut s’empêcher de penser que les deux figures, si différentes soient-elles, se mêlent dans la chanson. Le même repas dans une brasserie ou une auberge (des moules, une omelette), la même main tendue par un inconnu dans un contexte où la prostitution apparaît comme une solution. Et la même réponse. Non merci, vraiment, sincèrement désolée, mais je veux chanter…

Comme toute histoire se doit d’avoir un épilogue, celle-ci en a un qui prend place une vingtaine d’années plus tard. Barbara triomphe alors à l’Olympia. Pourtant les années de vache enragée avaient continué à Paris. Avant de mettre le pied sur la scène de petits cabarets ; avant de s’installer à l’Ecluse en 1958 où elle devient la Chanteuse de minuit ; avant d’enregistrer ses premiers 45-tours, d’abord confidentiels ; avant d’écrire Dis, quand reviendras-tu ? qui transformera l’interprète en autrice ; avant de se rendre à Göttingen éprouver une notoriété naissante ; avant de connaître enfin le succès, elle aura dû encore essuyer des verres dans les arrière-cuisines et les moues des programmateurs de la rive gauche, sans pour autant toucher le fond comme durant les quelques mois d’errance bruxelloise. Mais cette fois ça y est, le tout-Paris se presse boulevard des Capucines. De retour dans sa loge, au milieu des hommages, est livrée une brassée de fleurs, accompagnée de ces quelques mots, venus conclure des années plus tard la conversation de la brasserie de la gare du Nord : «Vous aviez raison – stop – Bravo – stop – Aldoubaram.»

«Je n’ai pas osé le revoir ; c’était stupide. Je le regrette aujourd’hui», écrira Barbara quelques mois avant sa mort. Sans Charles Aldoubaram, le nom de Barbara se serait-il jamais affiché en lettres rouges au fronton de l’Olympia ?

(1) Dans sa chanson Monsieur Victor.

(2) Dans De jolies putes. Les citations entre guillemets qui ne sont pas des extraits de chansons sont issues de l’autobiographie de Barbara, Il était un piano noir… (Fayard, 1998).

par Michel Becquembois