Mort de Milan Kundera, sa dernière plaisanterie

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Né à Brno en 1929, l’immense auteur de « l’Insoutenable Légèreté de l’être » vient de disparaître à l’âge de 94 ans. Il vivait en France depuis 1975, et avait pris la nationalité française en 1981.

« Vous pensez que la destruction du monde est pour bientôt ? » demande Philip Roth à Milan Kundera sur ce ton d’insoutenable légèreté qu’ils avaient en commun. C’est à Londres qu’ils se rencontrent. L’auteur de « Portnoy » s’était pris de passion, dans les années 1970, pour la littérature tchèque. Il avait lu, sur manuscrit, la traduction anglaise du « Livre du rire et de l’oubli ». Et il allait tous les ans visiter ses amis pragois, au printemps, au point d’attirer sur lui l’attention de la police secrète. Les voici donc qui discutent, à bâtons rompus, de la fin du monde. « Tout dépend de ce que vous entendez par bientôt », répond Kundera. « Demain ou après-demain », poursuit Roth, blagueur. « L’idée que le monde court à sa perte ne date pas d’hier », rétorque Kundera. Roth en conclut qu’il n’y a pas de raison de s’en faire. « Si, au contraire », nuance l’écrivain tchèque qui vit depuis quelques années en France. « Pour qu’une peur habite l’esprit humain depuis les âges les plus reculés, il faut bien qu’elle ait un fondement. »

Milan Kundera pouvait douter de tout mais pas de la fin du monde. Car elle n’était pas pour demain, comme le suggérait naïvement son collègue du New Jersey. Elle avait déjà eu lieu tant de fois, dans cette Europe centrale dont il était l’enfant, cette Europe brisée de l’entre-deux-guerres. Kundera naît à Brno, capitale de la Moravie, le 1er avril 1929. Sa mère est musicienne (elle travaille au conservatoire municipal de la ville). Son père est pianiste, ami de Leos Janacek, il enseigne aussi au conservatoire. « Mon père était malheureux, a raconté Milan, parce qu’il s’est consacré à interpréter la musique moderne de l’époque, Stravinsky, Schönberg, Janacek, etc. Et lorsqu’il jouait cette musique difficile, les salles étaient vides. Cela a créé en moi une passion pour mon père, pour la musique moderne et pour l’art moderne en général, cet art à contre-courant des conventions. 

Kundera prend des cours de piano, joue volontiers du jazz. Tout au long de la guerre, il fréquente le lycée de son quartier, à Brno. Il apprend l’allemand puis le russe, s’inscrit à un cours de boxe (son impressionnante carrure). Il écrit de la poésie. C’est la fin de la guerre. En 1947, il adhère au Parti communiste.

Pour Kundera, le temps est venu de « la grande foi collective ». Il prend pendant un an des cours de littérature à la faculté des Arts de l’université Charles, à Prague, puis décide de se consacrer à l’apprentissage de la mise en scène, et s’inscrit à la Famu, l’école supérieure de cinéma de Prague. Mais c’est la politique qui le passionne surtout.

« Le communisme m’a captivé »

Jamais très disert quant à sa biographie, Kundera confiait pourtant, en 1984, qu’il avait lu Marx à 16 ans. « Le communisme m’a captivé autant que Stravinsky, Picasso et le surréalisme. Il promettait une grande et miraculeuse métamorphose, un monde complètement nouveau et différent. » Kundera a décrit, dans certains de ses romans, cette liesse collective. Ces grandes tirades prononcées avec un enthousiasme qu’il critiquera plus tard, dans des réunions où l’on s’adonne volontiers au jeu de la dénonciation. S’y est-il prêté comme beaucoup d’autres ? En 2008, un magazine tchèque, « Respekt », exhume des archives de la police tchèque un document semblant indiquer que Kundera aurait dénoncé l’un de ses camarades, Miroslav Dvoracek, qui sera condamné à vingt-deux ans de prison. L’affaire fait grand bruit. Plusieurs écrivains de renom (Orhan Pamuk, Philip Roth, Salman Rushdie, Carlos Fuentes) volent à son secours, tout comme l’ancien président Václav Havel. Kundera nie.

En 1948, il est exclu du Parti. Pendant quelques mois, c’est une vie de bourlingue, où il joue de la trompette dans un orchestre de jazz, et où, le soir, aux ouvriers du dortoir, il lit Rabelais en tchèque, les aventures de Pantagruel qu’ils finissent par connaître par cœur. Il publie son premier recueil de poésie, « l’Homme, ce vaste jardin », en 1953. Voici qu’on lui rend, en 1956, sa carte du Parti. Tout au long de ces années terribles, où la Tchécoslovaquie, d’emprisonnements arbitraires en pendaisons d’opposants, rentre peu à peu dans le rang stalinien, Kundera parvient à narguer les autorités, mais pas trop. Comme s’il avait réussi à être, à la fois, in et off. Période de jeu avec le feu, de contestation à bas bruit, de danse avec les loups du Parti : en 1957, il publie un nouveau recueil de poèmes, sur le thème de l’amour, que les censeurs jugent « intolérablement cyniques ». En 1967, lorsqu’il soumet le manuscrit de « la Plaisanterie », l’écrivain frôle encore l’interdiction. Kundera, ou le coup de poker permanent.

Et puis soudain, le carré d’as. A la faveur d’un relatif dégel, le roman est publié en Tchécoslovaquie et connaît un succès sans précédent (120 000 exemplaires vendus). Tout le pays s’enthousiasme pour les aventures de Ludvík, ce militant exclu du Parti, de Jaroslav et d’Helena. Juin 1967. Il prend la parole au Congrès des Ecrivains tchécoslovaques. Dans un discours retentissant, il rue dans les brancards communistes, prône un nouvel âge, dénonce les censures et les interdictions. Contrairement à certains de ses confrères, qui sont exclus à nouveau, son éloge de la liberté de penser lui vaut seulement un blâme. Du reste, il s’en fout : il a rencontré une jolie présentatrice de la télévision. Le 30 septembre 1967, Kundera se marie avec Vera Hrabankova. Elle sera sa femme et plus pour le restant de ses jours : sa secrétaire, son bouclier, son infirmière, sa fidèle des fidèles.

Arrive le printemps de Prague. Sa vie devient un roman. Il est la nouvelle étoile de la littérature tchèque. On l’écoute, on le lit. Kundera a clairement choisi son camp. Et il possède de nouvelles armes, qui sont celles de la fiction. Imaginez Diderot au pays des Soviets. Il préfère les Lumières à l’ombre, l’ironie à l’idéologie. Il milite contre la langue de bois, et invente un style tout neuf, où il marie l’amour et la politique, l’art et le libertinage. Chamfort et Laclos sur fond de réunions du Parti et d’interrogatoires de la police. Il commente ses histoires tandis qu’il les raconte, intervenant sans cesse, analysant les situations, s’interrogeant sur leurs causes, glosant sur leurs effets. Il cite Goethe et Stendhal, multiplie les références, Rimbaud, Cervantès, Cyrano. Vous croyez rouler sur une départementale en compagnie d’Agnès, dans « l’Immortalité » ? Mais non, c’est bien Milan qui parle, assis sur le siège passager : « Vivre, il n’y a là aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est bonheur. Etre : se transformer en fontaine, en vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède. »

Cap sur la France

Kundera est un pessimiste solaire, un atrabilaire combatif. Sa bête noire : le kitsch. Qu’est-ce que le kitsch au pays de Kundera ? C’est l’affirmation d’une certitude, la négation du doute, le renoncement au questionnement. « Au royaume du kitsch totalitaire, écrit Kundera dans “l’Insoutenable Légèreté de l’être”, les réponses sont données d’avance et excluent toute question nouvelle. Il en découle que le véritable adversaire du kitsch totalitaire, c’est l’homme qui interroge. » Car le kitsch, pour Kundera, n’est pas juste affaire de mauvais goût. C’est, comme le disait Godard des travellings, une question de morale : « Il y a, explique-t-il dans “l’Art du roman”, l’attitude kitsch. Le comportement kitsch. Le besoin du kitsch de l’homme-kitsch : c’est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue. » Le kitsch, c’est la boursouflure sentimentale. L’automatisme de la pensée creuse. Le selfie autoliké. Chat GPT.

« Je n’ai jamais été agacé par les romans policiers d’Agatha Christie ! En revanche, Tchaïkovski, Rachmaninov, Horowitz au piano, les grands films hollywoodiens, “Kramer contre Kramer”, “le Docteur Jivago” (ô pauvre Pasternak !), c’est ce que je déteste, profondément, sincèrement. » Légèreté, donc, et pas lourdeur. Et pas lyrisme facile, pleurnicherie caractérisée. Légèreté de l’être, bien sûr, mais pas uniquement. Depuis le temps qu’il en a fait son mot fétiche, son plat signature, sa marque de fabrique. Presque son œuf Kinder. Dans « la Plaisanterie », par exemple :  Je marchais sur ces pavés poussiéreux et je sentais la lourde légèreté du vide qui pesait sur ma vie. 

Corneille battu, et son « obscure clarté » ! Mais légèreté aussi dans « La vie est ailleurs », « la Valse aux adieux », « le Livre du rire et de l’oubli » (« l’effroyable pesanteur de la légèreté »).

Sauf que les chars russes, etc. 1968. Les tanks ont eu raison de ses rêves de vie en apesanteur et d’ennuagement du moi. Il faut partir. Cap sur la Franceà l’invitation de Gallimard, éditeur de la traduction française de « la Plaisanterie ». Aragon en a rédigé la préface, présentant abusivement le roman comme un texte « idéologique ». Quelle ironie ! A peine échappé du bloc de l’Est, Kundera est embrigadé par Aragon, la boule à facettes de la littérature française, l’écrivain kitsch par excellence. « J’ai toujours pensé que j’avais écrit un roman d’amour. Malheureusement, il est considéré comme un roman politique », se plaint Milan.

L’écrivain rentre à Prague mais, dès l’année suivante, il est interdit de cours et de publication. Au fil des années, sa situation empire. Il continue d’écrire en secret « La vie est ailleurs » que les éditions Gallimard publient en 1973. En 1975, c’est le début de l’exil. A l’invitation de l’université de Rennes, il devient professeur de littérature comparée, avec la bénédiction providentielle des autorités tchèques. Après un long séjour en Bretagne, Milan et Vera s’installent finalement à Paris où l’écrivain intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales.

A la fin des années 1980, alors qu’il vient de se voir déchu de sa nationalité tchèque (« par les Russes », dit-il), il s’attelle à l’écriture de son best-seller, « l’Insoutenable Légèreté de l’être », qui paraît en 1984. C’est la compilation de tous les grands thèmes qui lui sont chers dans une forme polyphonique qu’il avait expérimentée dans « le Livre du rire et de l’oubli ». « Que choisir, écrit Kundera au début du livre, la pesanteur ou la légèreté ?  » Le tchèque ou le français (il écrira ses derniers livres directement dans notre langue) ? Kundera un ou Kundera deux ? François Mitterrand décidera pour lui, qui l’adoube en 1981. Tu seras français, mon fils.

Au diable l’époque ?

On découvre donc, au JT de 20 heures, cet homme bien bâti, ce regard rieur qui a courageusement défié les censeurs et les apparatchiks. Français, lui ? Avec l’accent qu’il se traîne ?, pense le spectateur lambda. Mais oui. D’ailleurs, Pivot l’invite sur le plateau d’« Apostrophes », ce qui est une manière de tampon sur un passeport. Bonheur de voir Kundera s’exprimer avec cet accent de l’Est qui ne disparaît pas au fil des années. Il faut l’entendre expliquer, devant un Pivot réjoui, que son œuvre est placée sous le double signe de la « fantaisie onirique, déchaînée, irresponsable » et de « l’analyse froide, la description cruelle de la réalité ». La discussion bifurque sur l’amour. Le sexe, sur fond de printemps de Prague. Comment faut-il aimer ? A la manière légère, passionnée, romantique ? Kundera explore justement, au fil de « l’Insoutenable Légèreté », les infinies variations du désir de l’autre, qui sont autant de variations d’une réflexion sur ce désir. Tomas, Tereza, Sabina. Tomas le libertin, qui vit l’amour au pluriel quand Tereza, sa femme, fuit les rapports sexuels. Quant à Sabina, elle préfère l’éparpillement à l’attachement. La vie, cette éternelle plaisanterie.

Taslima Nasreen, dans une contribution à « l’Obs » du 10 avril 2014, s’insurgeait contre la vision réductrice de Milan : « Cette représentation caricaturale des femmes par Kundera m’attriste profondément. Et pourtant, malgré ma consternation, ses histoires m’entraînent dans un monde qui m’est à la fois connu et inconnu. Et ce monde m’intrigue. » Misogyne, Milan K. ? On tremble à l’idée qu’il soit relu aujourd’hui dans la lumière hivernale de la morale égalitaire. Une morale que Kundera n’aurait pas manqué d’analyser comme le dernier avatar de cette pensée kitsch qu’il avait en horreur.

Mais qu’en sait-on, au fait ? En 1984, chez Pivot, il fait sa dernière apparition à la télévision. Allez, encore un entretien, un des derniers avant de fermer définitivement le rideau. C’est avec Antoine de Gaudemar. C’est toujours en 1984, mais on croirait qu’il décrit, avec une prescience extraordinaire, notre vie d’aujourd’hui : « L’esprit des médias est contraire à celui de la culture, telle du moins que l’Europe des temps modernes la connaît : la culture est basée sur l’individu, les médias mènent vers l’uniformité ; la culture éclaire la complexité des choses, les médias les simplifient ; la culture n’est qu’une longue interrogation, les médias ont une réponse à tout ; la culture est la gardienne de la mémoire, les médias sont chasseurs de l’actualité. »

Pourquoi Kundera a-t-il décidé de se taire ? Il vient de le dire. Mais c’est aussi parce qu’il ne voit pas d’un très bon œil qu’on évalue son œuvre à l’aune de sa biographie. Idem pour les références historiques. « Pour comprendre vos romans, est-il important de comprendre l’histoire de la Tchécoslovaquie ? » Sa réponse, dans « l’Art du roman » : « Non. Tout ce qu’il faut en savoir, le roman le dit lui-même. » Retour à l’envoyeur. Retour aussi, d’ailleurs, de ses livres à Brno, selon les dernières volontés de l’auteur. Les 3 000 ouvrages de sa bibliothèque parisienne ont été confiés à une toute nouvelle institution, consacrée à l’œuvre de Kundera. Selon l’AFP, c’est son vieil ami Philip Roth, en rêve, qui en aurait soufflé l’idée à Milan.

« Au diable la peinture de l’époque ! », expliquait Kundera encore. Au diable l’époque ? Car Kundera a vécu, sans doute, la fin de la sienne. Nos années Insta, nos années Covid, nos années global warming, ce n’était pas son monde et ce n’était pas son histoire. Kundera a choisi de disparaître, comme l’huître dans sa coquille, comme l’écrivain dans son œuvre pléiadisée par les éditions Gallimard. Pas besoin de frotter les deux volumes pour faire surgir le génie de sa lampe merveilleuse. Il suffit de le lire.

« La fin, disait Kundera, ce n’est pas une explosion apocalyptique. Peut-être n’y a-t-il rien de plus paisible que la fin. » Philip Roth ne la voyait pas venir, mais Kundera, oui. Ils allaient mourir, tous les deux. N’est-ce pas ce qui se passe toujours avec les grands écrivains ? Mais qu’est-ce qu’on laisse alors ? Quel souvenir, quelle trace, s’il en est une, après qu’on a tant écrit ? Kundera y avait réfléchi. Mais sa réponse va vous surprendre. Ultime plaisanterie ? Comme s’il avait laissé, pour une fois, l’ironie à l’extérieur du ring. Comme s’il cachait, depuis le début, l’âme d’un écrivain sentimental : « Si, jadis, l’Histoire avançait beaucoup plus lentement que la vie humaine, aujourd’hui c’est elle qui va plus vite, qui court, qui échappe à l’homme, si bien que la continuité et l’identité d’une vie risquent de se briser. Ainsi le romancier ressent-il le besoin de garder à côté de notre façon de vivre le souvenir de celle, timide, à demi oubliée, de nos prédécesseurs. »

Bio Express

Né à Brno le 1er avril 1929, Milan Kundera, enfant unique, il étudie la musique, la littérature et le cinéma. Après s’être exilé en France, il devient français en 1981. Il est l’auteur d’une dizaine de romans et de plusieurs essais, qui lui ont valu de nombreux prix littéraires, dont le prix Franz-Kafka en 2020.

Par Didier Jacob