Bob Dylan en légende grisante à Montreux

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Le chanteur iconique de 82 ans se produisait en Suisse samedi dans le cadre de sa dernière tournée mondiale. Cent minute de plongée totale et sans interférence dans la musique éternelle et imprévisible du dylanisme.

Interdiction de filmer. Monsieur Dylan ne veut pas voir une seule lueur d’écran allumé. On le comprend, on s’enthousiasme du fait que des start-up se soient lancées dans le seul but de rendre possible, à l’aide d’un dispositif simple comme une chaussette sous scellé, cette exigence amenée à se développer dans le futur – à l’exception bien sûr des concerts spécifiquement conçus pour être illico captés-commentés-essorés dans les machines à sous que sont TikTok et consorts. Caprice luddite, peut être, un peu, surtout mission désespérée comme seul un sacré boomer ou un avant-gardiste de deux générations plus tard (on prédit qu’ils arrivent) pour rendre à l’humanité, de manière circonscrite dans l’espace et le temps, des espaces «phone-free» ou, dans le cadre d’un événement culturel, forcer le public à se consacrer intégralement à l’instant présent.

Moment précieux, concert unique, public privilégié – la capacité de l’Auditorium Stravinski limitée à quelques 1 500 places assises, vendues au prix de 365 francs suisse, soit 373 euros : tout était fait pour faire de ce concert de Bob Dylan à Montreux (son quatrième passage au festival de jazz, selon un collègue) un show d’exception. Mais outre l’exclusivité sur le territoire suisse, Dylan et son band n’ont rien offert de plus qu’ailleurs sur ce «Rough and Rowdy Ways World Tour,», passés récemment à l’Arena du Pays d’Aix ou à l’Amphithéâtre 3 000 de Lyon (deux fois). Réglés «comme un coucou suisse» (dixit nos confrères helvétiques du Matin), les six pépères, dont les intimes Bob Britt (guitares), Doug Lancio (guitares) et Tony Garnier (basse), ont joué entre 20h30 et 22h15 pétantes très précisément ce qu’on attendait d’eux, tracklisting, décor, cacophonie compris.

Taillé dans le dur du dylanisme

Soit donc le dernier album studio de chansons originales de l’Américain, 82 ans et une santé excellente, joué en quasi-intégralité (pas de Murder Most Foul) avec, insérées, entre les couches, un tiers de chansons rares, méconnues, éventuellement rendues cultes par les analyses et les années. Dont l’ambivalente When I Paint My Masterpiece, écrite-composée à l’orée des seventies, offerte à The Band dans la foulée des sessions Basement Tapes et jamais sortie jusqu’à l’anthologie Another Self Portrait (2013) ; ou Watch the River Flow, merveille absolue de blues rocailleux produite et cojouée au piano par Leon Russell et sortie en single 1971 avant d’atterrir sur le très zarbi Greatest Hits vol. II sorti la même année.

Bref, un récital taillé dans le dur du dylanisme, avec une nette inflexion religieuse (sans même évoquer l’épaisseur liturgique de Rough and Rowdy Ways, on a dénombré deux chansons de sa période Born Again chrétien, Every Grain of Sand et Gotta Serve Somebody) et une reprise (il a pris l’habitude d’en jouer une par soir sur la tournée) de Not Fade Away de Buddy Holly, dans une version proche de la version du Grateful Dead – chez Dylan, les hommages sont généralement allusifs, parfois circonvolus, et souvent feuilletés.

Pourtant, on trouve peu de cérémonials moins solennels dans la grande parade des shows des survivants du boomer rock que les concerts du Dylan tardif. L’homme ayant sublimé son imprévisibilité légendaire et son oblicité en un art obstinément hirsute et déroutant, on ne se «pose» et se repose jamais à ses shows, quand bien même on aurait le tracklisting à l’avance et on le suivrait de ville en ville pour être bien certain de ne rater aucune miette de ses soubresauts. Etabli et partiellement dissimulé derrière un imposant piano à queue installé face au public, Dylan interprète moins qu’il ne convulse ses chansons (imaginons que le verbe «convulser» soit transitif), dans le micro et sur cet instrument qu’il se refuse à jouer correctement depuis plus de soixante-dix ans. Assis, un peu, debout, souvent, Dylan ne tient pas en place, le nez dans le guidon, l’improvisation et le temps présent, imposant à son groupe, qui en a l’habitude (surtout Bob Britt, qui le suit en qualité de directeur musical depuis les années 90) de dévier en permanence de la route, tronquant ici une mesure, en ajoutant une, ou deux, ou trois là, érigeant les fausses notes en déviation, éclaboussant le son d’un groupe dont on perçoit aisément quel genre de soupe blues rock impeccable il nous donnerait à entendre s’il accompagnait n’importe quel autre musicien sur la planète. Mais non, Dylan, en gourou de la combustion perpétuelle, perpétue, ravive même, ce doux et fou chaos intronisé depuis ce beau jour de 1965, au festival de Newport, quand il s’est montré sur une scène entouré d’un groupe électrique pour la première fois, imposant un tel niveau de stress, d’imprévu et de décibels que personne ne sait dire, soixante ans plus tard (à trois semaines près, on en fêtait d’ailleurs l’anniversaire) s’il était dû à la volonté révolutionnaire du boho folkie en transition ou au fait qu’il n’en contrôlait rien par amateurisme et inexpérience totale.

Au bord de l’implosion perpétuelle

En 2023, il précipite tout, réarrange et muscle même les balades (Mother of MusesI’ve Made Up My Mind to Give Myself to You), percute tous les phrasés, les ramenant à des interjections bousculées en début de mesure, coince ses chansons les plus feutres dans les cases de rythmes hachés, étonnants, pas toujours adaptés de rhythm’n’blues grinçant (le batteur, Jerry Pentecost, excellent), qui entraîne parfois le public à gigoter sur ses chaises voire à taper dans ses mains, mais jamais aussi longtemps qu’il ne l’avait sans doute fantasmé, Dylan éclaboussant au piano façon Pollock – ou gros cochon – les grooves dès qu’il le peut, c’est-à-dire à chaque fois que pointe son nez l’éclair de la stabilité, ou de la normalité.

«Where we come from, everybody plays this kind of music», s’autorise le chanteur pendant une pause, rare et minuscule, et on l’a pris comme une provocation délicieuse, pour la raison que personne, précisement, ne joue ni n’a joué cette musique nulle part, en Amérique du Nord ou ailleurs. Parce que Dylan est plus seul que jamais dans le monde, parmi ceux de sa génération comme ceux des suivantes, seul à croire si passionnément, et à répandre la bonne parole de cette musique au bord de l’implosion perpétuelle, ignorante du poids et des années et de son statut énorme, dont la plupart attendent avec impatience qu’elle rejoigne au plus vite l’histoire avec sa grande hache et le musée. Dylan, plus que son existence de survivant, de Nobel, de vestige, croit en la musique telle qu’elle existe plus puissamment que dans n’importe quelle autre forme à ses yeux, dans la précipitation de l’instant présent. A la fin d’Every Grain of Sand, chanson de fin de route parmi les plus poignantes de son œuvre, on a pensé à un chapitre de sa Philosophie de la chanson moderne, son troisième livre publié cet hiver, dans lequel il dissèque Where of When du coroner Dion avec ses Belmonts. Une «chanson de réincarnation» selon sa définition, sur la manière dont le temps passe, et ne passe pas, dans la musique. «La chanson est composée de temps mais aussi intemporelle ; elle est une chose par laquelle se constituer des souvenirs, et le souvenir lui-même. Même si on n’y pense jamais en ces termes, la musique est sculptée dans le temps de la même manière qu’un sculpteur ou un soudeur travaille dans l’espace physique. La musique transcende le temps en y habitant, tout comme la réincarnation nous permet de transcender la vie en la vivant, encore et encore.» On y a pensé en mesurant notre chance : personne, ailleurs dans l’espace et le temps, n’entendra plus jamais ces quelques 100 minutes de musique éternelle, circonscrite à tout jamais dans l’éternité d’un moment.

par Olivier Lamm