Mademoiselle, par Eliette Abecassis

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Tout à l’heure, lorsque vous êtes partie précipitamment sans laisser de trace après notre rencontre fortuite sur ce banc, j’ai oublié de vous dire une chose : nous allons passer les soixante prochaines années ensemble.

Nous allons nous revoir ici même, nous allons sortir ensemble, aller au bal, au restaurant, au jardin, au musée et chez vos parents que vous me présenterez et à qui je rendrai grâce de vous avoir faite, nous voudrons voyager, nous serons vite fiancés, nous allons nous marier à Cabourg, dans ce bel hôtel qui surplombe la mer et que nous aimerons car il aura été le lieu de notre tout premier baiser. Vous porterez une robe de dentelle blanche qui serrera votre taille et mon cœur. Vous me regarderez avec vos yeux profonds et tristes qui plongeront dans les miens au point d’en faire couler des larmes d’enfant ; et en vous regardant, j’oublierai tout, de ce passé qui nous a esquintés, de ce monde atroce qu’on nous a légué. Je penserai à vous et je panserai mes plaies.

Nous irons en voyage de noces à Naples et à Capri, et, sous un ciel étoilé, je vous ferai un serment. Je vous regarderai déambuler sur les quais de Paris, par tous les temps, à tous les âges de la vie et sur mon cœur à l’endroit où il est le plus sensible, là où vous l’avez piétiné, tout à l’heure en me disant adieu d’un geste de la main et d’un regard serein. Lorsque vous enfoncerez vos doigts dans mes bras, je saurai que vous accoucherez. Ce sera une minuscule petite fille qui aura mes yeux et votre regard. Et votre incroyable faculté de considérer les êtres et les choses avec une curiosité insatiable. Je sentirai bien, en voyant vos larmes, que quelque chose nous dépasse et je ne pourrai rien pour vous, sinon renouveler cette promesse d’amour, et d’amour qui dure.

Je sais, nous traverserons des épreuves, avec des hauts et des bas, les engagements pris et défaits, les vicissitudes de l’existence, les moments de doute et les trahisons. Je sais, je ne vous embrasserai plus, je ne vous enlacerai plus, vous vous sentirez transparente à mes yeux qui ne voient pourtant que vous, on se disputera et pire, on se chamaillera, on sera comme chien et chat, on se cherchera et on se détestera. Je me détournerai de vous et vous détournerez vos regards. Vous penserez à me quitter et vous hésiterez à rester, vous aurez longuement pesé le pour et opté pour le contre, vous aurez tout préparé. Mais je vous en supplie, Mademoiselle, j’aimerais tant que vous restiez, ce jour où vous aurez fait votre valise pour partir de la maison. Et ne m’en veuillez pas si je fais tout pour vous retenir. Je vous préviens, je mentirai. Je pleurerai, je me prosternerai, je hurlerai. Je ne dirai rien, je n’avouerai rien que le temps qui avance, l’habitude qui nous fait oublier l’inouï, la jalousie, la bêtise mais pas l’amour qui passe. J’imaginerai pour vous des mots sublimes, des nouvelles situations, des voyages qui vous plairont, je me rendrai désirable pour être désiré de vous, je me rendrai haïssable pour ne pas vous être indifférent, je me réinventerai au gré de vos désamours, et juste pour redevenir l’objet de votre amour.

Et je vous promets que nous serons toujours ensemble lorsque nos amis ne seront plus nos amis, lorsque nos parents seront morts, lorsque nos enfants nous auront quittés pour mener leur vie. Et nous finirons cette vie vieux et fatigués mais pas l’un de l’autre. Le soir, quand il fera nuit, je m’endormirai dans vos bras. Peut-être aurons-nous la mémoire qui flanche. Peut-être aurons-nous perdu la vue, l’ouïe et les cheveux. Peut-être serons-nous devenus déments. La maladie et la vieillesse nous empêcheront de nous reconnaître. Nous aurons tout vécu et tout oublié de ce qui nous liait, jusqu’à l’existence de nos enfants, notre cérémonie à Cabourg, notre voyage de noces à Naples et à Capri, les anniversaires, les mariages, les enfants, les voyages, les disputes, les ruptures et les réconciliations. Nous serons comme des étrangers l’un face à l’autre, ne sachant pas que nous nous sommes aimés. Ne soyez pas triste. Nous serons prêts à nous aimer à nouveau. Ce sera comme une première rencontre.

Mademoiselle, puis-je reprendre place à côté de vous ? Retrouvez-moi vite sur ce banc, voulez-vous ? Je vous y attends déjà et pour la vie, cette vie que je ne peux même plus envisager de passer loin de vous, cette vie que j’espère de tout cœur vivre avec vous – et le voici ce cœur, déposé dans ces quelques mots emprisonnés à jamais dans une lettre. Il ne tient qu’à vous de l’en libérer, puisque c’est le vôtre, désormais.

Eliette Abecassis

Source la-croix

1 Comment

  1. Comme c’est beau 😢😓 j’ai les larmes aux yeux. Comme cela ressemble à notre vie partagée. Merci ♥️

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