Jean-Claude Grumberg : «On contracte des dettes vis-à-vis de l’être aimé»

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A l’occasion de la parution de «De Pitchik à Pitchouk», l’écrivain, fils de déporté, évoque ses relations avec sa défunte femme et son défunt éditeur, sa jeunesse à Paris, ses livres et le fonctionnement des associations d’idées.

Quand deux juifs, anciens déportés, exilés ou cabossés se rencontrent, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Des histoires de Juifs cabossés. Sous la plume de Jean-Claude Grumberg, cela donne : «— Parlez-moi de vous. D’où venez-vous ? — De Pitchik. — Non ? De Pitchik ! Moi je viens de Pitchouk !» Des personnages pleins de détresse et de tendresse habitent De Pitchik à Pitchouk, sous-titré Un conte pour vieux enfants. Ils portent des noms à coucher dehors et ils errent, parfois sans sortir de chez eux. C’est une femme dont l’époux est mort et qui en demeure déconcertée, un père Noël las qui se trompe de cheminée, un apprenti initié au yiddish par son chef d’atelier. Grumberg invente dans ce conte une ribambelle d’histoires qui jouent avec l’absurde et dont l’humour, intelligemment, poliment, voile le désespoir. Né en 1939, l’auteur de la pièce l’Atelier a vu, quand il avait trois ans, son père Zacharie se faire arrêter. Zacharie fut emmené à Drancy puis déporté vers Auschwitz.

De Pitchik à Pitchouk fait suite à Jacqueline Jacqueline (Seuil, 2021), déclaration d’amour que Grumberg a écrite après la mort de sa femme. En octobre 2022, l’écrivain a perdu un autre de ses piliers : son éditeur, Maurice Olender, créateur de la collection «Bibliothèque du XXIe siècle» aux éditions du Seuil. Nous rencontrons Jean-Claude Grumberg chez lui, à Saint-Germain-des-Prés, un quartier parisien où il vit depuis une cinquantaine d’années et qu’il porte dans son cœur.

Pourquoi avoir mis le père Noël dans votre conte ?

On a peur du passé, on a peur de l’avenir, et on est mal dans le présent. C’est dur. Il ne reste que le père Noël. Ma fille m’a raconté une histoire qui est arrivée à sa fille quand elle avait 7 ans et demi : elle s’était disputée avec une amie qui lui avait dit que le père Noël n’existait pas. Elle avait envie de croire à quelque chose parce qu’autour d’elle, ça ne se passe pas magnifiquement : c’est mon point de départ. Les gens de ma génération sortaient du pire. La Shoah est devenue l’étalon, nous avons espéré qu’il ne nous arriverait pas pire mais plus les années passent, plus on se dit qu’il n’est plus possible de penser «plus jamais ça», et que l’heure est plutôt à : «Il nous arrivera peut-être un peu de ça, à nouveau.» Que restera-t-il du XXe siècle ? Auschwitz, Hiroshima, Nagasaki. Tout le reste a foiré, même Israël est aujourd’hui un pays comme les autres avec des ennemis aux frontières, des ennemis à l’intérieur, et des gens qui ne savent plus comment faire.

D’où viennent ces noms, Pitchik et Pitchouk ?

Des amis me font remarquer que cela vient de Pitchipoï, ce mot yiddish qui renvoie à un lieu sans nom, un trou perdu, et qui depuis la Shoah désigne la destination inconnue des convois de déportés. Mes amis ont sans doute raison mais je n’y avais pas pensé. C’est quand même un livre écrit en toute inconscience : j’avais perdu Jacqueline. Heureusement que Maurice [Olender] était là. On se voyait beaucoup, lui et moi. Il habitait à deux pas d’ici, nous nous croisions fréquemment dans la rue et nous partagions des repas. Maurice n’était pas un éditeur qui vous disait quoi écrire : il voulait que vous travailliez en pleine liberté. Mais sans Jacqueline, j’avais du mal. Quand j’écrivais Jacqueline Jacqueline, elle continuait d’avancer avec moi, en quelque sorte. Désormais, au moment de me coucher, je mets le bouquin au pied de mon lit. Et voilà que je perds Maurice aussi.

Maurice Olender vous a particulièrement accompagné dans l’écriture de De Pitchik à Pitchouk ?

Oui, parce qu’à un moment, j’ai eu un coup de mou et je lui ai dit : «Si j’étais éditeur, je n’éditerais pas ça.» Réponse de Maurice : «Tu n’es pas éditeur.» Cela m’a relancé. Un autre jour, je lui ai demandé : «Mais qu’y a-t-il, dans ce texte ?» Il a répondu : «Je ne peux pas te dire exactement ce que c’est, mais il y a quelque chose.» J’ai mis quelque chose dans ce texte, mais involontairement.

Le livre étant terminé, pouvez-vous dire ce que vous y avez mis ?

Une sorte d’autobiographie. Je commence en partant de l’idée selon laquelle les enfants ont besoin, pour vivre, d’avoir confiance en le monde. C’est un principe auquel je suis étranger puisque, à 3 ans, j’apprenais à décliner une identité qui n’était pas la mienne. En donnant un nom qui n’était pas le vrai, j’ai pris un pli, j’ai fabriqué une façon de penser, une manière d’associer les idées : De Pitchik à Pitchouk est un livre sur le fonctionnement des associations d’idées. Jacqueline étant partie, je manquais d’appui et j’avançais en faisant du bout à bout. C’est la première fois que j’écrivais un livre de cette façon, et la raison pour laquelle le texte est un enchevêtrement d’histoires. C’est aussi inconsciemment un moyen de continuer à parler du couple et de la fidélité.

Dans Jacqueline Jacqueline, vous faites référence à «la fameuse usure des couples dont nos contemporains nous ont rebattu les oreilles». Votre couple en a été préservé ; êtes-vous agacé par le fait que d’autres couples s’en plaignent ?

Je trouvais ça grotesque parce que ce n’est pas ce que nous avons vécu. Maintenant, les histoires d’amour, c’est compliqué… Le mariage de mon père et de ma mère était arrangé. Qu’est-ce qui a permis que cela dure, entre Jacqueline et moi ? La chance ? La pharmacienne d’à côté disait : «Quelle chance a votre femme de vous avoir rencontré.» Moi j’ai vécu dans la certitude inverse, de même que j’étais sûr de mourir avant Jacqueline alors que le contraire s’est produit. Je me demandais ce qu’elle ferait de ma bibliothèque, qui n’est pas rangée, ou plutôt qui est rangée à l’image de mon cerveau. Je n’achète plus que des livres anciens, je ne rentre jamais dans une librairie de livres neufs. Ce que je peux vous affirmer, c’est qu’avoir été heureux avec Jacqueline ne me console pas de sa disparition. On me dit : «Mais enfin, tu as eu soixante ans de bonheur.» Attention, ce ne fut pas soixante ans de calme plat. Nous nous sommes beaucoup disputés : Jacqueline n’était pas une dame soumise, c’était quelqu’un. Elle avait quitté un premier mari et cela ne m’aurait pas surpris qu’elle m’annonce : «Ecoute, j’ai rencontré un type formidable, je pars.» Peu à peu, elle a sans doute considéré que le type formidable, c’était moi.

Cela vous étonne ?

Oui. Autrefois, les gens m’appelaient Godard – dont, soit dit en passant, je détestais le cinéma. Comme Godard, je portais des lunettes noires, je fumais, et je parlais sèchement. L’entourage de Jacqueline lui demandait : «Mais pourquoi restes-tu avec ce connard ?»

Vous étiez rogue ? Avez-vous changé ?

Oui, quand même ! J’ai fait huit ans d’analyse. Vous savez, c’est difficile d’être rogue devant les autres quand on est un dramaturge qui rencontre beaucoup de succès, ce qui fut mon cas avec Dreyfus. La pièce, créée en 1973, fut un succès mondial. Billy Wilder, que j’ai eu la joie de rencontrer, en préparait l’adaptation à Broadway, mais il a laissé tomber ce projet parce que les producteurs ne le suivaient pas. Malgré ma réussite professionnelle, ma violence était là et ressortait en privé, dans les relations familiales et dans ma vie conjugale. Avec Jacqueline, ce ne fut pas un long fleuve tranquille. Ce qui est étrange aujourd’hui, c’est la vitesse avec laquelle les couples se séparent lorsqu’ils s’entendent mal. Si j’étais parti à cause de la dépression qui m’est tombée dessus alors que l’Atelier était joué dans le monde entier, cela aurait été une erreur. C’est normal de mal s’entendre avec quelqu’un avec qui nous vivons jour et nuit. Il faut attendre que ça s’arrange. Et puis il faut aussi se dire une chose terrible : on doit quelque chose à l’autre, on contracte des dettes vis-à-vis de l’être aimé.

Vous attendiez-vous au succès de la Plus Précieuse des marchandises (2019) ?

Pas du tout. Je destinais ce conte aux enfants et à un autre éditeur que Maurice Olender. Un jour où je croise Maurice chez le teinturier, il me dit : «Donne-le moi à lire, même si ce n’est pas pour moi.» Je le fais, et deux heures plus tard il m’appelle : «Si l’autre éditeur te dit non, ce sera oui pour moi.» L’autre éditeur n’en a pas voulu. Maurice m’a dit : «Il me faut la preuve écrite de ce refus, car ton livre se vendra à 100 000 exemplaires, et je ne veux pas avoir de problèmes juridiques avec l’autre maison.» On en a vendu plus de 100 000. Mais Maurice m’avait dit aussi : «Et si on en vend 2 500, on sera contents quand même.» Une telle attitude donnait envie d’écrire. Ça libérait. Que ce soit en m’écoutant au téléphone, ou en face-à-face, Maurice attrapait mes phrases au vol : «Note ce que tu viens de dire.» C’était un homme qui n’avait pas d’orgueil, il ne luttait pas avec vous pour avoir raison. Il vous donnait confiance en vous comme si votre parole était d’or. C’était un ami.

Combien de temps mettez-vous pour écrire vos livres ?

C’est variable, je peux mettre deux heures, vingt minutes, ou cinq ans, comme pour l’Atelier. La pièce pour enfants qui s’intitule Marie des grenouilles, je l’ai écrite en deux heures. Le problème est que je peine à me relire, non pas à cause de ma vue, pas parce que j’ai perdu un œil, mais à cause de ma main. J’ai toujours eu une écriture difficile à déchiffrer. J’ai quitté l’école à 14 ans, et pour rester avec mes copains, j’ai intégré un cours qu’on appelait «commercial». Là, un prof qui m’impressionnait martelait qu’avoir une belle écriture était fondamental pour la suite. Alors je me suis appliqué, et ce prof a lu devant la classe mes premiers devoirs. Il était admiratif et encourageant. On le surnommait «le facho» parce qu’il lisait le Figaro, tandis qu’un autre prof lisait l’Humanité. A la fin de l’année, certains d’entre nous ont reçu un prix. Je faisais partie du lot. Mais étant arrivé avant-dernier, en guise de récompense, j’avais le choix entre deux livres seulement : Madame Bovary, ou un bouquin de science-fiction. J’ai dirigé ma main vers le bouquin de science-fiction et ce professeur, ledit facho, m’a donné un petit coup de règle sur les doigts en me glissant : «Prends l’autre et essaie de faire pareil.» Son conseil m’a marqué à vie.

Alors vous avez lu Madame Bovary ?

Pas cette année-là. Tiens, je vous parlais d’association d’idées, en voici une : un jour où nous passions en bus devant la mairie du Xe arrondissement, Jacqueline m’a demandé ce que m’évoquait ce lieu. J’ai répondu : «La clémence d’un policier lorsque nous avons été arrêtés, ma mère, mon frère et moi. J’avais 3 ans et demi. Nous avons été interrogés ici, et relâchés.» Plus tard, la bibliothèque de cette même mairie du Xe arrondissement m’a sauvé la vie : je me suis drogué à la lecture. Je me souviens de l’importance qu’eut pour moi la découverte de la Dernière Frontière, le roman de Howard Fast. Je lisais tout le temps afin de ne penser à rien. Je me suis passionné pour Benjamin Fondane, Max Jacob, Tristan Bernard. Les enfants de déportés doivent se méfier de leur imagination car elle peut les faire monter dans le train avec leurs disparus. Donc la mairie du Xe contient plusieurs de mes souvenirs. Je m’y suis aussi marié, et j’y ai déclaré la naissance des enfants.

Lisez-vous Aharon Appelfeld, qui raconte, comme vous, la déportation à travers des sortes de contes ?

Non. J’ai beaucoup lu les Juifs américains : Bernard Malamud, Howard Fast. J’ai aimé Sherwood AndersonPhilip Roth, je l’ai lu au début puis je m’en suis lassé.

Vous avez écrit le scénario du Dernier Métro avec Truffaut et travaillé sur plusieurs films de Costa-Gavras. Quels réalisateurs contemporains aimez-vous ?

Je ne vais plus au cinéma depuis quelques années, et comme ma télévision est ancienne, l’écran coupe l’image, alors je regarde peu de films. Mais je refuse de changer de télé : si j’en avais une neuve, je ne bougerais plus de chez moi. Le week-end, je regarde les émissions dans lesquelles des inconnus viennent chanter en espérant être remarqués. Parfois, personne ne se retourne pour les choisir. Je suis triste pour eux, c’est un peu à l’image de ma vie, lorsque j’étais apprenti comédien et qu’on me disait : «Non, ça ne va pas, trop petit.»

Jean-Claude Grumberg, De Pitchik à Pitchouk. Un conte pour vieux enfants, Le Seuil, coll. «La Librairie du XXIe siècle», 160 pp., 14 euros (ebook : 10 euros).

par Virginie Bloch-Lainé