Danny Trom : « Israël se détache de l’expérience des juifs d’Europe dont il procède »

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En pleine crise politique, le pays s’enflamme. Danny Trom, directeur de recherches au CNRS, propose une lecture des courants contradictoires qui parcourent la société à la lumière de l’histoire contrariée de l’Etat en Israël. Entretien.

En Israël, la mobilisation contre la réforme judiciaire engagée par le gouvernement de coalition dirigé par Benyamin Netanyahou ne faiblit pas. Au point que le Premier ministre, acculé par un mouvement de contestation qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis près de trois mois, a annoncé lundi 27 mars une « pause » dans son projet controversé qui vise à abolir l’indépendance de la Cour suprême. Les débats sur le texte devraient reprendre en mai au Parlement.

L’historien Danny Trom, directeur de recherches au CNRS, qui vient de publier aux PUF « l’Etat de l’exil. Israël, les juifs, l’Europe », analyse cette crise à la lumière de la faiblesse de l’Etat, dont les éléments d’explication remontent à l’histoire du sionisme.

Quelles sont vos inquiétudes à propos de la situation en Israël ?

Danny Trom : Mon inquiétude porte sur une dérive illibérale en cours, liée au changement du statut de la Cour suprême, qui pourrait être très affaiblie. Car ce sont les règles du jeu politique qui se trouvent menacées. Outre la volonté de brider la Cour suprême, c’est un rapport sacré à la terre et à la question palestinienne ainsi que le rapport avec les juifs du monde à travers des velléités de modification de la loi du retour [notamment une clause qui permet l’émigration vers Israël et l’octroi de la citoyenneté à toute personne ayant au moins un grand-parent juif] qui inquiètent. En menaçant le statu quo sur ces trois axes, la coalition au pouvoir veut changer les traits de l’Etat d’Israël tels qu’ils se sont fixés au moment de sa naissance.

Cette coalition allie l’ensemble des acteurs politiques qui sont soit hostiles soit indifférents à l’esprit de la Déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël de 1948. Or la Déclaration est le seul document solennel qui a été produit et contresigné par l’ensemble des mouvances présentes dans le mouvement sioniste. Elle a irrigué la production des lois fondamentales qui vont s’égrener très lentement.

Quel est cet esprit de la Déclaration d’indépendance ?

C’est un document de compromis, dont la rédaction a suivi une marche chaotique. Il a été rédigé dans la précipitation. A l’époque, il y eut beaucoup d’hésitations : une simple déclaration juridique ou la base d’une Constitution ? L’ONU stipulait que tout nouvel Etat rejoignant la famille des nations devait se doter d’une Constitution. On rédige finalement une Déclaration que le chef de l’exécutif, David Ben Gourion, déclame à haute voix devant un parterre solennel, avec une retransmission à la radio.

Ce document qui annonce la naissance d’Israël est un patchwork qui dit beaucoup de choses : que l’Etat est né en Palestine parce que c’est le berceau historique des juifs, que les juifs, minorité partout, ont un droit à la protection et à l’autodétermination, que cet Etat sera un abri pour les juifs du monde. Et il ajoute immédiatement que c’est un Etat dans lequel tout le monde sera traité à égalité, juif et non-juif, qu’il assure toutes les libertés modernes sans distinction, que les lieux saints seront protégés, que l’Etat respectera la charte des Nations unies et cherchera la paix avec ses voisins.

Il y a donc un esprit de la Déclaration : la démocratie, les valeurs libérales, le respect des minorités, la paix. Quand aujourd’hui des centaines de milliers de manifestants défilent contre la dérive illibérale du pays et se cherchent un dénominateur commun, ils trouvent « 48 ». Faute de Constitution, c’est un document qui énonce l’intention qui se trouve déposée à l’intérieur de l’Etat d’Israël.

Car je rappelle qu’Israël n’a pas de Constitution. Ce vide pendant longtemps a eu un avantage : tout le monde pouvait pivoter autour de cette absence et se projeter sur cette chose non identifiée. Ce consensus tacite était possible parce que la vie politique israélienne était polycentrique : on construisait des majorités en forme de blocs, plus ou moins cohérents – parfois même des coalitions entre la droite et la gauche. En revanche, la bipolarisation d’aujourd’hui, avec la division en deux camps extrêmement opposés l’un à l’autre, change la donne. Un camp brise le consensus en cherchant à imposer sa définition.

Pourquoi la définition de l’Etat d’Israël est-elle restée ce « vide » dont vous parlez ?

Il faut se souvenir que le mandataire britannique a décidé de se retirer de la Palestine en laissant le vide derrière lui. Tout à coup, s’est précipitée l’idée qu’il allait bien y avoir un Etat pour les Juifs et un Etat pour les Arabes. Le leadership du Yichouv, de la société juive de Palestine, dont les bases ont été jetées à la fin du XIXe siècle, va grandir avec les vagues d’immigration successives. Ce sont les pionniers imprégnés par un ethos révolutionnaire qui vont profondément imprimer leur marque sur cette société qui se mue en proto-Etat, puis en Etat en 1948. Mais l’Etat longtemps n’a pas été pensé dans le mouvement sioniste.

Pour les sionistes de l’ouest de l’Europe, tel [Theodor] Herzl, l’Etat sera avant tout un abri, la solution du problème juif que l’antisémitisme européen sécrète continûment. D’ailleurs, Herzl écrit le texte fondateur du sionisme politique, « L’Etat des juifs » (1896), et quelques années plus tard un texte fictionnel, intitulé « le Pays ancien-nouveau » (1902), où il décrit une société idéale, une association de coopératives, sans Etat. Le mot Etat s’efface du mouvement sioniste, on se contente de l’idée d’une entité autonome, éventuellement sous tutelle.

De même, le sionisme de l’est de l’Europe, qui cherchait à créer une société juive majoritaire de facture socialiste, soit d’inspiration marxiste soit anarchisant (un socialisme romantique et agrarien, très russe, d’une certaine manière), n’a pas pensé l’Etat puisque ce dernier était de toute manière soit honni soit voué au dépérissement. Et comme il n’y avait pas en Palestine d’Etat bourgeois à abattre, on pouvait sauter l’étape de la dictature du prolétariat, se lancer directement dans l’expérimentation socialiste concrète.

Donc, les deux courants hégémoniques du sionisme ont escamoté l’idée d’Etat. Une espèce de dominion sous la tutelle des Britanniques était jugé amplement satisfaisant, même pour la fraction minoritaire de souverainistes de droite. Cela n’a rien d’étonnant si l’on pense à l’héritage de la condition des juifs en Europe qui se mettaient sous la protection des souverains. Le sionisme se présentait certes comme un mouvement de libération nationale, mais l’Etat n’était pas sa visée. C’est la conjoncture des années 1930 qui a progressivement poussé à cette solution.

Pourquoi une Constitution n’a-t-elle jamais vu le jour ?

On pense souvent que l’échec de promulguer une Constitution doit être rapporté à une volonté de ne pas trancher entre le camp laïc et le camp religieux. Mais la cause est plus structurelle. Lorsque la Constitution arrive à l’agenda de la première Knesset [le Parlement israélien], il y a une gêne générale. Le débat parlementaire montre que la volonté sincère de s’atteler à la tâche bute sur une objection : les députés disent ne pas former un pouvoir constituant légitime, puisque l’Etat est en attente de vagues migratoires. Le peuple est en somme à venir, ce qui conduit à repousser le travail constitutionnel.

Là aussi, l’héritage juif pèse lourdement puisque les juifs, peuple en exil, minorité dispersée, sont par définition hors de l’Etat. Des juifs sont étatisables dans leurs Etats-nations respectifs, la figure de l’israélite français ou allemand en atteste, mais le peuple juif en tant que tel, en tant que peuple, n’est pas étatisable. D’ailleurs, on n’imagine pas la Knesset déclarer un jour : « Nous sommes au complet. » Donc, on repousse indéfiniment la tâche et on se contente de voter, par petites touches, des lois fondamentales, à la majorité simple. Il s’ensuit que l’Etat d’Israël n’a pas de Constitution, pas de carte d’identité, pas d’identité déterminée.

David Ben Gourion avait conscience de cette contradiction. D’une part, il affirmait que l’existence des juifs en exil n’avait pas d’avenir et qu’après la Shoah, l’avenir de la diaspora était définitivement compromis. Mais, dans son discours à l’occasion du débat parlementaire sur la loi du retour, il dit que l’Etat d’Israël est un Etat pour les juifs, qu’il est ouvert à l’immigration, mais sans obérer le statut des juifs qui sont citoyens de leurs Etats en Europe. Il prend la peine de préciser qu’Israël n’entretient aucun lien juridique avec eux si ce n’est virtuellement s’ils immigrent. On en revient ici à l’incomplétude du sujet constituant.

Et lors du même débat de 1950, lorsque l’on s’est demandé qui bénéficie de la loi du retour, lorsque les représentants du futur Parti national religieux demandent que soit défini ce que signifie « juif » dans l’article « tout juif a le droit d’immigrer », Ben Gourion fait barrage, soutenu par une large coalition. Le mot restera relativement indéterminé dans la loi, permettant de subsumer quiconque se dit juif et peut vaguement le faire valoir. De nouveau, comme dans le cas de la Constitution, l’abstention et le flou apparaissaient comme la bonne solution. Mais comme un Etat de droit ne s’accommode pas du flou, la Cour suprême a progressivement pris un poids important.

Pourquoi aujourd’hui la Cour suprême est-elle la cible prioritaire ?

Elle est aujourd’hui accusée d’accaparer le pouvoir du peuple, d’entraver la souveraineté populaire. Mais quoi que l’on pense du bon équilibre des pouvoirs, les Knesset successives se sont délestées de leur responsabilité sur elle.

C’est parce que la Cour suprême a comblé un vide que la crise d’aujourd’hui prend une ampleur existentielle. Il en va de l’identité de l’Etat d’Israël et des règles du jeu politique. Si les lois fondamentales avaient été constitutionnalisées, il aurait fallu un seuil de députés plus haut pour toucher à ce qui est fondamental. Et jamais la réforme actuelle ne pourrait être votée. L’absence de Constitution rend donc l’Etat incroyablement fragile.

Si, au mois de mai, après la « pause », la réforme reprend son cours et si la Cour suprême la retoque, on va se retrouver face à deux légitimités. Un groupe d’officiers réservistes assez important a déjà prévenu que s’il avait le choix entre obéir au gouvernement ou à la Cour suprême, il obéirait à la Cour suprême. Dans ce cas, on aurait donc un pays gouverné par une Cour suprême plutôt que par une courte majorité qui espère changer la nature même de cet Etat. Dans ce cas, Israël aurait renoncé à la « volonté populaire », donc à la démocratie, et serait administré par une Cour garante des principes libéraux. Voilà une expérimentation intéressante, mais cela n’est pas tenable. On risque donc une crise de régime sans issue.

Quelles sont les réactions de la diaspora à ce déchirement ?

Les juifs d’Europe aujourd’hui perçoivent l’Etat d’Israël comme un acquis. Il a été acquis par le mouvement sioniste, donc par une fraction des juifs d’Europe, cela afin que cet Etat se tienne ouvert au cas où ils devraient le rejoindre. Qu’ils l’aient voulu ou pas, cela n’y change rien, c’est une réalité factuelle qui s’impose à eux et dont ils ont fini par mesurer, après la Shoah, l’importance. Donc, la situation actuelle peut être retraduite ainsi : l’Etat d’Israël est en somme leur enfant, qui se tient là comme nos enfants se tiennent devant nous, parfois si turbulent que les parents se demandent s’il ne va pas leur tourner le dos, voire se retourner contre eux.

Cela suscite une grande angoisse. Les juifs de France se demandent si quelque chose n’est pas en train de se soustraire à eux. Et cela, c’est vertigineux. En sacralisant la terre, en niant par principe le droit des Palestiniens et en resserrant la définition de qui est juif autour du critère rabbinique, Israël donne le sentiment qu’il largue les amarres avec ce dont il procède. Il se détache de l’expérience des juifs d’Europe dont il procède. On ne sait pas dans quelle direction il va, mais il dévie de sa vocation.

Est-ce la victoire du populisme ?

Les jeux ne sont pas faits. Mais oui, il y a une crispation nationaliste attisée par un climat d’insécurité. Il y a aussi comme une révolte contre les valeurs libérales, une espèce de contre-révolution associée à un ressentiment contre les élites, contre l’« establishment », contre l’« Etat profond » qui refuse de céder le pouvoir au « peuple ». Il est vrai que l’Etat d’Israël a été forgé par des élites venues d’Europe, qu’elles soient révolutionnaires, issues de l’Europe de l’Est, ou libérales, issues du centre de l’Europe. Il est également vrai que ces élites se sont reproduites dans tous les secteurs de la société, mais la base s’est élargie.

Les vagues migratoires des pays arabes dans les années 1950 et 1960, souvent traditionalistes, mais aussi plus tard celles de l’ex-Union soviétique, ont transporté en Israël des expériences politiques différentes qui vont peser. S’ajoute à cela une société ultraorthodoxe en croissance démographique. Et un sionisme religieux, longtemps acteur marginal, qui, s’il ne parvient aujourd’hui à une hégémonie, est en position de faire partager ses vues à des pans entiers de l’électorat.

Mais la crise a aussi un facteur conjoncturel. A quelques milliers de voix près, le visage de la Knesset aurait été tout autre si le Meretz, parti de la gauche laïque et socialiste, et le parti nationaliste arabe [Balad] avaient passé la barre de l’éligibilité [3,25 % des suffrages, lors des dernières législatives, en novembre 2022]. Et la coalition actuelle est hétéroclite [composée de partis conservateur, d’extrême droite et religieux]. La force de Netanyahou a été de les avoir assemblés, au risque d’une déchirure dont la profondeur se révèle dans la crise actuelle. Cette coalition pousse à la clarification, veut l’imposer, alors que toute clarification se fera au risque de l’effondrement de l’Etat. Ce à quoi nous assistons est plus qu’une crise d’identité, c’est une crise de l’absence d’identité.

L’Etat de l’exil. Israël, les juifs, l’Europe, de Danny Trom, PUF, 288 pages, 18 euros.

Propos recueillis par Julie Clarini

Source nouvelobs