Portrait de Marin Karmitz, fondateur des cinémas MK2

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A 84 ans, Marin Karmitz, le distributeur et producteur, qui a laissé son entreprise florissante à ses enfants, revient sur l’exil qui a changé sa vie.

Marin Karmitz, né en Roumanie, en 1938, devenu réalisateur puis distributeur et producteur, après des débuts rocambolesques et militants, s’est taillé une part de lion dans l’industrie du cinéma. Aujourd’hui, il se consacre à sa fabuleuse collection d’art, en particulier de photos, en homme d’images qu’il a toujours été.

Je ne serais pas arrivé là si…

Cette question m’évoque une image : celle d’un grand bateau blanc et d’une traversée qui m’a semblé interminable du haut de mes 9 ans. Je ne serais pas devenu qui je suis si, avec mes parents et beaucoup d’autres familles juives, je n’étais pas monté sur ce navire à Constanta, en Roumanie, en 1947, en espérant qu’un pays veuille bien nous accueillir. Cet exil, qui a brisé la vie de mon père pour toujours, m’a permis de changer de vie, de découvrir un autre monde, une autre langue, d’apprendre à lire et à écrire aussi puisque en Roumanie les juifs avaient été interdits d’école pendant la guerre.

Vous aviez traversé les horreurs de la guerre, pourquoi tout quitter en 1947 ?

Avec l’arrivée des communistes au pouvoir, ma famille risquait la prison car, en plus d’être juifs, ce qui restait mal vu, ils étaient capitalistes. Ils devaient donc partir pour sauver leur peau. Mener ce projet à bien a été difficile.

Pour pouvoir quitter la Roumanie, il fallait payer, et très cher. Mon père et ses frères ont dû donner tout ce qu’ils possédaient. Nos maisons, l’entreprise familiale, nos meubles ont été saisis par le Parti communiste en échange de passeports. Nous sommes partis sans rien. On nous a tout pris, même le petit collier que ma sœur de 4 ans portait autour du cou. Nous n’avions pas le droit de dire que nous nous en allions. On nous a mis en cachette dans un train de nuit aux vitres calfeutrées, car le régime craignait que le départ de ma famille suscite une grande inquiétude, voire une panique. Les Karmitz étaient en effet les plus gros importateurs de médicaments et de produits chimiques dans les pays des Balkans qui risquaient la pénurie.

Comment avaient-ils fait fortune ?

Mon grand-père était un marchand des quatre-saisons qui vendait du fromage dans la rue et est devenu le plus gros fromager de Bucarest, un commerçant prospère donc. Il avait huit enfants. Son fils aîné, Isidore, était contrôleur dans le train qui allait de Paris à Bucarest en passant par Vienne. Il ramenait des médicaments en contrebande. Comme il avait de plus en plus de commandes, il a créé une officine où il a embauché chacun de ses frères. En peu de temps, elle s’est transformée en une très grosse entreprise. C’est ainsi que mon père est devenu riche.

Et votre mère, qui était-elle ?

Ma mère était fille de médecin de province, elle parlait couramment le français, l’allemand, l’anglais et le roumain. Elle conduisait elle-même sa voiture et rêvait de devenir journaliste à Paris. Mon père, qui n’avait fait que travailler, parlait très mal le français, et ma mère lui reprochait d’être inculte. Ils étaient mal assortis. C’était un mariage arrangé entre l’un des jeunes hommes les plus fortunés de Roumanie et une des plus belles femmes du pays. Ils étaient tous les deux juifs, mais mon grand-père maternel, né Goldenberg, avait pris un nom roumain, Munteanu. Ce changement de patronyme s’est révélé très utile pendant la guerre.

Comment votre famille a-t-elle échappé à la Shoah ?

Sur les 700 000 juifs roumains, 350 000 ont été exterminés. Il y a eu des massacres abominables dans tout le nord et l’est du pays. Bucarest, en revanche, a été relativement épargnée, sauf en 1941, quand les gardes de fer ont tenté de prendre le pouvoir, semant le chaos et la mort pendant trois jours. Mon père et son frère ont été arrêtés lors de ces jours terribles où des juifs ont été pendus à des crocs de boucher. Ils ont heureusement réussi à s’échapper. J’avais 3 ans, j’étais dans un appartement avec les femmes de la famille. Je ne me souviens de rien, sauf de leur peur. J’ai aussi l’image d’un flingue sur ma tempe, je ne sais pas si c’est un souvenir véritable ou si cela provient des récits que j’ai entendus a posteriori. En tout cas, j’en fais encore des cauchemars. Au bout de ces trois jours de terreur, la situation s’est calmée ; sauf que les juifs n’avaient plus droit à rien, ni travailler, ni étudier, ni voyager.

Et après ?

Mon père voulait absolument récupérer sa nationalité roumaine. Des décennies plus tard, j’ai retrouvé des dossiers qui répertoriaient toutes les sommes qu’il avait payées aux magistrats, aux juges, à des membres du gouvernement et de la famille royale, pour qu’on lui redonne sa nationalité roumaine et donc une protection. Il a dû sa survie au fait d’avoir été riche. De cet épisode, j’ai appris que l’argent n’a pas d’importance, il va, il vient, mais il peut sauver la vie.

Retournons sur ce grand bateau blanc…

Il s’est arrêté dans un premier temps à Istanbul, où nous sommes restés assez longtemps. Je garde un souvenir émerveillé de cette ville étincelante avec ses hauts minarets. C’était Noël, il y avait un sapin à bord, mais plus personne pour le célébrer, car les rares catholiques présents avec nous avaient eu le droit de descendre, mais pas nous les juifs. Personne ne voulait de nous. Nous sommes allés ensuite à Beyrouth, puis à Haïfa, en Israël, où les Anglais nous ont tiré dessus pour nous empêcher de descendre. C’était terrible. Des habitants nous lançaient des choses jaunes et orange sur le bateau. C’est la première fois de ma vie que j’ai vu des bananes et des oranges. Nous avons vogué jusqu’à Naples, où nous avons été autorisés à descendre sur le port, mais pas plus loin, car les Italiens ne voulaient pas nous accueillir sur leur territoire. Nous sommes remontés sur le bateau. Nous avons pu enfin descendre à Marseille, l’étape suivante. Heureusement, sinon c’était le retour en Roumanie et les travaux forcés.

Nous sommes finalement arrivés à Nice où j’ai été scolarisé à l’école communale et où j’ai appris à lire et à écrire. C’était une période extrêmement agréable, car mon père avait une succursale en France, et nous étions pour un temps à l’abri du besoin. Au début, mes parents ont vécu sur le même train de vie qu’en Roumanie. Ils se sont installés à l’Hôtel Ruhl, et je me souviens que nous allions visiter en calèche de belles maisons sur les hauteurs de la ville. Nous avons finalement emménagé dans une demeure au Mont-Boron, qui sentait la mandarine, le lilas et le citron. C’était un éblouissement pour moi. Puis, assez vite, mes parents n’ont plus eu d’argent et, trois années plus tard, nous nous sommes retrouvés à Paris, sans un rond, dans un HLM boulevard Berthier. Je ne connaissais personne, je n’avais aucun copain, je ne savais même pas me repérer dans la ville. Ç’a été un deuxième exil, mais compensé par des découvertes littéraires et picturales.

Mon père cherchait du boulot. Il s’est retrouvé ferrailleur à Issy-les-Moulineaux. Il ne s’est jamais remis d’avoir tout perdu. Ma mère lui reprochait d’avoir gâché sa vie, et je partageais sa révolte, j’étais moi aussi très en colère contre lui. Ma mère reportait ses rêves sur moi, elle m’a écrasé sous son envie d’être considérée. Cette volonté de la venger est une des raisons qui m’ont conduit à m’inscrire au Parti communiste, à 14 ans.

Pourquoi ?

La rage de ma mère contre la bourgeoisie qu’incarnait la famille de mon père, contre le fric, contre ce mariage forcé, je l’avais complètement faite mienne. J’étais très actif contre la guerre d’Algérie et j’ai été arrêté après une manifestation. Quand mon père est venu me chercher au commissariat et qu’on lui a dit que j’étais communiste, ç’a été une douleur terrible pour lui. Il a vécu comme une trahison que j’aille du côté de ceux qui avaient détruit sa vie. J’ai mis longtemps à le comprendre. Sur le moment, je ne voyais que la rupture de ma solitude en intégrant ce groupe de lycéens communistes du lycée Carnot, dont j’appréciais la solidarité. J’ai dû quitter le PCF assez vite, car j’étais trop engagé en faveur de l’Algérie au goût des communistes qui, du coup, m’ont mis de côté.

Quelle éducation vos parents vous ont-ils donnée ?

Il fallait s’intégrer, c’était la principale préoccupation. Mes parents étaient juifs non pratiquants. Sous mon matelas, j’avais deux choses : un sachet avec de l’ail censé éloigner les vampires que m’avait donné une nounou roumaine, et un poisson doré avec une mézouza à l’intérieur. Ces deux objets résument le mélange flou de croyances dans lequel je baignais.

Après avoir cru au militantisme, je suis plus tard allé chercher des réponses au travers de l’étude talmudique. Je ne suis pas croyant, mais l’étude des livres m’est devenue indispensable pour comprendre le monde, la complexité de la création et sa possibilité de fonctionnement. C’est un apprentissage sans fin. J’ai même fondé une yeshiva, une école talmudique.

Comment, jeune Parisien des quartiers pauvres, atterrissez-vous dans le milieu du cinéma ?

Après le bac, je me suis inscrit en fac de droit sous la pression de mon père. En fait, je passais mon temps à la Cinémathèque à voir trois films par jour, j’adorais ça. J’ai tenté le concours de l’Institut des hautes études cinématographiques [Idhec, aujourd’hui intégré à la Fémis], pour être réalisateur, mais j’ai échoué et je me suis retrouvé dans la filière prise de vues. Ç’a été finalement une chance extraordinaire, car j’ai appris énormément de choses. J’ai ensuite commencé à travailler comme assistant. C’était très difficile d’être engagé, jusqu’à ce que j’aie l’immense chance d’être pris comme assistant d’Agnès Varda, dans Cléo de 5 à 7. Dans ce film jouaient Anna Karina, et Jean-Luc Godard qui m’a trouvé sympa et m’a proposé de m’embaucher sur son tournage suivant.

Tout a commencé là. Je faisais tout, chauffeur, porte-serviette, dénicheur de sandwichs. C’était formidable car, avec lui, j’ai désappris tout ce que j’avais appris à l’Idhec. Dans la foulée, j’ai fait mes premiers films : d’abord un court-métrage avec Marguerite Duras, puis un autre avec Samuel Beckett, avec qui j’ai vécu une complicité incroyable pendant un an. Mon premier long-métrage, Sept jours ailleurs, est sorti en plein Mai 68 – c’est-à-dire que personne ne l’a vu –, Camarades en 1970, puis Coup pour coup en 1972. Ce film qui prônait la séquestration des patrons et critiquait aussi les syndicats m’a mis sur la touche. Plus personne ne voulait entendre parler de moi et de mes films trop engagés. Mon militantisme a tué ma carrière de réalisateur. Ç’a été très douloureux, car c’est ce à quoi je tenais le plus.

Qu’avez-vous fait alors ?

Pour gagner ma vie, j’ai travaillé deux ans comme antiquaire. J’avais déjà créé une société de distribution pour mes films baptisée « MK2 », que j’ai décidé de relancer. Ç’a été dur, car je n’avais pas un franc. Ma première salle de cinéma a été construite en 1974, à Bastille qui était à l’époque un quartier très populaire. Je l’ai conçue comme un lieu de contre-culture avec une librairie et un espace de débat. On y discutait de tout, du Chili, des femmes, des prisons, de la psychiatrie, de l’avortement… J’ai pu survivre grâce à l’arrivée de la gauche au pouvoir, quand Jack Lang s’est prononcé en faveur de la dissolution de Gaumont Pathé, dont je dénonçais l’excès de position dominante.

C’est là que ça a vraiment démarré…

Sur deux fronts : la production de films avec très peu d’argent et les salles de cinéma. J’ai toujours produit les films dont les autres ne voulaient pas et construit des cinémas dans des quartiers où personne ne voulait aller. J’ai ainsi ouvert à Beaugrenelle, dans le 15e arrondissement de Paris, quatre salles en version originale.

A Cannes, en 1982, j’avais dix films en compétition, et j’ai reçu la plupart des prix, Palme d’or, Prix spécial du jury, Caméra d’or, Prix du scénario. Ensuite, j’ai enchaîné avec de gros succès : Au revoir les enfants, La vie est un long fleuve tranquille, Bagdad Café, les films de Claude Chabrol. C’est la production qui m’a rendu riche.

Comment conciliez-vous le fait d’être de gauche et très fortuné ?

Je préfère être riche et de gauche que pauvre et d’extrême droite.

Comment un homme de gauche se retrouve-t-il à accepter de présider le Conseil de la création, à la demande du président Nicolas Sarkozy ?

Je suis quelqu’un de la marge, je ne cherche pas à être au centre. J’ai refusé trois fois d’être ministre. J’ai mes convictions, mais si je peux aider à trouver des solutions, je me fiche complètement que ce soit pour la droite ou la gauche.

J’avais déjà fait une mission pour Pierre Bérégovoy, puis j’ai participé à la commission de Jean-François Copé sur la télévision publique, toujours sans rémunération, par désir de faire avancer certains sujets. J’avais été échaudé par des missions sans moyens et, avec Sarkozy, j’en ai obtenu. Les critiques que j’ai reçues ont été blessantes et injustes, mais je ne regrette rien, car j’ai pu mener à bien quelques projets très utiles. J’ai arrêté au bout de deux ans. A la même époque, j’ai décidé de passer la main à mes enfants.

Que reste-t-il aujourd’hui du petit garçon de 9 ans sur ce grand bateau blanc ?

Je me sens encore comme un résident étranger. Mais je crois que c’est ça, être juif.