Femmes des années 2020, par Eliette Abécassis

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La chronique d’Eliette Abécassis nous parle avec amour et justesse de la condition des femmes aujourd’hui et de leur courage envers et contre tout.

À partir d’un téléphone portable, elles font les courses, les mails, les factures et les comptabilités, les devoirs et les notes pour enfants sur Pronote, les messages WhatsApp sur le fil des mamans, les Facetime et les Zoom, les nouvelles sur Twitter, les réels sur Instagram, les storys sur Facebook, elles ne perdent plus de temps dans les hypermarchés depuis que le temps s’est fractionné, elles ont le monde à portée de main. Petites poucettes, elles gouvernent au doigt et à l’œil leur univers contenu dans le tableau Excel où se superposent les additions des frais de la maison, la banque, les vacances, meubles, habits, fruits et légumes, cadeaux et petites attentions pour chacun. Les femmes des années 2020 sont toujours « poètes et mannequins, ayant réussi l’amalgame de l’autorité et du charme », comme dans la chanson : fières, heureuses, courageuses, volontaires dans tous les rôles de leur vie, étudiantes, lycéennes, jeunes filles, mères, célibataires, divorcées, épouses, grands-mères. À la tête du pays ou précarisées par les crises, elles se battent pour arriver à terminer les fins de mois, une fin en soi pour celles qui n’ont plus rien.

Elles ont obtenu des victoires, elles ont connu de grandes avancées, on leur a octroyé de nouveaux droits, et aussi à chaque époque une nouvelle façon de les opprimer, alors elles essuient les défaites, et toujours ce combat contre ceux qui les dominent, les maltraitent, les violent, vendent leurs enfants et louent leur ventre, les frappent, les battent, les gardent sous un plafond de verre, les humilient par des salaires inférieurs, des embauches précaires, les licenciements à 50 ans, et la misère. On leur enlève leurs enfants au nom de l’égalité mais on ne leur donne pas le droit de les protéger. Elles tombent, elles n’en reviennent pas de tomber encore si bas, si bas qu’on n’en parle pas. Jeunes filles, elles s’organisent, elles se réunissent, s’unissent et revendiquent, protestent et s’affirment afin de vaincre leurs peurs et leurs inhibitions, legs du patriarcat, même si elles n’intègrent pas les parcours scientifiques qui permettent de briller sur Parcoursup.

Jeunes femmes, ambitieuses, valeureuses, influenceuses, elles se parent pour la gloire, elles prennent le pouvoir sur les réseaux sociaux où elles se révèlent dans toute leur beauté et discours insensés, instruments de leur instrumentalisation. Elles amassent des abonnés, elles comptabilisent les likes, elles agrègent les données. Amoureuses, elles croient toujours en l’amour, même si elles se posent mille questions, même si on leur dit oui, même si on leur dit non, et femmes libérées, elles accumulent les conquêtes, elles prennent et elles jettent, ravalent leurs larmes lorsqu’on ne les rappelle pas, se cachent pour pleurer, et s’endurcissent pour ne plus jamais souffrir par amour. Célibataires, elles mènent leur vie tambour battant, à un rythme haletant, entre le bureau et leur appartement, un plat pour deux mangé seule en lisant, en écoutant un podcast, en regardant une série pour vivre d’autres vies que la leur et terminer la nuit sur un dossier.

Comment s’impliquer dans une relation quand on travaille tant, lorsque tout est si cher avec l’inflation, lorsque les rapports se tendent, lorsque les liens se liquéfient sur le marché de l’amour, prisonnier de l’algorithme sévère pour les femmes. Mères, elles sont en adoration devant leurs enfants, centre de leurs préoccupations, elles se lèvent tôt le matin pour les réveiller, préparer le petit déjeuner, les emmener à l’école et sur le chemin de la vie. À la sortie des classes, à l’heure des mamans, elles sont présentes, et aussi aux réunions qui s’enchaînent sur les devoirs, les bains et les dîners, qui se terminent sur la fin des devoirs et les tendres couchers. Elles en viennent à s’oublier, elles commencent à s’épuiser, elles finissent par divorcer. Éducatrices, conductrices, médecins et infirmières, cuisinières et psychologues, professeures et guides spirituels, elles résistent, elles persistent, et se relèvent. Elles traversent les années, le front haut, le sourire aux lèvres et jusqu’à l’âge de la retraite, où elles découvrent un monde nouveau, plus doux et plus gratifiant, celui de grand-mère. Elles sont toujours présentes à l’heure des mamans, qui est aussi celle des grands-mamans. Elles préparent des goûters, elles s’occupent des devoirs, elles accompagnent et raccompagnent. Elles sont alors les reines du foyer, car dans le fond elles aiment diriger sans diviser. Et d’autres, à l’âge fragile, seules et vaillantes, discrètes, désuètes, le geste lent, la démarche hésitante, toujours belles, toujours pimpantes, elles tiennent ce vaste et étrange monde sur leurs frêles épaules, afin de s’éteindre fatiguées et heureuses d’avoir contribué à le préserver par leur inaltérable humanité.

Eliette Abécassis

Source la-croix