Elle a inventé Tinder avant Tinder: Joan Ball, la créatrice oubliée du «matchmaking»

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Tinder lui doit tout. Grande oubliée de l’histoire du «computer dating», l’anglaise Joan Ball, alias Za, fait l’objet d’un documentaire à 87 ans, le premier à lui rendre hommage.

Les livres consacrés aux sites de rencontre racontent toujours la même histoire : ils affirment qu’en 1965, deux étudiants de l’université américaine de Harvard ont créé Opération Match, soi-disant le «premier outil numérique pour trouver l’âme sœur». Or, c’est faux. «Le tout premier service d’appariement assisté par calculateur date de 1964 et à l’initiative d’une femme : Joan Ball» : pour Valentina Peri, artiste et anthropologue spécialisée dans les rencontres sentimentales, il était temps de rendre hommage à la véritable inventrice du «matchmaking».

Née en 1934, Joan Ball n’avait jusqu’ici jamais été filmée. Quand Valentina Peri apprend qu’elle est encore en vie, un sentiment d’urgence la saisit : il faut faire son portrait. «J’avais appris son existence par deux articles d’une chercheuse appelée Mar Hicksexplique Valentina Peri. Immédiatement, j’ai cherché son contact. C’était il y a deux ans, au plus fort de la pandémie. Impossible d’aller à Londres en plein confinement. L’angoisse qu’il soit trop tard au cœur, j’ai d’abord appelé au téléphone. Joan Ball m’a répondu. Immédiatement, la connexion s’est faite. Mais pendant un an, je ne pouvais rien faire d’autre que discuter à distance, rongée d’anxiété à l’idée qu’elle soit emportée par la maladie [dont tous les médias affirment à l’époque qu’elle frappe d’abord les personnes âgées, ndlr]. Il a fallu attendre la réouverture des frontières pour pouvoir enfin la voir, accompagnée d’une vidéaste.»

Pour Valentina Peri, enregistrer ce témoignage vivant représente une immense victoire. Le documentaire vidéo qu’elle consacre à Joan Ball (visible dans le cadre d’une exposition intitulée «The Museum of Dating», à Londres, jusqu’au 23 avril) bouillonne d’ailleurs de cette joie partagée – celle d’être toujours en vie. Et celle d’être enfin prise au sérieux, car Joan Ball ne l’a jamais vraiment été.

«Agence Eros»

A l’époque où elle se lance, on la considère comme une proxénète. Elle a 28 ans quand elle crée son agence de rencontres, située à Piccadilly, sous le nom ahurissant d’Eros Friendship Bureau. «Nous sommes en 1962, explique Valentina Peri. A cette époque, même les agences matrimoniales ne sont pas perçues comme des activités légitimes mais comme des business honteux, parfois à la limite de la légalité. Quand Za, de son surnom, démarre son entreprise, elle fait figure d’entremetteuse.» Dans le documentaire, Joan Ball confirme «Je venais du milieu de la mode et je voulais aider les gens à sortir de la solitude. Mais choisir ce nom, agence Eros, c’était une erreur… “Le sexe ? Non, nous les Britanniques, nous ne faisons pas ça. Ça n’existe pas chez nous.” Voilà comment l’establishment pensait.»

Dans l’Angleterre conservatrice des années 60, le puritanisme règne. Joan Ball renomme son agence Saint James (par allusion à la place éponyme du quartier de Piccadilly). Certains journaux acceptent alors de publier ses encarts publicitaires, quoique du bout des doigts. Très vite, les clients affluent. Il n’existe à l’époque pratiquement aucune agence pour célibataires, aucun moyen de nouer des liens en dehors du mariage.

Joan Ball est très vite débordée par la demande. Elle apprend alors l’existence d’un programme électronique créé en Suisse pour faciliter l’adoption des enfants : il gère des centaines de demandes. Pourquoi ne pas l’adapter aux besoins des personnes seules ? Valentina Peri raconte : «Nous sommes en 1964. Les ordinateurs sont des armoires pesant plusieurs tonnes qui nécessitent un coûteux système de refroidissement. Les ingénieurs qui les manipulent doivent porter des blouses blanches et même des masques pour les faire marcher.» Quand Joan Ball contacte les universités qui les possèdent, on lui rit au nez. Aucun chercheur ne s’abaisserait à fournir un service aussi louche que la «mise en liaison», autant dire la prostitution (selon eux).

Sans se décourager, Joan Ball se tourne alors vers des entreprises privées qui possèdent leurs propres super-calculateurs. L’une d’entre elles accepte et développe sur commande un algorithme spécifiquement conçu à partir d’un questionnaire que Joan Ball distribue à tous ses clients (hommes et femmes). Tous ou presque : encore faut-il obtenir leur accord. Consentent-ils à se laisser guider par une machine ? Joan Ball se rappelle : «Ma femme de ménage, à l’agence, était en larmes : “Vous allez transformer les gens en robots.” Mon projet suscitait des réactions d’effroi et de panique.» Mais les réactions positives sont également nombreuses, surtout lorsque les premiers résultats tombent : certains clients reçoivent par le courrier jusqu’à quatre propositions de rencontre qui débouchent sur des coups de foudre. Joan Ball reçoit des lettres de remerciements de la part de gens qui, autrement, dit-elle, «seraient condamnés à vivre sans personne, sans espoir de bonheur». Dopée par le succès, elle crée Com-Pat, un service de mise en compatibilité assisté par ordinateur.

«C’est l’année 1965, raconte Valentina Peri. Les clients de Com-Pat remplissent un questionnaire qu’ils envoient par la poste. A l’agence, chaque questionnaire est transformé en carte perforée. Une fois par mois, toutes les cartes perforées sont lues par un ordinateur qu’on laisse tourner pendant quelques heures avant d’avoir les résultats. Joan Ball perfectionne le système en 1970, avec Com-Pat II, auquel le directeur du département de cybernétique de l’université Brunel en personne collabore. C’est dire le chemin parcouru…»

Après des années de combat contre la censure (les journaux refusaient de publier ses petites annonces), le mépris ou le sarcasme, Joan Ball a imposé son point de vue : oui, il est possible d’utiliser une machine pour rencontrer l’amour. Dans le documentaire, elle soupire : «J’ai fait tomber les interdits.» Mais à quel prix ? Dans le sillage de son entreprise, des concurrents profitent de la tendance pour lancer leurs propres agences de rencontre par algorithme. Ils s’engouffrent dans le créneau que Joan Ball a ouvert. L’entreprise Dateline, notamment, s’inspire de ses questionnaires et de ses méthodes pour se constituer en empire. Joan Ball, elle, commence à arriver au bout de ses forces.

«Vers 1973, avec la crise pétrolière, le pays a été frappé par une grosse récession, se rappelle Joan Ball dans le documentaire. Tout est devenu très dur : négocier des espaces publicitaires dans la presse, trouver des clients, payer les 1 500 livres (une somme énorme à l’époque) pour que l’ordinateur tourne une fois par mois… Mais en fait, je pense que le problème, c’était surtout que j’étais fatiguée, j’étais à bout. J’ai appelé le patron de Dateline : “Si tu reprends mes dettes, je te laisse mon entreprise.” Il a accepté.» En 1974, Joan Ball lui confie son fichier, riche de 50 000 contacts, pour une bouchée de pain. Il ne lui reste plus rien. Ayant vendu à perte, elle doit déménager et survivre de petits boulots. Elle fait des ménages, retrouve un peu de force sur le tard, publie son autobiographie, Just Me, à l’âge de 80 ans, puis se résout à n’être qu’une dame retraitée, un peu indigne certes, comme il en existe bien d’autres. Jusqu’à ce qu’arrive Valentina Peri, remplie du désir de la faire parler.

Devant la caméra, Joan Ball s’illumine. A 87 ans, turbulente et touchante, elle ressuscite la grande aventure des tout premiers services de rencontre. L’écoutant, on prend conscience que le menu des applis des rencontres comme Tinder ou Grindr s’inscrit dans la lignée des questionnaires qu’elle a inventés. Il était temps de rendre hommage à la grande Za.

Joan Ball, the Lady of Computer Dating, documentaire de Valentina Peri (35 minutes, en collaboration avec Jhenyfy Muller), avec le soutien de Fluxus Art Projects, diffusé dans le cadre de l’exposition «The Museum of Dating» à la galerie Watermans de Londres, jusqu’au 23 avril.

par Agnès Giard