De son enfance en Russie dans une famille juive traditionnelle à sa mort, un siècle plus tard, sur la Côte d’Azur, Chagall n’aura eu de cesse de peindre. Une œuvre pétrie d’humanité, convoquant la Bible, la culture de ses origines et la modernité picturale de son époque.
Né en 1887, Marc Chagall passe son enfance dans la petite ville russe de Vitebsk où la vie de l’importante communauté juive est profondément imprégnée des traditions religieuses. Les origines du peintre auraient pu constituer le principal obstacle à sa vocation artistique. En effet, la peinture, la sculpture, tout ce qui touche à l’image et à la représentation, sont rejetées par la culture hébraïque qui s’épanouit essentiellement à travers la littérature et la musique. En décidant de devenir peintre, Chagall entre en conflit avec son entourage immédiat. Le fait même de traduire la réalité en termes plastiques l’exclut de ce monde, qu’il ne peut décrire que de l’extérieur.
Des débuts à Paris à la guerre
C’est à Paris, où il arrive en 1911 après une période de formation à Saint-Pétersbourg, que Chagall trouve les « solutions » aux restrictions imposées par l’Ancien Testament. L’artiste arrive en retard dans ce centre de la modernité mais il parvient très vite à adapter à ses besoins les nouvelles formes picturales. Fauvisme, cubisme, abandon partiel du sujet, Chagall s’approprie une grande partie des découvertes tout en conservant son identité de peintre russe juif. Les corps en apesanteur, le kaléidoscope chromatique, la déformation sont comme une concession à l’interdit biblique, mais qui répondent en même temps aux exigences d’une modernité qui invente ses propres lois, éloignées de celles de la nature.
Le peintre amène dans ses bagages son pays natal. « Moi et le Village » (1911) ou « Autoportrait avec sept doigts » (1912) sont des images où son passé prend les allures d’une fable et qui marquent son attachement à l’imagerie russe populaire. Les visions magiques de Chagall séduiront les surréalistes. Il sera également proche de Guillaume Apollinaire, qui emploiera à son sujet le terme de surnaturel, de Robert Delaunay et surtout de Blaise Cendrars. Mais le monde imaginaire de l’artiste reste ancré dans un temps et un espace précis. La spécificité du langage chagallien réside dans le lien étroit qu’il tisse avec la culture de ses origines.
Le personnage volant, qui défie constamment les lois de la pesanteur, est une figure traditionnelle qu’on trouve dans les expressions de la langue juive et dans la littérature de la fin du XIXe siècle. Remarqué par la critique, Chagall présente sa production parisienne dans une célèbre galerie berlinoise, Der Sturm, première étape de sa carrière internationale. Toutefois, quand l’artiste quitte Berlin, en 1914, il est loin de penser que son séjour en Russie, programmé pour trois mois, va durer huit ans. La guerre ne lui permet pas de quitter son pays natal et de revenir à Paris.
Le retour à Vitebsk donne naissance à de nombreux dessins en noir et blanc, dans un style expressionniste, qui décrivent une réalité sombre. Paradoxalement, cette période menaçante, en plein conflit mondial, est pour Chagall celle du bonheur grâce à son mariage avec Bella Rosenfeld et à la naissance de leur fille Ida, en 1916. Les toiles qu’il réalise, témoignages de cette passion, sont non seulement des chefs-d’œuvre mais comptent sans doute parmi les plus belles déclarations d’amour picturales de l’histoire de l’art.
De la désillusion soviétique au retour en France
Face à la révolution d’Octobre, en 1917, l’artiste ne s’engage pas véritablement politiquement. Il n’empêche qu’en tant que Juif le souffle de la liberté lui apporte un changement radical. Les activités de Chagall sont multiples. L’une d’elles est l’épisode passionnant qui se déroule à Vitebsk : il devient le créateur et le directeur d’une école d’art cherchant à apporter son aide à tous ceux qui, comme lui, venant d’un milieu juif pauvre, n’ont pas eu accès à la pratique artistique. Mais l’arrivée à l’école de Malevitch, le champion du suprématisme, une forme radicale d’abstraction géométrique, donne lieu à des tensions qui poussent Chagall à abandonner cette expérience pédagogique exceptionnelle. Une autre de ses activités, plus connue, est celle des décors que le peintre réalise en 1920 pour le Théâtre juif de Moscou, une œuvre totale et un chef-d’œuvre absolu. L’artiste cherche à conjuguer à travers l’ensemble des décors les acquis de la période parisienne avec les nombreux motifs du folklore juif. Entièrement peinte par Chagall, l’architecture intérieure de ce théâtre devient un véritable environnement scénique au point que le lieu sera rebaptisé «la boîte de Chagall ».
Mais le succès est de courte durée car, accusé d’usurper sa fonction de décorateur, Chagall ne trouve plus d’emploi au théâtre. Déçu du peu d’égards que lui témoigne l’État soviétique, il quitte son pays en 1922 pour un second séjour à Berlin. L’artiste s’y familiarise avec une technique qu’il ne pratiquait pas auparavant : la gravure. Dans le même temps, Chagall achève une aventure étonnante pour son âge (né en 1887, il a 35 ans) : il écrit son autobiographie, « Ma Vie, illustrée par lui-même ». Cependant, l’attrait de Paris est grand et, incité par Cendrars, il y revient en 1923. Ce retour va marquer un changement radical aussi bien dans le style de Chagall que dans ses thématiques. Désormais, il entreprend de transformer son pays d’exil en patrie. L’illustration des Fables de La Fontaine (1926 – 1927), à la demande d’Ambroise Vollard, marchand d’art et éditeur, illustre parfaitement ce désir. La découverte d’un texte fondamental de la littérature française permet l’introduction dans l’univers pictural de Chagall du paysage français, totalement ignoré lors de son premier séjour exclusivement parisien. C’est que le paysage, plus que tout autre sujet, donne un sentiment de stabilité à celui qui, pendant des années, a été ballotté d’un pays à autre. Tout laisse à penser que, par ces visions de la nature, l’artiste absorbe symboliquement la culture française.
Malheureusement, cette longue période idyllique s’achève en 1941, année où Chagall est contraint de s’exiler aux États-Unis. Suit une époque sombre car l’artiste ne s’intègre pas véritablement dans ce pays. Époque d’autant plus sombre que Chagall perd celle qui a été le personnage central de sa vie, Bella. À son retour en France, en 1948, Chagall s’installe sur la Côte d’Azur, à Vence. À la différence de la première moitié de sa vie, mouvementée, parfois tourmentée, la quarantaine d’années qui suivra , Chagall meurt en 1985, sera d’une stabilité impressionnante. Au printemps 1952, Chagall épouse Valentine (Vava) Brodsky. Le bonheur n’arrive jamais seul ; à un âge avancé, sa carrière internationale est plus que lancée. Les expositions se multiplient dans le monde entier et les commandes se succèdent.
Non seulement l’artiste ne ralentit pas son activité mais désormais aucune technique, céramique ou vitrail, mosaïque ou sculpture, ne le laisse indifférent. Quelques moments forts vont marquer la consécration de Chagall : les vitraux pour les cathédrales de Metz et de Reims et pour la synagogue de l’hôpital Hadassah à Jérusalem, le Hall d’état de la Knesset, le plafond de l’Opéra Garnier à Paris et le décor du Metropolitan Opera à New York. Mais c’est sans doute le musée, à Nice, auquel Chagall lègue l’ensemble du cycle du « Message biblique », que l’on peut considérer comme l’accomplissement d’un rêve, mais aussi comme un testament artistique. Alors, peintre juif, Chagall ? Sans doute. Il n’en reste pas moins qu’à l’inauguration du musée du Message biblique, en 1973, il déclare : « Ces tableaux, dans ma pensée, ne représentent pas le rêve d’un seul peuple, mais celui de l’humanité. »