Haine en ligne : le lexique cryptique des antisémites

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«Dragons célestes», «remplaceurs», «golems»… Sur les réseaux, la fachosphère invente de nouvelles expressions pour déverser sa haine des juifs sans les nommer, et ainsi espérer contourner la loi.

Parmi tous les détournements possibles de son œuvre, Eiichiro Oda n’avait sans doute pas imaginé celui-ci. Son manga One Piece, le plus vendu au monde, met aux prises le jeune héros Luffy et de puissants adversaires, fondateurs du «gouvernement mondial» et dotés de fabuleux privilèges, les «dragons célestes». Sur les réseaux sociaux, ces temps-ci, l’expression a trouvé un nouvel usage : celui de nom de code antisémite. A l’image d’une vidéo qui la prend pour titre : récemment postée sur le réseau social TikTok, elle a été vue plus de 650 000 fois et «likée» à près de 85 000 reprises. Sur un fond musical anxiogène, un jeune homme jette de furtifs coups d’œil de côté. Une phrase est mise en exergue tout au long de la séquence : «Il y a une communauté ici, si tu parles d’eux, tu te fais ban [exclure, ndlr] direct.» Dans les commentaires, les internautes ne s’y trompent pas et attaquent, sans la nommer, «cette communauté que vous connaissez bien» et qui «contrôle les médias» ou «les banques».

En novembre, la sociologue franco-israélienne Illana Weizman a été parmi les premières à relever l’usage de «dragons célestes» pour dire, discrètement, le pire sur les juifs. Sur les réseaux, bien d’autres périphrases plus ou moins neuves servent de code aux antisémites. Certaines sont de tristes classiques, comme « marchands du Temple », « usurier » ou «apatrides». D’autres sont de plus récente facture, notamment «ZOG» pour «zionist occupation government» («gouvernement d’occupation sioniste») et «sayanims» – de soi-disant agents dormants du Mossad établis hors d’Israël.

Plus récentes encore : les expressions «golems», décrivant les personnes dénuées de libre arbitre et assujetties à la communauté juive ; la «communauté de lumière», expression chère aux antisémites Dieudonné et Alain Soral ; ou les «remplaceurs», expression qui renvoie au fantasme raciste du grand remplacement réputé, dans ses versions les plus radicales, être organisé par les juifs. Son sens codé étant désormais éventé, «dragons de lumière» a été remplacé par sa version originale en japonais, «tenryubito», ou encore par «habitants de Mary Geoise», le domaine où, dans One Piece, résident les personnages en question.

Antisémitisme «insidieux»

Difficile de dénombrer précisément le nombre de ces périphrases, d’autant que de nouvelles surgissent régulièrement, et que de plus anciennes reviennent en grâce. Le fantasme moyenâgeux des «empoisonneurs de puits» a, par exemple, refait surface avec la pandémie de Covid-19, certains influenceurs antisémites, à l’image d’Alain Soral, étant persuadés que des juifs se cachaient derrière la création ou la diffusion du virus. Ce poncif a été repris dans des manifestations contre le pass sanitaire, comme lors d’un rassemblement à Paris, fin juillet 2021, où des youtubeurs d’extrême droite tendent le micro aux manifestants. Questionnée sur «qui» serait derrière «les mesures sanitaires», une jeune femme, lunettes noires sur le nez et médaille de baptême autour du cou, répond : « La communauté qui est très organisée, qui veut la mort des peuples, la mort des nations, la mort des identités. » Limpide pour les initiés.

Dans cette même vidéo, recourant à une allusion transparente, un autre évoque «la banque». On aperçoit aussi des pancartes frappées de trois lettres : «Qui ?» Fausse question et vrai slogan, dont Libé avait révélé le caractère antisémite. A Metz en août 2021, la militante d’extrême droite Cassandre Fristot avait brandi un panneau frappé d’un «Mais qui ?» assorti de noms de personnalités de confession juive – réelle ou supposée. L’écriteau l’a conduite devant les tribunaux. Le jugement, que Libé a pu consulter, souligne que les «cornes du diable» qu’elle avait dessinées sur la lettre Q «diabolisent la communauté juive», dont les membres sont en outre «qualifiés de traîtres».

«Ce ne sont pas uniquement trois lettres qui ont été désignées comme un slogan antisémite, explique l’avocate Ilana Soskin de la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme). Il faut s’attacher à caractériser le message antisémite, qu’il soit insidieux ou explicite.» Soit l’esprit de la loi Pleven du 1er juillet 1972, qui a créé le délit de provocation à la haine raciale. «Il n’y a pas pire racisme que celui qui ne s’avoue pas. Hypocrite, discret mais quotidien», déclarait à l’époque son rapporteur, Alain Terrenoire. Ilana Soskin souligne que l’adoption de ce texte visait à combler un angle mort de la loi : «Les délits de diffamation et d’injures devenant trop restrictifs, ils ne permettaient pas d’appréhender toutes les expressions racistes et antisémites.»

Stratégies de contournement

Dans la tradition du shitposting de l’alt-right américaine («poster de la merde», en français), qui consiste à inonder le web de «mèmes» et autres codes politiques sous couvert d’humour, la fachosphère a multiplié les déclinaisons du «Qui» pour brouiller les pistes. Une vieille habitude de la mouvance qui, depuis la loi Gayssot du 13 juillet 1990, fait assaut d’imagination et développe de nouvelles expressions pour dissimuler son antisémitisme. «Dès l’adoption de la loi, les composantes antisémites de l’extrême droite ont adopté des stratégies de contournement pour éviter les poursuites, explique le politologue spécialiste de l’extrême droite Jean-Yves Camus. C’est le cas notamment dans sa presse écrite, encore importante à l’époque, qui s’est mise à utiliser des termes ne sortant pas dans les limites de la loi. Par exemple dans le journal national-catholique Présent est apparu le terme “communauté juive organisée”, qui permet de ne pas incriminer un groupe ethnique et seulement une partie de celui-ci», précise le chercheur.

Le développement des théories complotistes a aussi changé la donne. Ainsi, le terme «Khazars» (peuple turcophone établi dans le Caucase au Moyen Age), parfois décliné en «mafia Khazar» ou simplement «MK», était surtout en usage à l’extrême droite. Mais il a gagné les sphères complotistes à la faveur de la pandémie de Covid-19 et de l’invasion russe en Ukraine. Comme chez le complotiste belge installé au Québec Jean-Jacques Crèvecœur, qui accusait en mai 2022 les «descendants des Khazars» d’être derrière une prétendue fraude électorale à l’élection présidentielle française.

La volonté est manifeste de s’adresser par codes à des initiés, ce que les Anglo-Saxons appellent le dog whistle («siffler le chien»). En somme, l’utilisation d’un terme ou d’un symbole graphique dont seule une communauté spécifique de lecteurs comprend ce qu’il désigne. Par exemple, le fait de mettre entre trois parenthèses le nom d’une personne pour afficher sa judéité réelle ou supposée, méthode utilisée notamment sur les forums de l’alt-right américaine. Créé ex nihilo, ce code ne renvoie à aucun référentiel juif, ni même antisémite. «C’est particulièrement ironique, souligne Jean-Yves Camus, puisque la législation américaine ne comporte pas d’équivalent à la loi Gayssot.» Mais ces codes servent aussi à contourner les règles des hébergeurs, notamment les réseaux sociaux, tout en adoucissant la forme du message, moyen éprouvé d’en augmenter la portée.

par Pierre Plottu et Maxime Macé