Steven Spielberg : “Je ne suis jamais allé chez un psy, raconter des histoires est ma thérapie”

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Une mère “Peter Pan”, ses sœurs qu’il filmait à la maison, la séparation de ses parents… Le cinéaste raconte son histoire dans son dernier film, “The Fabelmans”, en salles le 22 février. Et se livre comme rarement.

Steven Spielberg aura attendu son trente-quatrième long métrage pour signer son film le plus personnel. À travers une reconstitution plus ou moins romancée de sa propre jeunesse et un double de fiction, Sammy Fabelman, qui lui ressemble comme un frère, le roi du divertissement hollywoodien retourne avec humour et une émotion communicative aux sources de sa vocation de cinéaste. Sa « première fois » devant le grand écran, avec, à l’âge de 6 ans, la découverte à la fois émerveillée et traumatisante de Sous le plus grand chapiteau du monde, de Cecil B. DeMille. Ses premiers courts métrages tournés à domicile avec ses petites sœurs transformées en momies à l’aide de papier toilette…

Il y a beaucoup de nostalgie dans ces scènes pleines de drôlerie, mais la tristesse et l’angoisse ne sont jamais loin. Car The Fabelmans, qui sort en France le 22 février après une série d’avant-premières au Festival cinéma Télérama, chronique, aussi, la fin de l’innocence et le délitement d’un couple (interprété par Michelle Williams et Paul Dano) auquel assiste, impuissant, son fils adolescent. Le jeune Sam/Steven trouve alors dans la pratique du cinéma un refuge consolateur qui lui permet de fuir, voire de sublimer, le monde réel et ses injustices, mais aussi de révéler sa vérité, si cruelle et douloureuse soit-elle. Nous avons pu parler à Steven Spielberg par visioconférence en novembre dernier, avant la sortie de The Fabelmans aux États-Unis (et son échec, injuste, au box-office), avant, aussi, son triomphe aux Golden Globes (meilleur film dramatique, meilleure réalisation) et l’annonce de ses sept nominations aux Oscars. À 76 ans, le réalisateur d’E.T., l’extraterrestre a gardé toute sa fraîcheur créatrice. Et tout son enthousiasme.

Pourquoi avoir attendu si longtemps pour raconter votre propre vie ?
J’ai toujours été une personne très secrète qui ne veut pas attirer l’attention sur elle. J’admire les cinéastes comme Louis Malle, Federico Fellini ou François Truffaut qui ont eu le courage, avec Au revoir les enfants (1987), Amarcord (1973) et Les 400 Coups (1959), de réaliser des films liés à la mémoire de leur propre vie. J’ai mis beaucoup de mes souvenirs et de moi-même dans mes précédents films, mais toujours de manière détournée, à travers d’autres personnages et des univers imaginaires, en tant que métaphores d’expériences que j’avais vécues. Quand ma mère est morte, en 2017, à 97 ans, j’ai commencé à prendre cette idée de film semi-autobiographique vraiment au sérieux. Quand mon père est décédé à son tour, à l’été 2020 (il avait 103 ans), j’avais commencé l’écriture de The Fabelmans sans être complètement sûr de le réaliser. Mais à l’instant où je suis devenu orphelin, j’ai ressenti une faille béante dans mon existence. C’est cette sensation de perte qui m’a vraiment motivé à raconter ma propre histoire.

Craigniez-vous des réactions négatives de vos parents, si vous tourniez un film sur eux ?
Je ne crois pas, non. Mes parents auraient été très heureux de voir The Fabelmans, ma mère en particulier. Quand elle dirigeait un restaurant à Los Angeles, j’allais y manger deux ou trois fois par semaine pour la voir. À chaque fois, elle me disait : « Steve, nous avons des grandes histoires à raconter, quand vas-tu faire un film sur nous ? » Elle aurait été au premier rang de la première de The Fabelmans !

Vous avez conçu le scénario pendant le pic du Covid aux États-Unis. Quelle a été l’influence de la pandémie sur l’écriture du film ?
J’étais en quarantaine, comme tout le monde, et je n’ai pas quitté ma maison pendant un an. J’ai eu du temps pour me questionner et pour penser cette histoire, plus de temps que je n’en ai eu depuis de nombreuses années. La pandémie m’a donné l’espace dont j’avais besoin pour écrire cette histoire avec Tony Kushner [l’auteur de la pièce Angels in America, une chronique de l’épidémie de sida pendant les années Reagan, ndlr].

Pourquoi était-il important de travailler avec ce scénariste ?
Tony et moi avons collaboré sur plusieurs films ensemble depuis Munich (2005). Nous sommes devenus des amis très proches, des confidents l’un pour l’autre. Il en sait beaucoup sur ma vie, et j’en sais beaucoup sur la sienne. Je lui ai souvent expliqué ce qu’avait représenté pour moi le fait de grandir dans le New Jersey et en Arizona dans les années 1950, puis en Californie du Nord la décennie suivante, et il me disait toujours : « Il y a un film là-dedans, ne laisse pas ces souvenirs s’éteindre. » Tony a été mon compagnon empathique.

A-t-il été plus difficile d’écrire sur votre propre vie que de créer une histoire de toutes pièces ?
Plus difficile, je ne sais pas, mais plus risqué, certainement. Je n’avais aucune mauvaise intention à l’égard de quiconque, mais je ne voulais surtout pas trahir la mémoire de mes parents et de mes trois sœurs. Anne, Sue et Nancy m’ont confié leurs souvenirs d’enfance, et j’ai pu constater qu’ils coïncidaient avec les miens. Je leur ai demandé de relire les différentes versions du scénario. Leur validation m’importait plus que tout.

Comment avez-vous vécu la reconstitution des moments clés de votre jeunesse pendant le tournage ?
Le premier jour, j’ai réuni les techniciens et les comédiens pour leur expliquer que j’avais versé toutes les larmes de mon corps en revivant mon enfance et mon adolescence lors de l’écriture du scénario. Et que j’avais besoin de mettre un peu de distance émotionnelle pour réaliser ce film sereinement, et honnêtement… Mais quand Michelle Williams et Paul Dano sont arrivés sur le plateau dans leur costume, c’est comme si ma mère et mon père étaient là. Et j’ai craqué… Les prises de vues de certaines scènes, comme l’annonce du divorce de mes parents et la dévastation qu’elle a entraînée, ont été particulièrement éprouvantes. Mais raconter cette histoire a constitué une forme de catharsis. J’ai connu tant d’épiphanies sur ce tournage qu’il est devenu une célébration de la vie et de la mémoire. Il m’a permis de mieux comprendre mon passé, de mieux me comprendre moi-même. Je ne suis jamais allé chez un psy, raconter des histoires est ma thérapie. Réaliser The Fabelmans a été l’une des expériences les plus cathartiques de ma vie, la plus forte depuis le tournage de La Liste de Schindler (1993) en Pologne, sur les lieux mêmes de l’extermination des Juifs d’Europe.

Y a-t-il malgré tout des éléments totalement fictifs dans The Fabelmans ?
Rien n’a été inventé ex nihilo. Chaque épisode est basé sur une histoire vraie, même si certaines scènes ont été sorties de leur contexte et que d’autres ont été un peu, voire très, exagérées. Premier exemple : à 12 ans, ma petite amie était catholique. Ses parents lui avaient interdit de me parler parce que j’étais juif. Je lui avais offert une petite croix qui n’avait pas dû me coûter grand-chose — je crois même l’avoir récupérée comme cadeau dans un distributeur de bubble gums. Je me suis inspiré de ce souvenir pour écrire l’histoire de Monica, la lycéenne de terminale qui tente de convertir Sammy Fabelman au christianisme. Prenons maintenant le personnage du grand-oncle Boris (interprété par Judd Hirsch) : le frère de ma grand-mère s’appelait réellement Boris, mais il ne m’a jamais parlé de mon avenir, ni ne m’a averti que je risquais d’être tiraillé entre mon art et ma famille, comme on le voit dans The Fabelmans. En revanche, ma mère a vraiment rêvé avoir reçu un coup de téléphone de ma grand-mère tout juste décédée qui l’avertissait de ne pas laisser entrer Boris dans la maison quand celui-ci viendrait présenter ses condoléances…

Dans des scènes très drôles, Sammy réalise un court métrage d’horreur avec ses sœurs puis un film de guerre avec ses copains scouts, comme vous durant votre jeunesse. Avez-vous été tenté d’améliorer a posteriori vos premiers pas derrière la caméra ?

En recréant ces films, j’ai fait tout mon possible pour les rendre aussi mauvais qu’ils l’étaient. Mais mes muscles ont bien changé en soixante ans… Ils ne m’auraient pas permis de retrouver l’état d’esprit d’un cinéaste amateur de 10 ou 16 ans. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire mieux !

Vous évoquez l’antisémitisme que vous avez subi dans les années 1960. En revanche, le contexte historique de l’époque, avec la guerre froide, l’intervention militaire américaine au Vietnam ou encore la lutte pour les droits civiques, n’est jamais présent. Pourquoi ?
J’ai évoqué la situation politique et internationale dans certains de mes précédents longs métrages, notamment Le Pont des espions (2015), un film qui raconte, entre autres, l’affaire du pilote Gary Powers, abattu à bord de son avion espion au-dessus de l’URSS en 1960. L’avocat que joue Tom Hanks explique à son fils ce qu’il se passerait si les Russes attaquaient New York, et évoque la menace nucléaire liée à la crise des missiles de Cuba, en 1962. Ce garçon est assez proche de l’enfant que j’étais moi-même à l’époque. Mais je n’ai pas senti que The Fabelmans avait besoin de ce cadre historique ou géopolitique.

Parce que ces sujets n’étaient jamais abordés chez les Spielberg ?
Si, bien sûr : mes parents étaient passionnés de politique, nous en parlions donc beaucoup à la maison. Mais j’avais une telle obsession de réaliser des films et de survivre au lycée qu’il n’y avait pas beaucoup d’espace pour le monde extérieur dans ma vie.

Dans le film, une des petites sœurs de Sammy lui demande de réaliser davantage de « films avec des filles ». Est-ce une autocritique ? Les femmes n’ont pas souvent le premier rôle dans votre œuvre…
Regardez mes derniers longs métrages : ils sont remplis de personnages féminins forts — Maria et Anita dans West Side Story (Rachel Zegler et Ariana DeBose), la propriétaire du Washington Post que joue Meryl Streep dans Pentagon Papers… Et, dès 1985, La Couleur pourpre avait un casting presque entièrement féminin. J’ai fait de nombreux films avec et sur les femmes ! Pour en revenir au reproche de la sœur de Sammy, les miennes m’ont fait la même remarque quand j’étais adolescent. C’était très pratique de faire jouer mes sœurs dans mes premiers courts métrages : je les avais en permanence à disposition, puisque nous vivions sous le même toit. Quand j’ai voulu tourner un film de guerre, quelques années plus tard, je n’ai employé que mes copains boy-scouts. Mes sœurs se sont plaintes d’être tenues à l’écart : « Où sont passés les films dans lesquels tu nous faisais jouer ? » Je leur ai expliqué que c’était un film de soldats qui se battent en Afrique du Nord et qu’il n’y avait pas de filles sur le front. « Et quand bien même ? » m’ont-elles répondu : « On pourrait jouer des infirmières ! »

Il est néanmoins très significatif que Mitzi Fabelman, qui est inspirée par votre propre mère, soit le personnage féminin le plus complexe de toute votre carrière.
Ma mère était complexe. Nous l’appelions Peter Pan, car, comme le héros de J.M. Barrie, elle n’aurait jamais voulu grandir. J’étais le seul à la maison à lui dire « maman », mes trois sœurs l’appelaient « Lee » — son vrai prénom était Leah. Ma mère souhaitait davantage être un alter ego qu’un parent. Elle a beaucoup œuvré pour devenir notre amie. Ma mère est ineffaçable, irremplaçable, elle est l’un des modèles les plus importants, sinon le plus important de ma vie. Je ne lui vois qu’une égale : ma femme, Kate.

Mitzi, telle que l’interprète Michelle Williams, fait songer au personnage de Gena Rowlands dans Une femme sous influence, de John Cassavetes.
Je n’y avais pas pensé, mais si Michelle vous entendait, elle vous embrasserait sur les deux joues : elle adore Gena Rowlands. J’ai travaillé pour Cassavetes quand j’étais jeune, j’ai été son coursier et son assistant personnel sur le tournage de Faces (1968). Je connaissais bien Gena, j’ai été invité à de nombreux dîners chez Cassavetes où il recevait toute son équipe. John a été l’un de mes tout premiers mentors. Vous entendre associer le nom de Gena Rowlands à celui de Michelle Williams est donc un grand compliment pour moi.

Un autre classique du cinéma vient à l’esprit en voyant The Fabelmans : c’est Blow-Up (1966), quand Sammy découvre le secret de Mitzi en examinant les photogrammes d’une pellicule en super-8, comme le photographe du film d’Antonioni croit voir un crime dans une de ses images…
J’y ai pensé moi-même en écrivant cette scène — comment ne pas y penser ? Mais cette séquence n’est pas un hommage à Antonioni : c’est un hommage à moi-même (rires), car, des années avant qu’il tourne Blow-Up, j’ai vraiment découvert le secret de ma mère en montant les bobines que j’avais tournées pendant nos vacances en camping.

Vous aviez l’impression d’être un marginal lors de votre adolescence en Californie. Quand ce sentiment vous a-t-il quitté ?
Lorsque je me suis installé à Los Angeles pour mon entrée à l’université, j’ai réussi à me faufiler dans les studios à Hollywood, pour observer comment les techniciens et les réalisateurs travaillaient. J’ai eu alors l’impression d’avoir trouvé ma maison. J’y ai planté mes racines, et je ne me suis plus jamais senti un marginal.

Après la crise de la fréquentation à cause de la pandémie, êtes-vous inquiet pour l’avenir du cinéma en salles ?
Mes sentiments sont partagés. D’un côté, je suis effrayé qu’après deux ans beaucoup de gens aux États-Unis aient pris l’habitude de regarder des films à la maison, sur leur écran de télévision, leur ordinateur personnel ou leur smartphone, et j’ai peur qu’on ne puisse plus voir en salle désormais que des franchises hypermarketées et des blockbusters ouvertement commerciaux. Mais dans le même temps je suis très heureux qu’un film comme Elvis ait obtenu un tel succès : Baz Luhrmann a incité des spectateurs de plus de 55 ans à retourner au cinéma. Cela a été le premier vrai signe positif qu’il existe toujours un public prêt à prendre un risque, à sortir de chez lui pour aller partager une expérience avec des inconnus dans une salle plongée dans le noir. Ce n’est pas de la nostalgie romantique, j’espère que le cinéma en salles sera notre avenir. Par ailleurs, les plateformes de vidéo en ligne par abonnement comme Netflix, Amazon, HBO+ ou Paramount+ donnent à de nombreux réalisateurs de nouvelles opportunités pour raconter leurs histoires, pour nous montrer quelles sont leurs passions. Leurs films ne connaîtront peut-être jamais l’obscurité d’une salle de cinéma, mais l’expansion des plateformes va peut-être donner naissance à de grandes voix, à de grands raconteurs d’histoires.

Quels cinéastes avez-vous découverts grâce aux plateformes ?
Je préfère ne pas répondre : dès que je cite le nom d’un nouveau réalisateur, je fais de la peine à vingt autres.

Y a-t-il un genre cinématographique que vous n’avez pas encore abordé, et qui vous tenterait ?
Pas vraiment. J’ai répété ad nauseam pendant des décennies que je voulais réaliser une comédie musicale, et j’ai fini par le faire à 70 ans passés, avec West Side Story. Je tournerai peut-être un western un jour, mais seulement si je trouve une bonne histoire. Je ne me suis jamais dit « Je vais faire un film dans tel ou tel genre, puis je vais chercher le sujet qui correspond », c’est toujours l’histoire qui capture mon imagination.

Que vous manque-t-il en tant que cinéaste ?
Je n’ai jamais eu la chance de réaliser un film avec Spencer Tracy, James Stewart, Clark Gable, Lana Turner, Katharine Hepburn, Gloria Swanson… Ma génération a commencé à travailler à Hollywood après plusieurs grandes générations d’acteurs et de scénaristes, et je suis très nostalgique de n’avoir pas pris part à cet âge d’or.

The Fabelmans est votre film le plus personnel. Est-ce votre testament cinématographique ?
Que voulez-vous dire par « testament » ?

Pas forcément votre dernier film, mais celui dans lequel vous souhaitez exposer votre conception du cinéma, votre héritage en tant que cinéaste.
Je serai ravi si les spectateurs pensent cela… jusqu’à mon prochain film !

Steven Spielberg en six dates
18 décembre 1946
 Naissance à Cincinnati (Ohio).
1975 Les Dents de la mer.
1982 E.T., l’extraterrestre.
1993 La Liste de Schindler, premier Oscar du meilleur réalisateur.
2005 Munich.
2021 West Side Story.

Julia Rodriguez